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On-Ko-Chi-Shin

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Message  solfa Sam 14 Jan 2012 - 10:39

Paris.
Et dans 15 heures et 40 minutes, Tokyo. 15h40 d’avion, de secousses, d’attente.
Je fuis.

Alex m’accompagne. Il me regarde avec compassion, il a de la douceur et de la prévenance. Première secousse, tintement de la vaisselle s’entrechoquant légèrement dans l’habitacle de l’appareil suspendu. Alex me rassure. Ses bras sont couverts de poils sombres, il porte une chemise à manches courtes. Sa montre de grande marque lui donne un petit air d’années 80. Je réprime l’idée de lui faire la blague. Je ne veux pas le vexer, ne veux pas rester seule.

Je me rends au Japon pour négocier directement le papier que demande l’artiste. L’artiste en question est connu, respecté et respectable, et c’est à moi de lui fournir les 34kg de papier de riz qu’il demande, de commercer directement avec le producteur, un petit producteur isolé du monde, ridé et maigre comme pour s’assurer de l’effet carte postale : un petit bout d’homme rabougri aux gestes de Tai-chi. Je dois ce privilège à mes compétences linguistiques plus qu’à ma capacité à négocier.
Et je dois ce privilège au fait que l’artiste respectable et respecté est mon père.

Il faut dire : l’art du shodô. Papa a tellement besoin des termes précis.
Le shodô est le nom Japonais de la calligraphie.
Je n’aime pas le shodô, je n’aime pas l’art en général. Mais la famille passe avant moi. Il s’agit d’une commande spéciale : Papa avait besoin d’une dizaine d’ares de ce papier si difficile à produire, et il m’envoie faire l’offre de leur vie à ces artisans du bout du monde. La feuille se négocie aux alentours de 15€ ; il faudrait à mon père quelques 1666 feuilles, compte tenu du format spécial dans lequel elles sont produites. Donc 25.000 euros. Papa m’a donné 50.000, parce qu’il faudra bien convaincre les producteurs de livrer autant, en si peu de temps.
J’ai entendu : bien que la calligraphie soit le mouvement physique d’une encre sur du papier, il s’agit bien avant tout de souffle. L’artiste doit alors trouver le souffle intérieur qui l’anime et le dépasse, et qui lui est donc, en ce sens, absolument extérieur. L’artiste doit trouver le rythme particulier de toute chose, et concentrer ces conséquences dans un acte unique, qui est alors une cause au sens le plus absolu possible.

Le papier expressément demandé est du sekishushi, vergé vieil ivoire, en fibre de kozo. Un papier assez rare, fait main. Un papier dont Papa a souvent parlé.

Les mines extasiées, ces yeux ronds et ces murmures de contentements qui font le monde de l’art, tout ça me passe au dessus.
Dans le shodô, il s’agit de maitrise, donc le souffle est important. Important parce qu’il faut que le corps entier ne soit plus qu’une extension du motif à venir. Comme si on mélangeait le passé, le présent et le futur, le corps vivant et l’inertie du papier, de l’encre et du pinceau, et puis toute la pièce du maître et le monde qui l’entoure – comme si ce grand mélange contre nature pouvait donner naissance à quelque chose de beau. De beau ou de vrai, je ne sais pas trop ce qui compte.
Mon estomac fait un bruit d’évier que l’on débouche, et je file m’exiler dans les toilettes de l’appareil.
Ca va aller.

Alex est si gentil, si gentil. Si doux avec moi. C’est comme s’il voyait autre chose, quelque chose que moi-même je ne parviens pas à sentir. J’ai beau faire, j’ai beau l’insulter, le tromper, l’ignorer : il trouve toujours en moi le petit point délicat, la faille qui est une petite entaille et qui fêle le masque de comédienne. Je suis théâtrale et lui reste stoïque, et amoureux.
C’est la seconde fois que je me rends à Tokyo. La première fois, je devais avoir douze ou treize ans, j’avais mangé des sushis à l’hôtel, et Papa m’avait autorisé à louer un film sur la télé de la chambre. Le lendemain on s’était baladé, on avait vu des Japonais et des immeubles et encore des Japonais, énormément de monde et de couleurs sur fond de béton, de verre et d’acier. Le soir j’avais mangé un hamburger avec des frites, et j’avais eu la désagréable première expérience de la moutarde qui monte au nez. J’avais mélangé les échantillons de sauce, j’avais pris la moutarde pour du ketchup. Le lendemain on m’avait fait reprendre l’avion en sens inverse, Papa voulait sans doute baiser une nymphette à couette et uniforme d’écolière.

Je crois bien qu’il m’avait pris en photo, le soir, alors que je me passais une serviette sur la tête, une serviette enroulée en turban pour mes cheveux, au sortir de la douche. Une photo de nu, une photo en couleur de moi nue alors que j’avais les seins à peine formés. J’aime bien cette photo, même si je crois qu’elle a pesé lourd dans le divorce de mes parents. C’était de l’art, mais c’était moi. Dans l’avion du retour, mes doigts jouaient sur les petits souvenirs emportés : une petite peluche de chat porte-bonheur, un sachet de ketchup, et un cerf-volant rosâtre à fleur pourpres, démonté, dans son emballage, attendant sagement le souffle de vent qui l’élèverait, majestueusement.
Je suis retournée à ma place. Alex endormi m’ouvre la bouche, le corps complètement relâché, les yeux pris dans les rêves, en guise d’invitation au sommeil. Je juge l’intention acceptable, malgré l’absence totale de respect pour l’étiquette, et m’affaisse à mon tour.
Je me rappelle, avant de m’endormir, que Maman m’a dit que les fleurs danseraient encore. C’est un souvenir involontaire alors que je m’endors, qui me paraît vieux et lointain, mais que le sommeil a réveillé : Maman en pleine détresse m’a dit qu’elles ne garderaient pas pour toujours l’odeur des mises en terre.
Je dors, en serrant la couverture contre ma poitrine.
Quelques heures plus tard, le temps d’une ou deux de ces siestes désagréables et de quelques mauvaises séries américaines, l’hôtesse nous fait tendre l’oreille en lançant un petit jingle tout doux, clochettes ou choses du genre. J’entrouvre les yeux, Alex me regarde et sourit. Il passe sa main sur ma joue, mais je suis mal réveillée. L’hôtesse donne les quelques informations d’usage et je regarde autour de moi : bienvenue au Japon. Atterrissage en approche.

Alex me parle : chacun a son point de vue sur les aéroports. Certains trouvent ça fascinant, le ballet ininterrompu de ces gens temporairement de nulle part, plein d’avenirs et d’aventures ; d’autres n’y voient que le côté pratique. Il oscille entre les obédiences, et globalement s’en fout. J’acquiesce mollement, je suis fatiguée. Approximativement 17 heures et 13 minutes après notre départ de Paris, nous arrivons à l’hôtel, sain, saufs, usés. Nous avons du temps devant nous, nous n’avons pris qu’un aller simple.
Nuit, sommeil, bruit de la climatisation. Repos du guerrier, sans que nous ayons fait l’amour. Ma tête sur le torse d’Alex, je pense : combien de temps vivrions-nous ici, avec ces 50.000 euros que Papa m’a laissés ?
Puis nous retournons vers l’aéroport pour louer une voiture, car 12 heures de route nous attendent. Malgré les conseils, je refuse de prendre le train, je veux sentir la distance. Je n’ai pas le permis, Alex conduira tout le long, je redoute déjà les sensations désagréables de mon dos mouillé de sueur et de mes jambes intenables au bout de deux heures passées assise, mais j’insiste. C’est l’été sur le pays du soleil levant. Il fait plus de trente degrés, la chaleur dilatant l’air provoque l’effet de miroir de la route, devant nous, l’autoroute déroulée à perte de vue. Mais oui, je veux sentir la distance, je veux sentir le temps qui passe.
Nous allons de Tokyo à Misumi, dans la province de Shimane. Près de 1000 kilomètres, d’est en ouest. Les distances et le temps qui passe sont nos seuls points de repères, il n’y pas de routine, pas de visages connus, de routes déjà empruntées.
Nous fuyons ensemble, sans nous le dire.

Il nous aura fallu plus d’une heure pour sortir de l’agglomération de Tokyo. L’autoroute est bordée de longs panneaux courbés antibruit, si bien qu’il est difficile de savoir quand nous parvenons hors de la ville. La voiture est climatisée mais j’ouvre la fenêtre, pour sentir le vent sur mon visage, le vent pollué, le vent de ville chargé d’essences, le vent sale et humain. On entend des cigales alors que l’on s’arrête pour manger.

Alex n’a pas vraiment de travail. Il dit être photographe, ou peintre, il cherche le medium le mieux approprié à ce qu’il a à dire sur le monde. Il bafouille, je crois que ce n’est qu’aux rares occasions où on lui pose la question qu’il bafouille. Globalement, je subviens à ses besoins. Parfois le doute me prend, je l’imagine là seulement pour l’argent, pour le confort, pour la bonne place chaude. Peut-être est-il là pour profiter du carnet d’adresse de Papa, peut-être ne pense-t-il qu’aux portes qui pourraient s’ouvrir, plutôt qu’à celle que nous fermons sur nous, le soir ? Il a toujours été là. Il me remet en place, tout en m’accompagnant. J’imagine qu’en ce moment, lui aussi fuit. Je m’imagine à son image, une image déformée, augmentée et virile, pour compenser, rétablir l’équilibre dans les efforts consentis. J’ai des bras d’homme, des mains d’homme, j’ai sa peau et ses yeux.
Je suis confuse. Nous fuyons. Je l’aime, j’ai besoin de croire que lui aussi. La nuit tombe, nous roulons toujours.

J’ai lu : l’univers est vaste comme l’étendue de notre vocabulaire. L’univers va aussi loin qu’il y a des choses que l’on peut nommer. L’expansion permanente, l’infini est dans la capacité à apprendre, et à oublier. J’aimerais oublier, me débarrasser de ces choses inutiles de la ville, ces choses de la vie parisienne qu’on voit dans les films, les bistrots, le vin et les cigarettes, la mode et les mendiants. On ne dit plus mendiants : on dit les pauvres, on dit les sans domicile fixe. Ici, je voudrais jeter toute cette part d’univers mort, ici, être capable de nommer avec précision un oiseau, un arbre, les parties de plastique et de métal qui composent la voiture. Le nom du chant de la cigale, ou du grillon – lequel des deux, au moment du déjeuner ? Le nom précis des arbres bordant les routes, leur âge, leur poids. Le nom technique du petit bout de plastique me permettant d’orienter l’air conditionné de la voiture, dans la grille des petits ventilateurs placés de part et d’autre du tableau de bord. Je veux rencontrer ce pays de mon père, je veux rencontrer l’amour entre eux, ceux autour de lui diraient : l’amour de l’artiste pour cette extrémité du monde. Je m’endors dans le ronronnement diffus de la voiture.

Le terme « papier de riz » est un abus de traduction. Le papier Japonais est fait de fibres de mûrier. Au Japon, on s’en sert surtout pour emballer les cadeaux, pour de l’origami ou pour faire des cerfs-volants. Papa savait depuis longtemps tous les détails par cœur. Petite, quand j’étais chez lui, je voyais que certaines personnes payaient pour voir ses toiles, ses compositions, payaient pour qu’il donne ses secrets. Moi j’attendais, je jouais. J’entendais, mais je ne voulais pas écouter.
Alex veut arriver à Misumi le plus vite possible. Je m’endors encore, et à mon réveil, je ne sais plus où je me suis endormie : l’avion, l’hôtel, la voiture ? Alex m’explique que nous y sommes presque. Il a fait une pause cette nuit, quelques heures, et je ne me suis même pas réveillée.

Nous avons longé la côte, pris le temps de sortir prendre l’air marin quelques minutes. C’est une fin de matinée, la mer est calme, transparente puis subitement sombre, et de nombreux baigneurs profitent déjà joyeusement de sa fraîcheur. Orii est le nom de la station de chemin de fer qui voit aller les grappes de voyageurs, les rangs serrés de sourires, se baigner et s’étendre sur le sable. Le sable est blanc, les bains de soleil sont pris d’assaut. Il y a des vendeurs de boissons fraîches, de glaces. Alex est accoudé sur la rambarde de béton peinte en blanc, et il regarde la mer. Je regarde dans la même direction. Nous prenons le temps de regarder, pour une fois. Des enfants crient, quelques uns tiennent une ficelle enroulée autour de leur petite main, un fil tendu qui leur étrangle un peu les doigts, qui les fait gonfler et rougir. Mais le plaisir de guider ces toiles de couleur sur le fond bleu du ciel l’emporte sur la gêne physique. Le vent porte les losanges verts, bleus, jaunes et rouge, anime les trainées de mariée des pans de papier tendus, et fait gonfler de son souffle la chemise à moitié déboutonnée d’Alex.
Quelques minutes, une heure à peine de cette paix estivale, et nous repartons. Tout ça sera bientôt souvenir, ne sera plus réel. Tout ça se logera dans la mémoire et se mélangera aux autres traces, tout ça respirera du même souffle.
En cinq minutes à peine, nous sommes à Misumi.
Alex reste m’attendre dehors, alors que je prends la direction du bureau de poste pour passer un coup de fil, dire que nous sommes arrivés. Les employés du bureau de poste sont visiblement surpris de la visite d’une occidentale, d’autant que je les aborde en leur parlant directement en Japonais, et en soignant du mieux que je peux mon accent. Ils parlent du cerisier six fois centenaire, de la côte, des temples, ils disent « touristes », sont impressionnés par ma maîtrise de leur langue. Je réponds que nous sommes en voyage d’affaire, et désirons voir le propriétaire d’une des deux manufactures de papier. Je leur donne la note griffonnée par mon père où figurent le nom et l’adresse, une note qu’il avait laissé sur son petit bureau acajou, à la maison. Les regards changent : il n’y a plus la bienveillance ou la surprise, mais la méfiance. J’essaye de sourire, je leur donne ma partition la plus pacifique, mais ils maintiennent la distance. Je sors du bureau de poste, remettant le coup de téléphone à plus tard.
Je dis à Alex : allons manger. Depuis notre arrivée, j’ai faim, une faim d’ogresse.

Deux jours plus tard, nous sommes encore à Misumi. Nous avons pris une petite chambre dans un ryokan du village, une chambre unique dans une auberge, avec une petite vue sur la mer. Nous ne parlons pas beaucoup, à peine nous frôlons-nous avec Alex, la nuit tombée, allongés tous deux sur les futons. Dehors, l’été pèse, la chaleur est vite intense. La région est touristique, et nous sommes nombreux à regarder le retour de pêche, le matin sur le port, profitant des bouffées d’air plus frais du large. Un des pêcheurs me dit que le port de Hamada, à une vingtaine de kilomètre de là, est un des plus grands ports du Japon. Il me dit que Misumi fait désormais partie de l’agglomération de la ville portuaire, et semble triste à cette pensée. Puis il me conseille de goûter au uni don, un plat d’oursin local. Je l’en remercie, et tire Alex par le bras ; nous sommes en voyage d’affaire.
Il est midi, la fabrique de papier est à deux pas du port. Nous déjeunons en silence, goutons l’uni don. Alex me regarde, il a un air dur, sévère, ses yeux ont une lueur que je ne leur connaissais pas. Une petite radio diffuse une chanson pop qui visiblement plaît au serveur, qui bat du pied en cadence. Un ventilateur balaye l’air tiède. L’oursin a une texture crémeuse, iodée, amère, et sucrée à la fois. Le goût est fort, presque désagréable, et la texture surprenante. Le serveur nous regarde goûter, un sourire en coin à l’adresse d’un autre, derrière le comptoir.
Après le repas, alors que nous passons sous le store du restaurant et faisons un pas dans la lumière jaune du soleil d’été, Alex me dit qu’il retourne au ryokan, qu’il est fatigué, qu’il ne se sent pas très bien. La chaleur, peut-être les oursins ? Je ne propose pas de l’accompagner, mais j’attends le taxi avec lui. Je lui dis que je vais me rendre à la manufacture, pour un premier contact. Il me demande si je suis sûre : je m’avance, mets la main sur l’une de ses joues, pose un baiser léger sur l’autre. Sa peau est douce, on le dirait rasé de frais. Il monte dans le taxi en gardant un air inquiet. Je regarde la voiture s’éloigner, et remarque enfin les lointains cris de mouettes et le silence, autour de moi.

La fabrique de papier est un hangar tout en longueur, un bâtiment de tôle, d’acier, de bois et de plastique, éclairé sur toute la longueur d’un côté par des fenêtres basculantes. Dans la cour, devant le bâtiment, une rangée de papier tendu sur des cadres en bois sèche au soleil. A l’entrée, on distingue un bac cylindrique enfoncé dans le sol, rempli d’eau visiblement chaude, où sont mis à bouillir une vingtaine de fagots de bois, que je devine de mûrier. Deux hommes s’affairent là, tandis qu’un autre, un peu plus loin, rince d’autres fagots déjà bouillis dans un bac carré, moins profond que le premier.
Trois femmes, derrière eux, épluchent des branches déjà rincées, et les jettent dans un bassin d’eau claire. Plus loin, un homme remue à l’aide d’un bâton de bois un mélange chaud, que je ne parviens pas à identifier. C’est cet employé qui m’aperçoit le premier. Il appelle l’un des deux hommes les plus proches de moi, ceux autour du premier puits d’eau chaude.
Les deux lèvent les yeux, et me dévisagent. Je ne me démonte pas, ne cille pas, garde mon sourire. Le plus vieux s’approche. Il doit avoir dans les cinquante ans, ses cheveux sont gris, il porte un tablier bleu par-dessus un pantalon de toile et une chemise à carreau, et des gants qui lui remontent jusqu’aux coudes. Je me présente, et demande à voir le responsable. Il m’indique une porte, à ma gauche, et m’accompagne. Il l’ouvre, et nous sommes reçus par un sourire éclatant, un sourire si blanc, si pur, qu’il en est presque inquiétant.
Il appartient à un vieil homme, assurément le propriétaire de la manufacture et doyen de l’entreprise. Je le salue et m’assois. Dès que je lui dis qui je suis, son visage s’affadit, son sourire disparait. Il dit avoir eu ma mère au téléphone. Je ne peux m’empêcher de fixer sa bouche, de guetter la moindre apparition éclatante de son dentier, qu’il a choisi beaucoup trop blanc pour la complexion de son visage ridé. Il palabre, parle longuement de son entreprise, de papa, comme il lui paraissait aimable, mais je n’écoute pas. Il parle de ma mère, de ma mère qui a appelé il y a deux semaines… Je reprends la parole, précise pour le prix, donne des modalités de paiement arrangeantes pour lui, demande une quantité précise, insiste pour avoir des délais. Il dit ne pas pouvoir me répondre, s’épanche en longues excuses. Ses dents se montrent de moins en moins. Il ne parle bientôt plus.
Je demande à faire le tour de la manufacture. Il refuse, et me dit que les quantités demandées sont trop, beaucoup trop importantes, que cette affaire est compliquée. Il me dit tout de même de repasser, qu’il doit réfléchir, recompter, téléphoner. Qu’il ne peut pas agir ou même me répondre de manière si précipitée. Il me dit : revenez dans une heure, que je fasse mes calculs. La côte est si belle ici, prenez le soleil, mais rendez le nous ensuite ! Car c’est le soleil qui donne sa blancheur au papier. Il me remontre ses dents de neige, m’offre une gentillesse feinte. Je perçois dans son attitude une méfiance évidente, comme lors de notre arrivée, une méfiance identique à celle des employés du bureau de poste. Je me lève. Je ne manque pas de tenir mon rôle jusqu’au bout, le remercie, puis sors du bureau. Les employés me regardent comme la bête curieuse. Deux des femmes se chuchotent des choses dont je ne veux rien savoir.
Je suis à nouveau dans la rue. Tout s’est passé si vite. Je n’ai pas vu le vieil homme souple, le maître de l’art noble aux petits pieds. J’ai vu l’homme qui refuse, l’homme qui compte. L’homme d’apnée.

La calligraphie ne se concentre pas dans ce que l’artiste à voulu dire, mais dans ce qui s’est dit alors qu’il s’est fait artiste. Le mouvement ample, la vitesse et la précision, comme pour se battre contre les habitudes, comme pour se laisser emporter par une bourrasque. Plus léger que l’air, plus lourd qu’une pierre. Le shodô est une maîtrise de l’abandon. L’abandon de la condition d’homme : la synthèse de la présence et de l’absence, du plein et du vide. La fin des temps.

Je m’arrête un instant. Paris est à 9.500 kilomètres environ. Ses rues, ses commerces. Suis-je vraiment ici, à Misumi, suis-je vraiment dans un autre pays ? Je me sens inutile, comme je me sentais inutile avant. Une autre langue, une autre culture, d’autres repas, d’autres rythmes. Que venais-tu chercher ici, Papa, que voulais-tu d’eux que tu n’avais pas de nous ?
Je me demande si c’est bien tout, si j’ai rencontré le pays de mon père, sa terre sacrée. Je me demande ce qui s’y trouve, ce qui y est caché, les raisons pour que le Japon soit si présent dans sa vie, dans ses mots, dans ses yeux, à lui le français, le parisien qui n’aura jamais rien de ces antipodes. Lui, l’homme créateur, l’homme de tous les possibles, pourquoi ce choix du Japon, de ces personnes-là, de ce ciel-là, de ces jeux d’enfants-là ? Je veux une rencontre franche, une belle rencontre de roman, où l’on se reconnaît : je veux rencontrer celui qui aime, et je n’ai que quelques mots, quelques couleurs, quelques odeurs.

Je reste assise sur le trottoir. Je regarde le ciel, le bleu limpide parsemé des petites taches blanches des nuages, et des points colorés des cerfs volants, vers la mer, la plage. J’entends le souffle du vent qui fait frémir les feuilles d’un arbre, dans une cour derrière moi. J’entends deux petites vieilles qui y discutent, elles parlent du feu d’artifice qui se prépare, pour le Nagahama Hassakuhana Festival. Elles disent combien elles aiment ces explosions de couleurs, comme ça leur rappelle leur enfance. Je crois que l’une d’elles parle du sifflement de la fusée, avant l’explosion, la gerbe multicolore.

Une heure passe, je suis toujours assise. J’ai manqué le rendez-vous.

Alex arrive vers moi, à pied. Il a l’air tendu, énervé et triste, comme un lendemain de mauvaise nuit blanche, où rien ne va. Il me dit que ça suffit. Qu’il a assez attendu. Il me dit : deux semaines que l’enterrement a eu lieu ! En un instant, l’impatience et la colère ont disparu. Il n’y a plus que la tristesse. Il me dit d’ouvrir les yeux, me demande à quoi pourrait servir une telle quantité de ce papier. Je lui réponds : un cerf volant, un immense cerf volant pour le rejoindre. Personne ne pleure. Un enfant à vélo passe, et alors qu’il roule sur une petite aspérité de la route, sa sonnette tinte légèrement. Alex et moi ne nous quittons pas des yeux.

Les Japonais crient Tamaya ! ou Kagiya ! pendant les feux d’artifice. Je demande à Alex si Papa aurait crié, lui aussi, s’il avait été encore avec nous.
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Message  Janis Sam 14 Jan 2012 - 12:12

je ne sais pas de quel recueil il s'agit, ni les tenants et les aboutissants, mais je comprends ta colère : le texte (que j'ai beaucoup apprécié par ailleurs) prend tout son sens avec les deux ultimes paragraphes, où est donnée la clef du récit et du lien entre la narratrice, le Japon, le père, le voyage. As-tu eu des explications sur cette bourde ?
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Message  MémoireDuTemps Dim 15 Jan 2012 - 12:13

J'ai lu ta nouvelle... sans la fin ta nouvelle a perdu son sens, le sens que tu voulais partager et qui permet d'avoir une autre approche, un ressenti qui donne envie de la relire une fois qu'on a ce nouvel éclairage, pour en saisir toute sa subtilité.
Très beau texte !
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Message  hi wen Dim 15 Jan 2012 - 22:11

j'ai pas lu le texte donc je parle en méconnaissance de cause, mais j'aime bien. des espaces, des respirations, des perspectives et des lignes de fuite, des vraies choses à (s') dire, des gens qui s'parlent, ou pas, ou le non-parle est parlant. bref on est bien d'dans.


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Message  Invité Mer 18 Jan 2012 - 14:18

Je suis heureuse d'avoir pu lire la nouvelle dans sa totalité, Solfa.

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