Soyons Claire ou, Le poisson banane de Salinger

[Yali]

Claire,
Je ne réponds jamais aux commentaires sur le fil d’un texte, ça a tendance à faire remonter le texte et, par conséquent, à faire redescendre les nouveaux postages. Mais puisque celui-ci pose trois questions je veux bien répondre ici, et aux trois questions donc.
« C’est du jeu ? »
Quoi donc, le texte ? Le fait que je le poste ? De mots ?
« C’est sérieux ? »
Quoi donc, le fond ? La forme ? Le postage ? La démarche ?
« Ou c’est les deux ? »
Comme je ne comprends pas les deux premières questions, que combinant les éventuelles combinaisons, — si tant est qu’elles soient les bonnes puisqu’elles sont miennes — je crains de ne pouvoir répondre.
Cependant, d’une manière générale je serais tenté de dire que la littérature n’est pas sérieuse, et dans mon cas elle l’est encore moins lorsqu’il s’agit de poétiser. D’une part parce que j’ai pas la rime infuse, d’autre part parce qu’un renvoi de ligne n’est pas à mon sens un acte poétique, mais bien un retour clavier.
Bon, je suis sérieux disons quelques minutes… Mais pour dire quoi au fait ? Expliquer ? Raconter peut-être :

C’était un samedi comme un autre : gris.
Sous le ciel de Paris, derrière mon cache-nez, c’est-à-dire derrière un manou orange enroulé autour de mon cou et moitié posé sur mon nez, comme un signe que je ne suis pas d’ici, pas trop adapté à cette vie, j’attendais une fille.
Sur les oreilles, en plus dudit Manou, j’avais des écouteurs, j’écoutais Damien Rice « 9 », je trépignais, choquais mes talons l’un contre l’autre : le froid, c’est pas quelque chose que j’ai réussi à domestiquer malgré les années.
J’ai été tenté de me pencher sur ma voisine de droite, une jeune fille d’origine arabe, j’ai été tenté de coller ma bouche à son oreille et lui dire : « Tu sais qu’il existe une île, là, sous nos pieds, une île en forme de paradis, une île dont le lagon est le plus grand du monde, une île qui me manque jour après jour, toujours un peu plus, toujours davantage. Tu sais, c’est chez moi. Tiens, ses eaux sont plus claires, plus vertes que ton regard, c’est dire… »
Mais bien sûr, je n’en ai rien fait. J’ai ravalé ma mélancolie, encaissé les morsures du froid, détourné mes mots de son oreille et replongé dans l’odeur de mon manou-cache-nez. Faut dire, préciser, que je ne l’ai pas lavé depuis mon retour.
Six ans déjà…
Certains diraient qu’il pue.
Moi je dis juste qu’il sent bon le mal du pays.
J’aurais pu lui dire aussi, à quel point, j’aimais la rue où je logeais, petite rue de Nouméa, micro ligne sur l’univers, et comme j’attendais avec impatience le premier envol des mites, comme à la tombée de la nuit, par myriades elles prenaient leur essor une fois l’an, nuage compact pour aller se reproduire, comme elles s’habillaient d’ailes pour les perdre quelques heures plus tard, et comme ça nous faisait rire d’en avoir plein la maison, plein les tee-shirts.
Sinon, j’aurais pu lui raconter l’histoire des poissons-banane, et cette façon qu’ils ont de posséder l’onde, de n’être que miroir à eau : déjà là qu’il n’y sont plus, déjà plus là qu’ils sont réapparus. Au bout du compte on ne sait plus. On ne sait qu’accepter d’être à côté de son élément.
Ou d’autre choses encore.
Mais je n’en ai rien fait.
Puis Salinger…
Je n’ai pas osé.
Puis Salinger…
Et puis j’attendais cette fille, fille que j’aime.
De toute façon, si je lui avais dis tout ça, probable qu’elle m’aurait dit « Je te fiche mon billet que tu l’aimes pas vraiment la fille que t’attends. Les mecs, vous êtes tous pareils, tous composés d’intentions, mais pour le reste… »
Et moi, derrière mon manou-fleurs-de-lagon, j’aurais pas trop su quoi répondre. D’une part parce que le froid redoublait d’intensité, d’autre part parce que mon billet retour je l’ai mis en friche quelque part sous caboche, parce que j’ai oublié une île pour une elle.
— Trop facile !
— Pardon ?
— « Une île pour une elle » : trop facile !
Et elle serait montée dans le bus, me plantant là avec mes mots faciles.
D’ailleurs, elle est montée dans le bus, et la voyant monter, ça m’a rassuré de ne pas lui avoir tout raconté, de ne pas m’être confié. En un sens, je me sentais plutôt libéré de n’avoir pas dit ce que je n’avais pas à dire.
Sauf pour Salinger, bien sûr.
Maintenant que j’étais seul, que seul donc, je mesurais ma chance de savoir tenir ma langue sous un abribus, qu’il pleuvait, que j’avais plus que ça à foutre et en plein : attendre la fille que j’aimais, je me suis mis à observer la rue.
Rue vide de tout.
Sauf d’un petit gars qui, sur le trottoir d’en face, gueulait « Ma plus belle histoire d’amour c’est vous. », le gueulait en s’accompagnant de son orgue en bandoulière.
Aucun bus ne vint, comme aucun bus ne vient un jour de grève.
Pour une raison qui réchappe à toute raison, d’un coup, l’orgue se retrouva à terre, sur trottoir et en autant de morceaux, interrompant la chanson, suspendant le chanteur sur la dernière note, la courroie de l’instrument perdue sur son épaule, détachée de tout.
Un orgue en mille morceaux sur le pavé, et, plus de musique.
Moi, assistant à ça de l’autre côté de la chaussée, j’ai juste pensé : « Quelle barbarie la vie. Et puis : vivement qu’elle arrive pour qu’on se touche. Et aussi : écrire un texte sur les courroies qui tiennent à rien, pourquoi pas : courroie de rien. »
Plus tard, alors qu’enfin je la retrouvais, alors qu’enfin on se nichait dans la chaleur d’un café, j’ai repensé au poisson-banane de Salinger. Mais vu qu’on s’embrassait à pleines bouches, vu que j’avais plus la tête du tout à la littérature, j’ai oublié le poisson-banane de Salinger, tout à fait et complètement.
Par jeu de corps.
Complètement.
Et j’avoue que partageant ma banquette avec elle, j’étais pas si sérieux.
Et avoue encore que des deux, je sais pas lequel était le plus amoureux.
Sinon, il est à parier que j’aurais intitulé ce texte : « Le poisson-banane de Salinger et autre orgue de barbarie à courroie suspendue, esseulée sur épaule avec, dans un périmètre immédiat : un type amoureux qui attend, une fille qui prend le bus, une autre qui arrive et entre les deux : la chaussée glacée. »
Mais Salinger ?

[mentor]

c'est très clair ;-)
dommage que je ne sache pas qui est Salinger, ça me gâche un peu le plaisir de ce beau texte explicatif
sinon, c'est très clair, cher collègue ilien (iléen ?)

[Kilis]

c'est très clair ;-)
dommage que je ne sache pas qui est Salinger, ça me gâche un peu le plaisir de ce beau texte explicatif
sinon, c'est très clair, cher collègue ilien (iléen ?)

Mentor, si tu ne connais pas Salinger, faut que tu répares ça tout de suite !

http://fr.wikipedia.org/wiki/J._D._Salinger

et que tu te procures dare-dare le recueil de nouvelles "Un jour rêvé pour l poisson-bananes"

et pis qu'après lecture, tu me donnes ton avis. Suis impatiente.
Salinger a été mon dieu pendant de très longues années.

[Kilis]

Et...


Ton texte est fabuleux mon ami !

[Yali]

A propos du poisson banane :

Je rentrais de Liège, dans les mains j’avais le recueil de Salinger, dans la tête j’avais plus d’idées qu’il n’en fallait. Je rentrais de Liège et, sur le siège du Thalys, je pensais, repensais à elle, repensais à cette soirée passée au « Pot au lait »
Des dessins sur Moleskine nous en avions fait plein, dessins de complicité d’entre deux verres de bière, trois, quatre, cinq, je ne sais plus mais verres, d’entre deux mots : « Ah la belle adolescence. », « Mouise le joli petit cul que voilà » et « Tu sais quoi ? »
— Dis toujours ?
— Moi, y a rien qui m’excite plus que les grutiers, les types un peu perchés, ou ceux qui se fichent des plumes dans la tignasse, ceux qui ramassent au petit matin la pitié des bourgeois, celle des bien pensants pour s’en faire un petit joint face à la Meuse et cracher dedans si ça leur chante, et ça leur chante souvent.
Elle avait dit ça, et bien d’autres choses encore.
Elle avait été patiente aussi, parce que moi j’étais barré dans une histoire d’amour du genre si simple qu’elle paraissait compliquée.
On était rentré du « Pot au lait » bras dessus , bras dessous, titubant un peu. Passant devant un banc, elle avait dit : « Ici, j’en ai vécu des choses, chien noir, chien blanc, et des jazzmen : Summertimes…Blue valentime…
Après ça, on avait ouvert, fini quelques bières chez elle.
J’ai pas oublié de la prendre dans mes bras.
Pas oublié de lui dire à quel point je l’aimais.
Et dans le Thalys, au lendemain de cette soirée donc, je découvrais Salinger, découvrais le poisson banane.
Elle me l’avait confié.
Avait dis : « Tu verras… »
J’ai vu, lu, et su .
Je ne lui ai jamais rendu, c’est dire à quel point : nous.
Blue valentime
Tom Waits
Et Salinger
Bien sûr
Blue valentime

[Kilis]

C’est beau comme un souvenir… surtout quand on pense à tous ceux à venir.
Merci mon ami lumineux.

[Sahkti]

Faut prendre ces billets Yali, être fou...

[maniak']

Très joli texte. Superbe ambiance.

[Charles]

Très beau texte, Yali !

Et je note le recueil de nouvelles de Salinger dont je n'ai lu que l'attrape coeur

[mentor]

c'est très clair ;-)
dommage que je ne sache pas qui est Salinger, ça me gâche un peu le plaisir de ce beau texte explicatif

Mentor, si tu ne connais pas Salinger, faut que tu répares ça tout de suite !
http://fr.wikipedia.org/wiki/J._D._Salinger
et que tu te procures dare-dare le recueil de nouvelles "Un jour rêvé pour l poisson-bananes"
et pis qu'après lecture, tu me donnes ton avis. Suis impatiente.
Salinger a été mon dieu pendant de très longues années.

merci Kilis ! je vais voir ce que je peux faire et dans quel délai, pour l'instant pas grand chose :-(( mais tu m'as allumé la curiosité

[brumes]

superbe lecture superbe texte

j'ai cette fois compris

je suis un peu dur à la comprenette désolé

j'ai surtout voulu être honnêtte en disant que je ne comprenais pas

je ressentais sans comprendre et ça me dérange

voila

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