Pare-être

[Kash Prex]

Pare-être

Il se brosse les dents. Il dira les mêmes conneries, mais elles sentiront meilleur. Il se parfume, fige ses cheveux : il se fait beau. Il s’habille pour se cacher. On ne voit plus que sa tête et ses mains. Il plonge ses pieds dans des chaussures. Il n’a aucun contact direct avec le sol.
Son corps anime ses vêtements. Il est un flux de tissus et d’odeurs. Il avance comme le cheval de Troie. Il n’a pas envisagé une seconde de sortir sans sa tenue de camouflage.
Le videur vérifie s’il est bien caché, si ça brille suffisamment, si on ne peut rien déceler. C’est bon.
On n’entend rien d’autre que le bruit pratique de cet endroit. Camouflage sonore. Ses phrases ne doivent pas ressembler à ses pensées. Il a le temps de les préparer. Il secoue son déguisement pour obéir au bruit. Et pour faire comme les autres. Ne pas se distinguer. Ne pas se faire repérer.
Une masse de tissus et d’odeurs grouille, s’emmêle dans une pénombre maîtrisée. A intervalles plus ou moins réguliers, de discrètes canalisations murales crachent un brouillard envahissant qui vient envelopper chaque silhouette dans une obscurité rassurante. Le luxe de ne pas voir. Le confort de l’autruche. Les corps empaquetés se tortillent, forment des cercles rigides ou des duos hasardeux. Leurs gestes robotiques se ressemblent et s’unissent en un grand monochrome.
Il aperçoit quelque chose. Visage repeint, cheveux scintillants, ongles fluorescents, robe suggérant un corps humain, sans certitude. Il se dit qu’il pourra peut-être se la payer.
« Tu bois un verre ? »
Ils s’accrochent comme deux wagons et tanguent avec les autres. Elle boira 5 verres. Ils discutent de ce qu’ils font, de ce qu’ils ont, mais surtout pas de ce qu’ils sont. J’ai mon propre appartement depuis six mois. J’ai un BTS dans la vente. Je suis allé en Turquie, c’est vachement bien. Si tu veux, la prochaine fois je t’emmène avec moi ! Elle rit. Un dernier verre.
Il l’emmène chez lui. Sur le trajet, il lâche de malheureux indices sur qui il est, il perce le masque, à cause de l’alcool. Elle est trop bourrée pour le voir. De toute façon, elle est là pour se faire troncher, pas pour faire une rencontre.
Dans l’appartement, ils baisent chacun pour soi, ils dorment chacun pour soi et se réveillent emmerdés par la présence de l’autre. Elle a la gueule dépeinte, il a la gueule de bois. Ils se trouvent moches, mais là n’est pas la question. Elle rentre chez elle à pieds.

Un jour, le réveil ne se passera pas ainsi. Subitement face à une personne autre que le robot de la veille, la fille sera intriguée. Elle restera pour la nuit suivante, pour le jour suivant et bien d’autres encore. Ils comprendront sans s’en rendre compte que leurs déguisements étaient une belle connerie, que vouloir séduire en changeant son apparence c‘est comme faire de la publicité pour un concurrent. Des choses pourtant simples. Elle accouchera d’un bébé qui naîtra sans vêtements, sans maquillage, et en gueulant sa détresse sans la moindre pudeur. En étant lui-même. Mais ce n’est pas grave, on lui apprendra.

[Invité]

Oui, pour moi, un texte expressif et vrai, qui gagnerait peut-être, cependant, à suggérer plutôt qu'à dire de but en blanc : je regrette que le texte se contente d'un constat factuel et désabusé, point à la ligne. Toujours est-il que l'ironie grimaçante qui s'en dégage me plaît beaucoup ; les portraits, sans concession, me semblent bien représentatifs de l'étiquette, des protocoles sociaux qui perdurent et empêchent de se révéler tels que nous sommes. Le jeu de mots du titre, à cet égard, me plaît beaucoup.

Deux petites remarques :
- « A intervalles plus ou moins réguliers » : « À » (Alt + 0192) ;
- « Elle boira 5 verres. » : plutôt en toutes lettres.

[Janis]

J'aime beaucoup l'écriture. On, il, elle, les phrases courtes et la distance ironique.
Je n'aime pas les deux dernières phrases qui font un peu morale. Globalement, je retravaillerais le dernier paragraphe à partir de "ils comprendront", pour le rendre moins moralisateur, plus personnel.

Ah et je ne suis pas peu fière de signaler une petite faute qu'Alex n'a pas vue
elle rentre à pieds, pas de s à pied même si on en a deux. Mon André Jouette - ma bible - est formel : on rentre à pied, point barre !

[Invité]

Ah et je ne suis pas peu fière de signaler une petite faute qu'Alex n'a pas vue
elle rentre à pieds, pas de s à pied même si on en a deux.

:-) J'en rate toujours une ou deux, je devrais apprendre à lire trois fois chaque texte ! Je confirme la faute, en tout cas.

[mentor]

z'êtes trop forts
Kash, tu peux t'installer ici ad vitam aeternam

Bon, je vais te lire, quand même :-)

[mentor]

Ah j'aime beaucoup !
Surtout les 2 premières phrases ! :-)))
Ca me parle bien ce texte, c'est bien écrit, ça coule tout seul sans longueurs, et y a un p'tit message là derrière.
Sympa.

[Rebecca]

Ah Kash ! Comme souvent, j’ai envie de (te) contester ))

L’éternel débat nature / culture. Comme si nous n’étions pas des entités biologiques dont la caractéristique remarquable est précisément de pouvoir (et de devoir ?) dépasser les déterminismes biologiques !!!!
Comme si notre passage sur terre n’était pas rendu merveilleux du fait de cette capacité que nous avons de ne pas être réduits à nos gènes, asservis à nos instincts, à nos besoins !
Comme si créer inventer imaginer était une tare dont nous devrions nous sentir coupable ! Comme si se cantonner là où notre liberté se fait pisser dessus était admirable ! Une morale de Mormon, d’intégriste pour moi.

Oui l’homme la femme et l’enfant peuvent réenchanter la vie, parfumer le quotidien, lui donner des formes et des couleurs plaisantes, oui, l’on ne se parle pas qu’avec les mots, les humains communiquent avec les tissus dont ils s’enveloppent, avec les bijoux dont ils se parent, avec les fards , les tatouages ou autres fioritures dont ils s’ornent le visage ou le corps avec les parfums qu’ils ont tiré des fleurs oui les humains ont cette faculté merveilleuse de fabriquer avec des riens des trésors, et tous ces rituels ont des significations sociologiques amoureuses politiques….

Tu écris : « vouloir séduire en changeant son apparence c‘est comme faire de la publicité pour un concurrent »

Tu me fais rire car dans ton exemple ce que tu appelles "changer son apparence" n’est que se brosser les dents se coiffer et s’habiller !!!!
Putain c’est juste basique, je suis à fond pour une démarche artistique et créative beaucoup plus radicale, pour ceux qui en ont envie of course.
(Comme je suis quand même un peu démocrate, en effet, si je suis élue je concéderai une certaine liberté à ceux qui veulent paraitre échevelés nus et puants de la gueule pour séduire )

Quand à l’argument final, le coup du bébé ! Depuis quand l’état bébéen serait il le top de ce que l’humanité puisse désirer ??????

L’incapacité à se représenter le monde , l’impossibilité d’utiliser un langage qui permette une pensée riche autonome et articulée, l’impossibilité donc d’imaginer de rêver ou d’une façon limitée , l’incontinence, la dépendance, l’absolue absence de liberté quoi…mais quelle horreur. Grandir c’est acquerir des neurones vivants des pensées créatrices la capacité de vivre entouré de nos créations, qu’elles soient fantasmatiques ou pas qu’il s’agisse d’objets ou de concepts .

Alors m’esbaudir devant un bébé , la pré- préhistoire de l’homme, m’esbaudir qu’il soit sans pudeur hum …oui ok c’est sans pudeur aussi sans affect que monsieur bébé peut te chier à la gueule ou te degueuler dessus. Il faut être très moralisateur pour tirer de cet état de fait lié à une pénurie d'intelligence,( qu'est ce qu'il peut comprendre et décider de plus que le légume qu'il mangera bientôt) et à une necessité biologique, une conclusion…moraliste.

Moi j'ai adoré grandir grandir et devenir pudique non que j’ai honte de mon rectum ou de mes peripeties stomato- oesophagiennes, de ma nudité, ou de tout ce qui est naturel en moi et qui ne cherche à paraitre :- ))) mais parce que je ne suis pas réduite à ça et putain c’est bien ce qui me rend heureuse in the life.

Bon je te taquine un peu car en vrai, je vois bien ce que tu veux dire en fait (p tet j'suis pas si con que j'en ai l'air) :tu veux parler de ces circonstances où les codes sociaux et les rituels en arrivent à casser toute spontanéité et toute authenticité dans les rapports inter-personnels y compris amoureux, mais j'trouve ta démonstration pas convaincante. A cause de cette histoire de bébé, à cause d'une certaine rigidité dogmatique, qui veut faire croire que être ne s'accomoderait pas de la possibilité de paraitre, comme si nous n'étions pas tous multi facettes et multi facétieux.

Mais merci pour tes textes qui me font toujours refléchir même si on est souvent en opposition et même si je ne les commente pas toujours

[Invité]

Très réussi le constraste entre le début où on évolue en plein brouillard situationnel (d'ailleurs, je n'ai pas tout de suite compris le coup du videur, la finalité de cette précision) et la suite, décryptée et tellement peu surprenante au bout du compte. Toutefois, le paragraphe de fin ne me paraît pas à la hauteur du reste, avec un ton un peu sentencieux, bien trop raisonnable.

Une remarque formelle ici, pour souligner la réciprocité du sentiment hostile lors de lendemains qui déchantent :
ils dorment chacun pour soi et se réveillent emmerdés par la présence l'un de l’autre.

De la même façon :
Ils se trouvent (mutuellement) moches,

[Invité]

Kash, tu tombes dans le piège de l'antériorité : on a toujours tendance à penser que ce qui est en premier est plus "vrai" que ce qui vient après !
Je souscris absolument à ce que dit Rebecca !
Mais le texte est plaisant à lire, avec quelques formules percutantes qui donnent le sourire.
Forme : ça passe tout seul
Message : non recevable pour cause de manichéisme !

[Invité]

J'oubliais : tu as vu l'avatar que tu te trimballes ? Non mais, t'as pas honte ?!!

[Invité]

Et ils ce sont mariés , et eurent beaucoup d'enfants , quel voyage à travers la jungle des mégapôles.

[Lifewithwords]

Que de choses intéressantes dans ce texte !

Ce passage est génial : "Une masse de tissus et d’odeurs grouille, s’emmêle dans une pénombre maîtrisée. A intervalles plus ou moins réguliers, de discrètes canalisations murales crachent un brouillard envahissant qui vient envelopper chaque silhouette dans une obscurité rassurante. Le luxe de ne pas voir. Le confort de l’autruche. Les corps empaquetés se tortillent, forment des cercles rigides ou des duos hasardeux. Leurs gestes robotiques se ressemblent et s’unissent en un grand monochrome."
Parfaitement la boîte de nuit...

Le "ils parlent de ce qu'ils font, ce ce qu'ils ont, mais certainement pas de ce qu'ils sont", j'adore aussi !

L'ensemble est bien mené, cohérent. Je suis assez étonnée de cette fin relativement optimiste ! Peut-être qu'un peu plus de complexité dans la réflexion de la fin aurait été la bienvenue, mais le tout est vraiment sympa !

[hi wen]

http://video.fr.msn.com/watch/video/willy-william-and-lylloo-hula-hoop/48xgovvt

[RICHARD2]

Des mots crus et cinématographiques qui nous montrent la "tendresse" du monde d'aujourd'hui.
C'est vrai que votre Avatar est suprenant !

[Louis]

Texte très rousseauiste, dans lequel on retrouve cette thématique chère à Rousseau, objet pour lui de révolte et de scandale, celle du divorce entre l’être et le paraître.
Le personnage masculin soigne son apparence, non pour manifester son « être », mais pour le masquer. « Il s’habille pour se cacher ». L’apparence voile et masque l’être authentique. L’apparence est désignée comme perte de réalité, perte de contact avec elle, « Il n’a plus aucun contact avec le sol ». L’apparence est ainsi un recul, une mise à distance par rapport au réel en général, mais surtout par rapport à la réalité de ce qu’est le personnage.
Cette apparence est encore une tromperie, une ruse pour s’introduire dans le monde des autres, l’image du cheval de Troie est assez parlante de ce point de vue. L’apparence est trompeuse, elle est un mensonge.
Il s’agit d’exister dans les yeux des autres, ne vivre que dans leur regard, et dans leurs attentes.
Qu’attendent-ils de celui qui mérite le nom de « personnage » ?
Un conformisme selon le texte, « faire comme les autres », par lequel l’authenticité se perd dans l’indistinct d’une réplique d’un modèle qui étouffe toute originalité. Chacun est autre, et nul n’est soi-même. Outre la référence dominante rousseauiste, on retrouve les analyses de Heidegger sur la perte de l’authenticité et la dictature du « On », cet ensemble anonyme et indifférencié. Comme on a pu le dire plaisamment, nous sommes tous des bandes de « on ».

Non seulement, chaque individu est un personnage, une persona : un masque, mais le bruit aussi est masque d’une réalité. Celle-ci, c’est bien sûr la parole authentique, celle qui exprime son être, ou celle référentielle d’une réalité extérieure. Le bruit est brouillage, indistinction, perte de sens, et obstacle à la parole. Mais les mots proférés ne seront pas non plus « parole » authentique expressive d’une pensée, mais sa trahison, « Ses phrases ne doivent pas ressembler à ses pensées ». Avec le présupposé ici que la pensée préexiste au langage.
La boîte de nuit évoquée est le lieu de tous les camouflages, le lieu de toutes les pertes d’authenticité, le lieu de l’indistinction accentuée par « le brouillard envahissant qui vient envelopper chaque silhouette dans une obscurité rassurante ». La boîte de nuit porte bien son nom, nuit de l’indifférencié, nuit de l’obscurité qui cache l’être dans les apparences fumeuses et le « monochrome », nuit de brouillard aussi qui estompe les formes nettes, les contours précis d’un être, jusqu’à le réduire à une vague « silhouette » ; c’est encore le lieu d’une déshumanisation, où chacun est réduit au machinal, à un fonctionnement de robot, « leurs gestes robotiques » ; « … face à une personne autre que le robot de la veille »
La boîte de nuit semble ici le modèle de notre société, c’est la boîte sociale, la boîte à dissoudre l’authenticité dans l’obscurité de notre temps.
Cette boîte n’est pas un lieu de rencontres, « Ils discutent de ce qu’ils font, de ce qu’ils ont, mais surtout pas de ce qu’ils sont. » Nous n’avons pas affaire à deux authenticités qui se dévoilent et se découvrent dans leur être authentique, mais à des personnages qui recherchent une « relation » et plus particulièrement une relation sexuelle. Une nouvelle opposition classique apparaît après celle qui oppose être et paraître, celle entre être et avoir.

Je reprocherai à ce texte d’être lui-même un masque. Il dissimule derrière les oppositions classiques : être/paraître ; être/avoir, les vraies questions, celles qui méritent d’être traitées. Une exploration de l’ « être » aurait été préférable.
Il ne s’agit pas de contester ce qu’il dénonce, on peut souscrire à une part de la critique dont le texte est porteur, mais le conformisme est dénoncé par une conformité à des oppositions qui ne sont pas remises en question.
Derrière les masques, ne se cache-t-il pas d’autres masques ?
Le paraître est-il vraiment un pare-être, à la fois ce qui contre l’être, et l’orne d’un habit qui « ne ferait pas le moine » ?
L’être de chacun est considéré comme naturel : idée de nouveau très rousseauiste, et qui ne tient pas compte de l’échec de Rousseau. A la recherche de lui-même, de sa « nature », Rousseau a dû se résoudre au constat qu’il ne cessait d’être différent de cette nature dans laquelle il avait cru découvrir son être authentique. Dépité, il écrit : « Rien n’est si dissemblable que moi à moi-même ».
Echec donc de Rousseau à se trouver, mais n’est-ce pas parce qu’il n’y a rien à trouver ? Le moi authentique ne se manifeste-t-il pas dans un arrachement à une « nature » dans laquelle on croit se trouver. N’est-il pas une construction ? Une perpétuelle recherche ? Une quête permanente ? Le « moi » n’est pas une nature, mais une histoire, une histoire qui le produit.
Tu mets l’accent sur le contexte social, obstacle à l’épanouissement de la « nature » du moi , mais ne faudrait-il pas montrer plutôt comment les contraintes sociales empêchent la libre construction de soi, en considérant que cette liberté ne peut-être qu’une libération, puisque le moi est d’abord, de façon inévitable, socialement (mais pas seulement) déterminé.
Montrer le difficile chemin d’une libération, - difficile libération, donnerait au texte une tout autre portée, sans commune mesure avec sa partie finale.
Ton texte, Kash Prex, a toutefois l’intérêt de permettre des questions de fond.

[Marine]

J'aime beaucoup cette idée de l'emprisonnement volontaire, de la mise en scène de son "soi". La référence au cheval de Troie me plaît, elle évoque une perfidie, une ruse, une machination, et toute l'horreur de la mise en scène que le destin punira. J'aime "il dira les mêmes conneries, mais elles sentiront meilleur". On sent un volonté de dissimuler ses faiblesse, de mettre en avant un homme lavé de tout défaut, surbrillant, imberbe. Comment peut-il se faire aimer ? Sans doute est-ce la faiblesse qu'on aime retrouver chez l'autre, la forme de notre propre maladresse. Il y a dans votre peinture cette volonté d'homme nouveau -et terriblement affreuse- des régimes totalitaires, ce corps parfait, musclé, mais qui n'est qu'une illusion qui perdra vite de sa magnificence. "repeint, cheveux scintillants, ongles fluorescents, robe suggérant un corps humain, sans certitude." Ça marche bien.
"Elle a la gueule dépeinte, il a la gueule de bois." Superbe, ça aussi.
Je reprocherai peut-être au texte un manque de nuance. Si sur le fond, la thérorie, je suis d'accord avec vous, nous savons bien que le mécanisme de la rencontre ne marche la plupart du temps que sur cette mise en scène prélable, cette parade illusoire propre à éveiller chez l'autre le désir de séduction. Mais la fin du texte est intéressante.

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