Ma princesse

[roro]

Depuis quelques semaines, une princesse aux cheveux dorés squatte ma chambre. J'ai essayé de la déloger, elle a résisté. Elle se cache dans mes livres, surgit quand on ne l'attend pas, dérange mes dossiers, boit mon café, jette ses souliers de satin à côté de mes chaussures de ville. Je n'en peux plus, je suis à bout. J'ai beau lui expliquer que les princesses de roman ne sont plus d'actualité, que ce sont d'anciens contes qui ne plaisent plus aux enfants d'aujourd'hui, elle s'en balance, on dirait qu'elle a choisi sa demeure, elle ne me quitte plus.

Je ne peux plus l'héberger, elle me fatigue. Mais l'autre jour je lui ai dit que les princesses étaient tellement 'has been' de nos jours. Et j'ai du travail, une pile de dossiers, des choses sérieuses à terminer. Je n'ai pas de temps à lui consacrer, elle est si joueuse. Elle s'est répandue en injures et pour se venger elle a jeté mes vêtements par terre, a saccagé ma maison, elle a amené une tempête dans mon esprit et j'ai alors perdu toute clairvoyance. J'ai du me résoudre à l'évidence et négocier avec elle.

- Où est ma cathédrale ? elle m'a demandé.
- Je ne t'en construirai pas, de cathédrale, j'ai dit. Les princesses habitent dans un chapeau. Je veux dire, un château...
- Moi je veux une cathédrale. Où est mon prince ? Où sont les lutins ?
- Les cathédrale, les princes, les lutins, c'est vieux jeu. Ca n'entre pas dans un business plan. Ce n'est pas vendeur. Personne ne l'achètera, ce conte. Il ne sert plus à rien de rêver. J'ai des dossiers sérieux, un travail qui rapporte. Je n'ai pas de temps pour tout, et surtout pas pour des rêves bleus qui n'intéressent plus personne. Elle m'a jeté un regard noir qui m'a fait tourner le visage.
- Tu as donc oublié ? Le premier livre que tu as lu, la première histoire qui t'a fait rêver ? Qui l'a donc écrit ? Un chef d'entreprise ou un trader ? Ces gens-là ne peuvent plus rêver.
- Et ça me permettra de louer un appartement, de rêver ? Ca me permettra de régler mes factures à temps, d'avoir du chauffage pour l'hiver ?
- Tu es si ordinaire, je te croyais différente, et tu me déçois de plus en plus. De plus en plus souvent.
- Eh bien va-t-en.
- Je ne partirai pas avant d'être sûre qu'il n'y a plus rien à tirer de toi. Et je suis pleine d'espoir qu'un jour tu te reprendras. Nous rêverons ensemble...
- Je ne rêve plus. Ca ne mène à rien tout ceci.
- Et pourtant, tu étais si heureuse de me voir surgir d'un coin de ta mémoire, quand la nuit devenait si horrible, quand le temps se faisait mauvais, quand la guerre faisait rage, j'étais là, moi, je t'aidais à supporter le quotidien et ses misères, j'apportais quelques confettis, quelques couleurs... Tu étais si réconfortée... Si heureuse de m'avoir près de toi !
- Oui mais j'étais encore une enfant. J'ai grandi depuis.
- Les gens sont tellement ridicules. Grandi ! Grandi ! Si grandir veut dire oublier, moi je ne veux pas grandir, je veux rester enfant et me souvenir de tout.

Elle s'amuse à jeter mes disques et à tartiner mes murs de Nutella. Comme je la déteste celle-là... Je viens à peine de terminer le ménage du samedi. Je lui dis :
- On est au 21ème siècle, voyons ! Les femmes ne font même plus la cuisine, elles ne rêvent plus d'être une princesse et elles ont toutes un ordinateur portable ! Tu as un ordinateur portable, toi ?
- J'ai une robe rose et je veux une cathédrale pour y vivre.
- Ce n'est pas sérieux. Tu ne comprends pas... Tu n'as même pas de montre à ton poignet... Je dois rendre des comptes, aller à l'entreprise, gérer des projets. Et toi tu viens de si loin, que je ne te reconnais plus. Tu es morte avant même d'exister. On t'a enterrée avec le capitalisme. On t'a guillotinée avec Marie-Antoinette. Et si tu aimes tellement rêver, tu n'avais qu'à te battre pour cela ! Les choses ont évolué dans une autre direction, je n'en suis pas responsable... Et puis, les filles d'aujourd'hui se moqueront de toi ! Tu n'es même pas sexy, pour une princesse ! Regarde-toi ! Tu portes une ridicule robe rose et ta couronne est en carton !

Alors elle commence à pleurer. Puis me jette, fielleuse :

- L'Europe est en crise, le Moyen-Orient en ébullition. Il y aura des guerres, plein de guerres et ce ne sera pas beau ! Tu iras mendier et on ne te donnera même pas du travail. Et tu auras froid et tu seras seule sur ton trottoir. Et personne ne songera à toi, et tu travailleras parfois les mains dans la saleté, le coeur gelé, et si je ne suis pas là pour toi, qui le sera ? Je suis la lune qui t'insuffle la beauté, la fleur qui se nourrit de ton soleil, je suis la fée qui rassure, l'inspiration qui anime, l'espoir qui reste quand tout est parti. Je resterai avec toi quand tout le reste se sera dissipé. Je suis le rêve, la création, je suis la beauté dans le tableau, je suis le jongleur de l'affiche, tout ce qui donne du sens au présent, tout ce qui le magnifie ; oublie-moi et tu seras aussi vide et aussi terne qu'une nuit de septembre !

Et je me dis chouette, elle a compris, elle va partir, elle va me laisser vivre ma petite vie tranquille, et non ! Elle remet ça de plus belle... Elle ouvre mes livres, jette de l'encre sur les poèmes de Baudelaire, trace des traits multicolores sur ma déclaration d'impôts...

Je n'en peux plus... si elle veut la guerre, elle l'aura ! Je vais acheter un piège anti-princesse, je vais la virer de ma vie... Mais auparavant, je la torturerais bien volontiers, cette idiote !

[Zhangfey]

Une jolie histoire servie par une écriture magnifique.

C'est fluide, c'est rythmé. J'ai vraiment aimé surtout les petites phrases comme "Si grandir veut dire oublier" .

Bravo roro, bonne continuation.




ps : "aussi terne qu'une nuit de septembre", chez moi en septembre c'est comme en aout, il fait beau et chaud. J'aurais choisi Novembre personnellement.

[Invité]

J'ai bien aimé surtout le ton des dialogues.

[Rebecca]

Un texte marrant comme tout. Mais je n'ai pas aimé le monologue de fin de la princesse ( l'Europe est en crise et blablabla) que je trouve un peu lourdingue, qui casse le côté fantaisie légère et surprenante de l'ensemble, en voulant rationaliser justifier expliquer.

[Invité]

Une petite longueur ici peut-être : "Ce n'est pas sérieux. Tu ne comprends pas... Tu n'as même pas de montre à ton poignet... etc.", ou plutôt une redondance. Mais la fin de la réplique est bien : " Tu n'es même pas sexy, pour une princesse ! Regarde-toi ! Tu portes une ridicule robe rose et ta couronne est en carton !" dans le genre répartie du locuteur qui se contredit.
J'aime beaucoup l'idée, c'est frais sans être niais, c'est rythmé. Seulement, j'ai peur qu'un développement soit néfaste, que le récit aille se perdre dans des truismes, des banalités. C'est un défi ? :-)

Note : "- Je ne rêve plus. Ca ne mène à rien tout ceci."
"Cela" qui réfère à ce qui précède (c'est le cas ici), alors que "ceci" annonce ce qui va suivre.

[Invité]

Voilà qui est vigoureux dans le style et le ton, surprenant à bien des égards. Pour moi, le très bon côtoie des passages un peu plus faibles ; un ensemble inégal, donc.

Je vous propose une correction :
– « étaient tellement 'has been' de nos jours » : « has been » en italique et pas d'apostrophes. Pourquoi ce « tellement » ici ? ;
– « et pour se venger elle a jeté » : virgule après « venger » ;
– « J'ai du me résoudre » : « dû » (accent circonflexe obligatoire) ;
– « - Où est ma cathédrale » : pour les dialogues, il convient d'employer le tiret cadratin « — » (Alt + 0151) ;
– « - Je ne t'en construirai pas » : idem ;
– « un château... » : ces points de suspension ne sont pas les points de suspension officiels « … », plus rapprochés et accessibles à partir de la combinaison Alt + 0133 ;
– « - Moi je veux » : un tiret cadratin, je veux, je veux ! ;
– « - Les cathédrale » : tiret cadratin ; « cathédrales » ;
– « Ca n'entre pas » : « Ça » (cédille sous la majuscule, Alt + 0199) ;
– « dans un business plan » : « business plan » en italique (locution étrangère non naturalisée) ;
– « - Tu as donc oublié » : le tiret cadratin ? ;
– « - Et ça me permettra » : idem ;
– « Ca me permettra » : « Ça » ;
– « - Tu es si ordinaire » : tiret cadratin ;
– « - Eh bien » : pareil ;
– « - Je ne partirai pas » : pareil ;
– « Nous rêverons ensemble... » : « … » ;
– « - Je ne rêve » : tiret cadratin ;
– « Ca ne mène à rien » : « Ça » ;
– « tout ceci » : « tout cela » – comme l'a très justement expliqué Easter(Island) – ;
– « - Et pourtant » : tiret cadratin ;
– « quelques couleurs... » : « … » ;
– « étais si réconfortée... » : idem ;
– « - Oui mais j'étais » : tiret cadratin ;
– « - Les gens sont tellement » : pareil ;
– « Comme je la déteste celle-là... » : virgule après « déteste » ; « … » ;
– « - On est au 21ème siècle » : tiret cadratin » ; « XXIème siècle » ;
– « - J'ai une robe rose » : tiret cadratin ;
– « - Ce n'est pas sérieux » : idem ;
– « Tu ne comprends pas... » : « … » ;
– « montre à ton poignet... » : idem ;
– « tu viens de si loin, que je ne » : pas de virgule ;
– « pas responsable... » : « … » ;
– « - L'Europe est en crise » : tiret cadratin ;
– « le coeur gelé » : « cœur » (ligature, Alt + 0156) ;
– « de plus belle... » : « … » ;
– « ma déclaration d'impôts... » : idem ;
– « Je n'en peux plus... » : idem ;
– « si elle veut » : majuscule ;
– « la virer de ma vie... » : « … ».

[ubikmagic]

Fuis-moi, je te suis ; suis-moi, je te fuis.
Belle illustration de cet aphorisme.
Traitement amusant aussi du merveilleux, qu'on renvoie dos à dos à la modernité et au progrès technologique.
Renversement en son contraire : au lieu d'être charmé, subjugué, le narrateur va rester indifférent, voire se muer en tortionnaire.
Vraiment curieux.
Et bien écrit.

Ubik.

[roro]

Zhangfey, Rebecca, Iris, Easter et Alex, merci pour votre lecture et votre attention,

Ubik, c'est bizarre, votre commentaire intuitif est très juste : la narratrice va se révéler de plus en plus tyrannique, d'une grande agressivité... Bien vu!

[Phylisse]

J'aime bien cette cohabitation de deux mondes qui se confrontent, l'un à la réalité, l'autre à la part de rêve. C'est joliment imaginé et mis en scène.

Une petite retenue cependant sur le paragraphe 'L'Europe en crise...", un peu trop stéréotypé à mon goût et qui gâche un peu la fin.

[hi wen]

Depuis quelques semaines, une princesse aux cheveux dorés squatte ma chambre. J'ai essayé de la déloger, elle a résisté. Elle se cache dans mes livres, surgit quand on ne l'attend pas, dérange mes dossiers, boit mon café, jette ses souliers de satin à côté de mes chaussures de ville. Je n'en peux plus, je suis à bout. J'ai beau lui expliquer que les princesses de roman ne sont plus d'actualité, que ce sont d'anciens contes qui ne plaisent plus aux enfants d'aujourd'hui, elle s'en balance, on dirait qu'elle a choisi sa demeure, elle ne me quitte plus.

décidemment, y'en a qui ont des problèmes de mouche.
c'est juste pour la jôke.

[Contenu sponsorisé]