Shampoing bio

[roro]

J’aime mettre à l’épreuve mon imagination, en temps réel, et par moi-même, sans avoir recours à des graines magiques. Je suis capable de rêver des mois, en autarcie dans ma chambre, avec une simple perfusion et une infirmière qui vient enlever le seau chaque soir, de l’urine, de l’urée, un liquide jaunâtre, une saumure poivrée, que mon corps inlassablement, jusqu’à la fin va produire avec une cadence implacable. Les fluides de mon corps, un sujet à part entière, j’aurais voulu les arrêter, suspendre le temps qui passe, me réduire à une plastique figée, belle à jamais, ‘un mannequin’ comme on dirait, qui ne se nourrirait pas, ou très peu, qui ne produirait pas de déchets. On devrait avec tous les progrès de la science, arriver à peu près à cela, un mode très épuré de la vie, où l’on n’aurait plus besoin de dégrader les autres, les animaux, les végétaux, pour produire sa matière propre.

Non pas que passer aux toilettes me dérange. Cela pourrait justifier quelques lectures bien avisées, au petit coin, des BD réservées à cet espace, ça a un certain charme, cela force même l’intimité, une rencontre avec soi, avec ce que l’on a de plus intime, ce qui sort de nous, délivré enfin, à la même température que nous, si chaud, fumant, si rapide à se refroidir, un morceau de nous-mêmes verdâtre ou brunâtre, selon les saisons. Parfois inquiétant, se déversant comme un fleuve, souvent retenu, on l’attend parfois avec inquiétude. Un rendez-vous quotidien, malgré les années qui passent, on ne sait pas toujours à quoi s’attendre. Et les jours de déprime, le retenir entre les doigts, s’assurer de sa présence, se mettre à son niveau, refuser de le rejeter de suite aux oubliettes des toilettes, retenir encore, pour quelques instants ce morceau moche et peu ragoutant de soi.

On finira tous par aller dans quelque cuvette, la biologie, implacable, reprendra ses droits sur nous. J’ai été à l’école, on me l’a expliqué, je le sais, je sais de quelle manière meurent les cellules, en silence, presque en secret. Je sais aussi, et la vie me l’a montré, de quelle manière meurent les hommes, de façon tellement dramatique parfois, pour leurs proches seulement, ils seront vite oubliés, enterrés, les autres générations n’en parleront même pas, les autres peuples n’en entendront même pas parler, et à l’échelle humaine, chaque vie est un grain de sable dans un désert. Et pourtant, les femmes agitent leurs bras, pour se lamenter, des films reviennent sur les deuils, des romanciers insistent, des psychologues essaient de guérir, comme si tout cela avait une importance.

Mais les cellules de notre corps meurent chaque jour, et on ne se doute même pas de ce magnifique ballet, un concert, de matière qui s’éteint, qu’on évacue dans les cuvettes en attendant qu’on nous évacue à notre tour.
Je l’ai compris et la vie me l’a dit, il s’agit de partir au plus tôt, au plus vite et avec grâce. Singer la vie, prendre ce qu’elle a de plus beau, et le garder jusqu’à la fin. Avant que les rides n’apparaissent, avant que la maladie ne se prononce, avant qu’un drame ne vienne tout entacher, et la chute des dents, et la repousse des poils, et l’effet insupportable des miroirs grossissants.
Le corps est un terrain continuellement en friche, un jardin à entretenir, à coup d’euros et de temps, à soigner, bichonner, pour ne pas se retrouver un jour informe, naturel, monstrueux. La nature reprend toujours ses droits sur nous pauvres humains.

Mais je me dilate, je m’éparpille. Je m’éloigne du sujet. Et quel est donc le sujet, j’aimerais bien savoir. J’oublie au fond de ma baignoire, tout ceci, enveloppée de shampoings, de senteurs, de chaleur, et vas-y que je te verse du bain douche et vas-y que je te frotte les moignons, et que je mette des savons naturels qui explosent en senteurs et paillettes, un concert de fruits et de voluptés insoupçonnées, ce que l’Occident a produit de plus beau et de plus luxueux, une baignade artificielle dans une cuvette émaillée, blanche comme neige, et par mes soins et grâce à mon portefeuille, à présent agrémentée de lunes, de mauves, de choses si odorantes et colorées, je vais me baigner à en perdre haleine, je vais sortir lustrée comme une sirène, heureuse, comme immortelle, émerger de ce bain éternel , dont même les nymphes d’Olympe n’auraient pu bénéficier.

Et quantité de shampoing, que je n’utiliserai jamais entièrement, et quantité de bouteilles non terminées, et vinaigre pour les cheveux, et anti-poux en spray, et anti-poux en lotion, et anti-poux en gel, même les pesticides se font poétiques en cette maison, et du savon en flacon, et du savon en vrai, et du savon en brochure, et vas-y que je regarde le magazine et que je rêve à d’autres bulles de savon.

J’ai tellement de marques différentes que je n’ai plus le temps, depuis longtemps je n’ai plus de temps. Je suis perdue, à contempler des bulles. A me saupoudrer la peau de rêve, à croire que je vais durer. Et j’ouvre le robinet alors il en sort une eau limpide, qui coule d’emblée, je n’ai même pas à la supplier, elle vient à moi qui paie la facture. Alors j’allume le chauffage car on est en janvier et en janvier en Europe il fait bien froid. Et je descends mon corps, et encore et encore, dans ces vapeurs éthérées, je veux passer la journée, dans cette salle de bains, à rêver.
J’ai voulu limiter mon champs visuel, pour échapper aux agressions sonores, car mon imagination sonore ne cesse de capter, tout capter, le vrai, le faux, le relevant, le superflu, je ne sais plus s’il faut m’engager auprès d’une association qui milite pour le droit des ouvriers ou s’il faut plutôt faire un shopping et payer des factures.

[Invité]

Un beau texte servi par une belle écriture et un style fluide (normal quand on est dans son bain me direz-vous !). De belles licences poétiques comme : "A me saupoudrer la peau de rêve ". Un peu philosophique aussi. C'est curieux, je suis en train d'écouter "Mémoires d'Hadrien" de M. Yourcenar et, parfois, certaines tournures ainsi que la façon de développer m'y ont fait penser. Félicitations.

Points de détails :
- "J’ai voulu limiter mon champs visuel" : champ visuel.
- Je crois que bain douche s'écrit avec un tiret (mais là j'ai tout de même un doute).
- A me saupoudrer la peau de rêve : À - les majuscules qui le nécessitent sont normalement accentuées, même si on en a perdu l'usage (qui par ailleurs revient). On observe dans les textes manuscrits une tendance certaine à l’omission des accents. En typographie, parfois, certains suppriment tous les accents sur les capitales sous prétexte de modernisme, en fait pour réduire les frais de composition. En français, l’accent a pleine valeur orthographique. Son absence ralentit la lecture, fait hésiter sur la prononciation, et peut même induire en erreur. Il en va de même pour le tréma et la cédille. (source : Académie française).

[midnightrambler]

Bonsoir,

Une écriture dense, puissante et efficace, de la même nature que celles qui écrivent des études, des analyses et des rapports.
Pourquoi le "mot" bio du titre n'apparaît-il pas dans le texte (sauf erreur de ma part) ... non pas d'ailleurs que ce soit lui qui m'ait attiré, bien au contraire.
Les Français passent en moyenne quarante-six minutes par jour dans leur salle de bains dont la surface est, en moyenne aussi, de quatre mètres carrés. Le temps consacré à la toilette elle-même - environ dix minutes - reste stable, celui qui est dévolu à d'autres activités - gymnastique, soins du corps, relaxation, méditation, lecture, discussion avec un ou plusieurs tiers - a tendance à augmenter ...
Du passage des excréments au décrassage compulsif, votre texte dit tout cela, votre salle de bains doit faire environ quatre mètres carrés de surface.

Amicalement,
midnightrambler

[hi wen]

Mais je me dilate, je m’éparpille. Je m’éloigne du sujet. Et quel est donc le sujet, j’aimerais bien savoir.

me plait bien.

[Invité]

Sur la forme :
– « Shampoing Bio » : « shampooing » (orthographe traditionnelle). Pourquoi la majuscule à « bio », en outre ? ;
– « belle à jamais, ‘un mannequin’ comme on dirait » : vous n'employez pas là de véritables guillemets. Remplacez ces « ‘ ’ » par des guilemets français « et », accessibles à partir de mon profil ou des combinaisons respectives Alt + 174 et 175 ;
– « On devrait avec tous les progrès de la science, arriver » : pas de virgule ou virgule supplémentaire après « devrait » ;
– « refuser de le rejeter de suite » : attention à ne pas confondre « de suite » (d'affilée) et « tout de suite » ! ;
– « retenir encore, pour quelques instants ce morceau » : manque une virgule après « instants » ;
– « et peu ragoutant de soi » : « ragoûtant » traditionnellement ;
– « J’ai été à l’école » : « Je suis allé » ;
– « enveloppée de shampoings » : traditionnellement, « shampooing » ;
– « que je te verse du bain douche » : « bain-douche » (trait d'union) ;
– « émerger de ce bain éternel , dont même » : pas d'espace avant la virgule ;
– « Et quantité de shampoing » : « shampooing » ;
– « A me saupoudrer la peau de rêve » : « À » (Alt + 0192) ;
– « J’ai voulu limiter mon champs visuel » : « champ ».

Cela est d'une lecture aisée, oui.

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