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Absence

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Message  Invité Ven 10 Fév 2012 - 21:05

Arcano è tutto, fuor che il nostro dolor. Tout est obscur, sauf notre douleur. Giacomo Leopardi, Ultimo canto di Saffo.

Toute la journée l'orage n'avait cessé de s'appesantir sur la région, ne dispensant que quelques gouttes, quelques grondements, comme pour entretenir l'espoir d'une délivrance. Son imminence sans cesse renaissante avait électrisé l'atmosphère et l'énergie environnante n'incitait pas les gens à se frôler ; parfois, les acryliques crépitaient provoquant des sursauts compulsifs. À la nuit tombée, il s'était doucement dilué, une pluie fine et apaisante prodiguant ses bienfaits pour extraire les hommes de la moiteur du jour.
***
Immersion.
***
Doucement, l'ondée tambourinait sur la vitre. Il regardait dehors, mais ne voyait rien d'autre que son propre reflet tremblé dans l'obscurité, une ombre douloureuse, une tache un peu grise que les gouttes brouillaient à loisir, un être qu'il n'avait pas vu depuis longtemps et dont il constatait qu'il avait vieilli. À force de vivre ce brouillon de vie avec son fantôme, cette vieille connaissance avec qui on partage, parent d'infortune qu'il essayait de faire revivre et parler pour lui poser la seule question dont il savait qu'il ne voulait ni ne pouvait entendre la réponse, il lui prit l'envie diffuse de se dissoudre, de se laisser laver et emporter par cette pluie si douce, de rejoindre les flots tumultueux de quelque fleuve pour finir par sombrer au fond d'un océan, dans un néant qui ne serait pas peuplé de rêves et de regrets, lui éviterait de disparaître dans les profondeurs sombres des rayonnages de sa mémoire. Il restait là, désemparé, comme si la raison pour laquelle il était venu s'était perdue en chemin. Puis, soudain, accentuée par la moiteur excessive de la pièce, la fatigue le submergea.
***
Coule le temps...
***
Ne parvenant pas à se détacher de son double, subrepticement, il lui vint à l'esprit un petit recueil de poésies qu'il avait lu, jadis. En pensée il déambula un bref moment parmi elles jusqu'à s'attarder sur celle qu'il savait s'appliquer à l'homme et l'enfant qui le regardaient dans les yeux :

La neige est venue.
Blême, tu me regardes
Moi, jeune et vieux.


Puis, allant à la dérive, il se demanda si son manque d'implication n'était pas la cause du dérèglement de sa vie. Distant de lui-même, interrogeant le noir, ruminant des morceaux de temps perdu, aux lèvres un sourire d'autrefois que rien n'éclairait plus, mais avec dans les yeux la lumière de sa vie d'avant, regardant au-delà de l'horizon vers un point visible seulement avec le cœur, plongé dans une existence qui avait été sienne il y a bien longtemps et dont le mensonge était absent, il souhaita confusément être une petite flamme en cette brève existence.

***
Présent,
***
Mais peut-être eût-il mieux valu se mentir ? Non ! Il savait que le mensonge n'est qu'un rêve pris en flagrant délit, que Dieu écrit sur des lignes tordues. Calmement il se laissa absorber par l'ombre de ses pensées, sortant d'une armoire fermée à clef une boîte qui en contenait beaucoup d'autres... Insensiblement, elles le firent rouler vers son enfance, vers les parfums des prés dans lesquels ils avaient joué, ses peurs et leurs chagrins. Surtout leurs chagrins.
Percevant des cris d'enfants il se vit, lui, et Pierre son jumeau, quand les premières pâleurs de la vie scrutaient les ténèbres, qu'elles n'étaient pas encore souillées, lancées comme une flèche d'argent vers l'avenir.
***
Passé,
***
L'hiver avait été brutal. Très froid. Le gel faisait craquer jusqu'aux pierres. La neige aussi, quand le ciel prenait des tons gris-métallique, qu'elle tombait pendant des heures, enveloppante, réduisant au silence les bêtes et les hommes, retranchant les êtres au monde.

Pierre l'aimait cette neige. Il disait :

- Jean, regarde ce bel habit.

Ce jour-là depuis le matin le ciel roulait, crevant de rage, réduisant férocement à néant notre campagne dans un maelström échevelé, projetant aux visages bourrasques de neige et piques acérées, mille arêtes tranchantes qui venaient nous larder, sadiques, jusqu'à ce que nous courbions la tête en signe de soumission. Mais Pierre ne pliait pas. De nous deux c'était le plus intrépide, celui qui lançait les défis, refusait le carcan de l'autorité paternelle, aidé en cela il faut bien l'avouer par notre mère qui souvent en atténuait les rigueurs. C'était pourtant le plus fragile. Peu de force. Un peu malingre. Souvent malade.

Le repas fut pris en vitesse. On liquida tout. Pas de miettes. Assiettes nettoyées. Table nette et ventres pleins. Puis on parla des bêtes échappées le matin, juste avant la tempête. Pierre, ayant mal fermé les portes de la bergerie, s'était proposé d'aller les chercher. Mais la neige frappait contre les carreaux en voltes folles et désordonnées, graines d'étoiles occultant le paysage, interminable farandole de lucioles aussitôt balayées par un vent furieux. Je ne sais si mon père en colère l'avait vraiment écouté. Quoi qu'il en soit, ma mère ne voulait pas. Le danger trop grand l'effrayait.

En début d'après-midi cette frénésie s’apaisa, voulant signifier aux humains que la vie pouvait reprendre son cours. De gros flocons continuaient à tomber. Le ciel aux nuages brisés voulait répandre sa poussière sur le monde. Enfin, ils cessèrent. Mais la lande ne ressemblait plus à rien de ce que nous connaissions. Les sons nous parvenaient ouatés, comme si une main violente cherchait à les étouffer sous un oreiller géant. Le soleil se frayait difficilement un passage entre deux nuages. Les cristaux de glace, diamants pendant une seconde, accrochaient parfois un rayon.

***
Depuis des siècles, il existe un chemin qui traverse la lande et serpente des gorges de la Bourne jusqu'aux grands Goulets. Avant l'édification de la route, il assurait le passage des caravanes de mulets qui descendaient le charbon de bois en plaine. D'abord de taille étroite il s'élargissait ensuite. Il suffisait alors de le suivre jusqu'aux Pas des Voutes pour accéder enfin, après une montée plus raide et une succession de vires, au sommet du plateau. C'est là qu'à la saison Pierre et moi estivions les brebis. Superbes avec leur air stupide et doux elles paissaient en paix balançant leurs clarines. Un bélier également clariné, aux cornes tournées en spirale, veillait sur son cheptel. Parfois du parc un bêlement montait. Le soir venu, dedans la bergerie, une à une, avec le chien nous rentrions les ovines.

La métairie était sise le long de cette vieille route. Elle est aujourd'hui abandonnée. Mais au milieu du siècle dernier, mes parents, Pierre et moi l'occupions. Maman était alors institutrice à l'école du village.

***
Au moment de notre départ, l'après-midi tirant à sa fin, le ciel semblait apaisé. Nous disposions de peu de temps. Pour aller plus vite, nous avions chaussé les skis et emporté les raquettes. Maman nous attendrait à la maison. Nous partîmes à trois. Le froid ralentissait le passage du temps nous laissant accroire que nous en disposions. La végétation, mélange de hêtraies-sapinière, de pins à crochets mêlés d'épicéas, joignait ses ombres au crépuscule blême à peine naissant. Parfois, un lièvre variable, pelage blanc si discret sur la neige, fuyait à notre approche. Le silence était seulement troublé par le chuintement léger de l'aigle royal dont la parade nuptiale en piqués et festons avait débuté dès le mois de décembre ; réveillé par un vent froid, l'ébrouement des arbres lâchait sur nous des paquets de neige dure et glacée.

Au loin, nous distinguions le ruisseau que l'on devinait impatient de recueillir encore et encore dans son ventre l'eau qui allait crever le rideau du ciel ; également l'amas de roches que nous pensions propice à quelque refuge animal. À l'abord, la nuit est venue brusquement, recouvrant la lande et la roche d'un voile paisible. Une fondue blanche nous cernait, dissolvant le relief. Brusquement, la neige se remit à tomber, doucement d'abord, puis, aiguillonnée par le vent, en volutes aveuglantes. Fichant les skis verticalement pour les repérer au retour nous avons chaussé les raquettes. Pierre et moi nous sommes engagés dans l'amas rocheux pendant que mon père le contournait pour l'aborder par l'autre versant. Nous avions souvent joué parmi ces rochers, en connaissant les moindres parcelles ; mais la neige accumulée avait considérablement modifié le relief. Habituellement, s'y mouvoir ne présentait pas de difficulté. Notre assurance d'enfants scella notre perte.

***
Je suis tombé à terre. Tombé. Sa main ! Pierre ! Papa ! Je tombe... encore... ma vie, une chute. Toujours en retrait, je fais semblant.

***
Encore un peu.
***
Hypothermie. J'ai depuis conservé les séquelles. Le visage surtout. Elles ne sont rien en regard de ta perte. La culpabilité aussi. J'ai mal. Toujours. Je t'entends. Moi, grelottant de froid, et maman suppliante : « tu as retrouvé ton frère ? »...

La douleur ? Une tromperie de l'âme. Oui, on peut vivre dans la peine comme dans un pays. Je sens encore ta présence et ta main. Si froide. J’entends toujours ton rire.

***
Je ne sais pas pourquoi,
***
Même le temps m'a volé ton visage d'enfant. Aussi ton sourire. Je me regarde, je te vois adulte, vis en double. Ni tout à fait toi, ni tout à fait moi... Mon reflet et deux êtres. Moitié Pierre, moitié Jean. L'un jeune, l'autre vieux. Et chaque fois, mon cœur éclipse un battement. Le tien.

Une dérive... Un glissement du temps ce miroir déformant. Enfermé dans nos reflets ; dans mon reflet. Aussi.

***
J'avais envie de parler de toi à quelqu'un.
***
Amputé. Infirme... Oui, ma peine a une odeur. Celle de ta mort. Toute la vie elle m'a poursuivi, a imprégné chaque minute de mon existence. Je ne veux plus jamais la sentir. Jamais.

Et mon soupir. Le dernier. J'ai posé la tête contre la vitre, longtemps, et senti peu à peu la chaleur me quitter.

***
Absence
***

Coule le temps...
Présent,
Passé,
Encore un peu.

Je ne sais pas pourquoi,
J'avais envie de parler de toi à quelqu'un.

La neige est venue.
Blême, tu me regardes
Moi, jeune et vieux.

Adieu.

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Message  elea Sam 11 Fév 2012 - 19:14

Une écriture agréable au service d’une histoire poignante et plutôt sobrement racontée.

Quelque chose, dans l’ambiance, m’a attirée dès les premiers lignes. Et tout est là, une vie, un décor, une famille, une atmosphère, une saison.
Touchant, pudique.

Je regrette le découpage cependant, je le comprends au final mais il hache un peu trop la narration, perd parfois dans le fil de la construction du récit et intrigue au point de faire sortir de l’histoire.

Je crois que sans les "titres" on différencierait tout de même le présent du passé et que la lecture serait plus fluide ou moins "heurtée".

Bienvenue !



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Message  Invité Sam 11 Fév 2012 - 20:36

Une écriture somptueuse, vraiment ! J'ai adoré les longues phrases pleines de subordonnées qui, loin d'être lourdes comme elles le sont parfois, déroulent ici un motif parfaitement lisible, nuancé, envoûtant.
J'ai apprécié le découpage (à l'inverse d'Elea, pour une fois !) et le style qui peu à peu devient haché, à mesure que pèse le poids du souvenir.
Bref, j'ai beaucoup beaucoup aimé !

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Message  Invité Sam 11 Fév 2012 - 21:21

Beaucoup aimé, moi aussi. Un découpage séduisant, habile – très habile –, et une écriture qui m'a réveillé de ma léthargie de correcteur consciencieux.

Je me permets cependant ces quelques remarques :
– « Arcano è tutto, fuor che il nostro dolor » : en italique ;
– « Ultimo canto di Saffo » : idem ;
– « les acryliques crépitaient provoquant » : virgule après « crépitaient » ;
– « Coule le temps... » : « … » (Alt + 0133) ;
– « beaucoup d'autres... » : idem ;
– « le ciel prenait des tons gris-métallique » : « gris métallique » (sans trait d'union) ;
– « qu'elle tombait pendant des heures » : pas sûr que l'on puisse écrire « qu'elle » ici… Si vous aviez écrit « lorsque le ciel… et qu'elle », je n'y verrais aucun problème. Là, je répèterais « quand ». Easter(Island) confirmera ou infirmera sans doute après moi ;
– « Pierre l'aimait cette neige » : virgule après « l'aimait » ;
– « - Jean, regarde » : pour les dialogues, on emploie le tiret cadratin « — » (Alt + 0151) ;
– « aidé en cela il faut bien l'avouer par notre mère » : question de sensibilité personnelle, peut-être, toujours est-il que j'encadrerais de virgule « il faut bien l'avouer » ;
– « Le froid ralentissait le passage du temps nous laissant accroire » : virgule après « temps » ;
– « Je tombe... encore... » : « … » ;
– « maman suppliante : « tu as retrouvé ton frère ? »... » : majuscule à « tu », « … » ;
– « ni tout à fait moi... » : « … » ;
– « Une dérive... » : idem ;
– « Un glissement du temps ce miroir déformant » : virgule après « temps » ;
– « Infirme... » : « … » ;
– « Coule le temps... » : « … ».

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Message  Invité Dim 12 Fév 2012 - 10:35

Merci pour vos commentaires.
À propos d'orthographe, deux ou trois choses :
La ponctuation a certes ses règles, mais est également quelque chose de très "subjectif" et, j'irai jusqu'à dire, un peu personnel. C'est pour moi avant tout de la rythmique, un cadencement de la phrase (mais également bien d'autres choses encore que je ne développerais pas ici). Sur mon site, la correction n'intervient pas sur la ponctuation qui est un choix d'auteur (sinon il y aurait pléthore d'auteurs connus qui ne seraient pas édités).

Alors d'accord sur :
« les acryliques crépitaient provoquant » : virgule après « crépitaient »
« le ciel prenait des tons gris-métallique » : « gris métallique » (sans trait d'union) : gris-noir s'écrit avec trait d'union d'où mon erreur.
« aidé en cela il faut bien l'avouer par notre mère » : oui, pourquoi pas. Sauf que trop de virgules "hache" et parfois, nuit. Il est des virgules qui n'ont pas besoin d'être (matérialisées) ; elles sont, même si elles n'apparaissent pas.
« Le froid ralentissait le passage du temps nous laissant accroire »
D'accord sur les tirets cadratin d'autant que c'est ce que je préconise également (et que j'oublie systématiquement)

Pas d'accord sur :
« qu'elle tombait pendant des heures » : qui m'évite
« Pierre l'aimait cette neige » : très discutable. Choix d'auteur.
« Coule le temps... » et sur tous les ... : il se trouve qu'ici, cela ponctue le "poème" (si je puis le qualifier ainsi, mais je ne trouve pas, dans l'instant, d'autre qualificatif) qui figure à la fin. Dans le cas présent, les ... sont là pour "illustrer" le lent passage du temps.
« Un glissement du temps ce miroir déformant »
« ni tout à fait moi... et ce qui suit : je ne vois pas en quoi les ... posent problème. les ... ont pour moi différentes significations. Dans le cas présent, ils marquent une situation de profonde détresse. Après, à chaque lecteur de l'interpréter en fonction de sa propre sensibilité. Choix d'auteur encore une fois.

Enfin, pour terminer, ce texte avait déjà été corrigé sur 2 sites différents (dont je tairais les noms), mais dont je puis affirmer que les correcteurs sont également consciencieux (ce qui n'empêche pas de passer à côté de certaines "coquilles"). Donc attention à ne pas faire de la sur correction (il est toujours très délicat de savoir où s'arrêter).
Merci pour cette lecture très fouillée.

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Message  hi wen Dim 12 Fév 2012 - 10:49

http://www.blanchot.fr/fr/index.php?option=com_content&task=view&id=66&Itemid=41



C'est un commentaire personnel, ça ?
Extrait de la page d'accueil : "[...] commenter les autres textes et [de] le faire de manière constructive et pertinente, parce que lorsque la critique est argumentée et n’est ni lapidaire, ni expéditive ni démesurément dithyrambique [...]"
La Modération

hi wen

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Message  Invité Dim 12 Fév 2012 - 11:39

luluberlu a écrit:Arcano è tutto, fuor che il nostro dolor. Tout est obscur, sauf notre douleur. Giacomo Leopardi, Ultimo canto di Saffo.

Toute la journée l'orage n'avait cessé de s'appesantir sur la région, ne dispensant que quelques gouttes, quelques grondements, comme pour entretenir l'espoir d'une délivrance. Son imminence sans cesse renaissante avait électrisé l'atmosphère et l'énergie environnante n'incitait pas les gens à se frôler ; parfois, les acryliques crépitaient, provoquant des sursauts compulsifs. À la nuit tombée, il s'était doucement dilué, une pluie fine et apaisante prodiguant ses bienfaits pour extraire les hommes de la moiteur du jour.
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Immersion.
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Doucement, l'ondée tambourinait sur la vitre. Il regardait dehors, mais ne voyait rien d'autre que son propre reflet tremblé dans l'obscurité, une ombre douloureuse, une tache un peu grise que les gouttes brouillaient à loisir, un être qu'il n'avait pas vu depuis longtemps et dont il constatait qu'il avait vieilli. À force de vivre ce brouillon de vie avec son fantôme, cette vieille connaissance avec qui on partage, parent d'infortune qu'il essayait de faire revivre et parler pour lui poser la seule question dont il savait qu'il ne voulait ni ne pouvait entendre la réponse, il lui prit l'envie diffuse de se dissoudre, de se laisser laver et emporter par cette pluie si douce, de rejoindre les flots tumultueux de quelque fleuve pour finir par sombrer au fond d'un océan, dans un néant qui ne serait pas peuplé de rêves et de regrets, lui éviterait de disparaître dans les profondeurs sombres des rayonnages de sa mémoire. Il restait là, désemparé, comme si la raison pour laquelle il était venu s'était perdue en chemin. Puis, soudain, accentuée par la moiteur excessive de la pièce, la fatigue le submergea.
***
Coule le temps…
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Ne parvenant pas à se détacher de son double, subrepticement, il lui vint à l'esprit un petit recueil de poésies qu'il avait lu, jadis. En pensée il déambula un bref moment parmi elles jusqu'à s'attarder sur celle qu'il savait s'appliquer à l'homme et l'enfant qui le regardaient dans les yeux :

La neige est venue.
Blême, tu me regardes
Moi, jeune et vieux.


Puis, allant à la dérive, il se demanda si son manque d'implication n'était pas la cause du dérèglement de sa vie. Distant de lui-même, interrogeant le noir, ruminant des morceaux de temps perdu, aux lèvres un sourire d'autrefois que rien n'éclairait plus, mais avec dans les yeux la lumière de sa vie d'avant, regardant au-delà de l'horizon vers un point visible seulement avec le cœur, plongé dans une existence qui avait été sienne il y a bien longtemps et dont le mensonge était absent, il souhaita confusément être une petite flamme en cette brève existence.

***
Présent,
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Mais peut-être eût-il mieux valu se mentir ? Non ! Il savait que le mensonge n'est qu'un rêve pris en flagrant délit, que Dieu écrit sur des lignes tordues. Calmement il se laissa absorber par l'ombre de ses pensées, sortant d'une armoire fermée à clef une boîte qui en contenait beaucoup d'autres… Insensiblement, elles le firent rouler vers son enfance, vers les parfums des prés dans lesquels ils avaient joué, ses peurs et leurs chagrins. Surtout leurs chagrins.
Percevant des cris d'enfants il se vit, lui, et Pierre son jumeau, quand les premières pâleurs de la vie scrutaient les ténèbres, qu'elles n'étaient pas encore souillées, lancées comme une flèche d'argent vers l'avenir.
***
Passé,
***
L'hiver avait été brutal. Très froid. Le gel faisait craquer jusqu'aux pierres. La neige aussi, quand le ciel prenait des tons gris métallique, qu'elle tombait pendant des heures, enveloppante, réduisant au silence les bêtes et les hommes, retranchant les êtres au monde.

Pierre l'aimait cette neige. Il disait :

- Jean, regarde ce bel habit.

Ce jour-là depuis le matin le ciel roulait, crevant de rage, réduisant férocement à néant notre campagne dans un maelström échevelé, projetant aux visages bourrasques de neige et piques acérées, mille arêtes tranchantes qui venaient nous larder, sadiques, jusqu'à ce que nous courbions la tête en signe de soumission. Mais Pierre ne pliait pas. De nous deux c'était le plus intrépide, celui qui lançait les défis, refusait le carcan de l'autorité paternelle, aidé en cela il faut bien l'avouer par notre mère qui souvent en atténuait les rigueurs. C'était pourtant le plus fragile. Peu de force. Un peu malingre. Souvent malade.

Le repas fut pris en vitesse. On liquida tout. Pas de miettes. Assiettes nettoyées. Table nette et ventres pleins. Puis on parla des bêtes échappées le matin, juste avant la tempête. Pierre, ayant mal fermé les portes de la bergerie, s'était proposé d'aller les chercher. Mais la neige frappait contre les carreaux en voltes folles et désordonnées, graines d'étoiles occultant le paysage, interminable farandole de lucioles aussitôt balayées par un vent furieux. Je ne sais si mon père en colère l'avait vraiment écouté. Quoi qu'il en soit, ma mère ne voulait pas. Le danger trop grand l'effrayait.

En début d'après-midi cette frénésie s’apaisa, voulant signifier aux humains que la vie pouvait reprendre son cours. De gros flocons continuaient à tomber. Le ciel aux nuages brisés voulait répandre sa poussière sur le monde. Enfin, ils cessèrent. Mais la lande ne ressemblait plus à rien de ce que nous connaissions. Les sons nous parvenaient ouatés, comme si une main violente cherchait à les étouffer sous un oreiller géant. Le soleil se frayait difficilement un passage entre deux nuages. Les cristaux de glace, diamants pendant une seconde, accrochaient parfois un rayon.

***
Depuis des siècles, il existe un chemin qui traverse la lande et serpente des gorges de la Bourne jusqu'aux grands Goulets. Avant l'édification de la route, il assurait le passage des caravanes de mulets qui descendaient le charbon de bois en plaine. D'abord de taille étroite il s'élargissait ensuite. Il suffisait alors de le suivre jusqu'aux Pas des Voutes pour accéder enfin, après une montée plus raide et une succession de vires, au sommet du plateau. C'est là qu'à la saison Pierre et moi estivions les brebis. Superbes avec leur air stupide et doux elles paissaient en paix balançant leurs clarines. Un bélier également clariné, aux cornes tournées en spirale, veillait sur son cheptel. Parfois du parc un bêlement montait. Le soir venu, dedans la bergerie, une à une, avec le chien nous rentrions les ovines.

La métairie était sise le long de cette vieille route. Elle est aujourd'hui abandonnée. Mais au milieu du siècle dernier, mes parents, Pierre et moi l'occupions. Maman était alors institutrice à l'école du village.

***
Au moment de notre départ, l'après-midi tirant à sa fin, le ciel semblait apaisé. Nous disposions de peu de temps. Pour aller plus vite, nous avions chaussé les skis et emporté les raquettes. Maman nous attendrait à la maison. Nous partîmes à trois. Le froid ralentissait le passage du temps, nous laissant accroire que nous en disposions. La végétation, mélange de hêtraies-sapinière, de pins à crochets mêlés d'épicéas, joignait ses ombres au crépuscule blême à peine naissant. Parfois, un lièvre variable, pelage blanc si discret sur la neige, fuyait à notre approche. Le silence était seulement troublé par le chuintement léger de l'aigle royal dont la parade nuptiale en piqués et festons avait débuté dès le mois de décembre ; réveillé par un vent froid, l'ébrouement des arbres lâchait sur nous des paquets de neige dure et glacée.

Au loin, nous distinguions le ruisseau que l'on devinait impatient de recueillir encore et encore dans son ventre l'eau qui allait crever le rideau du ciel ; également l'amas de roches que nous pensions propice à quelque refuge animal. À l'abord, la nuit est venue brusquement, recouvrant la lande et la roche d'un voile paisible. Une fondue blanche nous cernait, dissolvant le relief. Brusquement, la neige se remit à tomber, doucement d'abord, puis, aiguillonnée par le vent, en volutes aveuglantes. Fichant les skis verticalement pour les repérer au retour nous avons chaussé les raquettes. Pierre et moi nous sommes engagés dans l'amas rocheux pendant que mon père le contournait pour l'aborder par l'autre versant. Nous avions souvent joué parmi ces rochers, en connaissant les moindres parcelles ; mais la neige accumulée avait considérablement modifié le relief. Habituellement, s'y mouvoir ne présentait pas de difficulté. Notre assurance d'enfants scella notre perte.

***
Je suis tombé à terre. Tombé. Sa main ! Pierre ! Papa ! Je tombe… encore… ma vie, une chute. Toujours en retrait, je fais semblant.

***
Encore un peu.
***
Hypothermie. J'ai depuis conservé les séquelles. Le visage surtout. Elles ne sont rien en regard de ta perte. La culpabilité aussi. J'ai mal. Toujours. Je t'entends. Moi, grelottant de froid, et maman suppliante : « Tu as retrouvé ton frère ? »…

La douleur ? Une tromperie de l'âme. Oui, on peut vivre dans la peine comme dans un pays. Je sens encore ta présence et ta main. Si froide. J’entends toujours ton rire.

***
Je ne sais pas pourquoi,
***
Même le temps m'a volé ton visage d'enfant. Aussi ton sourire. Je me regarde, je te vois adulte, vis en double. Ni tout à fait toi, ni tout à fait moi… Mon reflet et deux êtres. Moitié Pierre, moitié Jean. L'un jeune, l'autre vieux. Et chaque fois, mon cœur éclipse un battement. Le tien.

Une dérive… Un glissement du temps ce miroir déformant. Enfermé dans nos reflets ; dans mon reflet. Aussi.

***
J'avais envie de parler de toi à quelqu'un.
***
Amputé. Infirme… Oui, ma peine a une odeur. Celle de ta mort. Toute la vie elle m'a poursuivi, a imprégné chaque minute de mon existence. Je ne veux plus jamais la sentir. Jamais.

Et mon soupir. Le dernier. J'ai posé la tête contre la vitre, longtemps, et senti peu à peu la chaleur me quitter.

***
Absence
***

Coule le temps…
Présent,
Passé,
Encore un peu.

Je ne sais pas pourquoi,
J'avais envie de parler de toi à quelqu'un.

La neige est venue.
Blême, tu me regardes
Moi, jeune et vieux.

Adieu.

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Message  Modération Dim 12 Fév 2012 - 11:46

lulurberlu, on arrête avec les erreurs de manip, voulez-vous ??
Il existe un bouton PREVISUALISER avant d'appuyer sur ENVOYER
Merci !




Par ailleurs, et comme on le dit (trop) fréquemment aux autres auteurs, prière de bien vouloir ne pas intervenir trop systématiquement après les commentaires mais plutôt de regrouper vos réponses.
Cela évitera de faire remonter ou de maintenir vous-même votre texte en haut de page au détriment des autres textes.
Si vous désirez intervenir souvent ou développer un point particulier, il existe un sujet fait pour cela ICI.
Merci de votre compréhension.
La Modération

.

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Message  Invité Dim 12 Fév 2012 - 12:27

luluberlu a écrit:Merci pour vos commentaires.
À propos d'orthographe, deux ou trois choses :
La ponctuation a certes ses règles, mais est également quelque chose de très "subjectif" et, j'irai jusqu'à dire, un peu personnel. C'est pour moi avant tout de la rythmique, un cadencement de la phrase (mais également bien d'autres choses encore que je ne développerais pas ici). Sur mon site, la correction n'intervient pas sur la ponctuation qui est un choix d'auteur (sinon il y aurait pléthore d'auteurs connus qui ne seraient pas édités).

Alors d'accord sur :
« les acryliques crépitaient provoquant » : virgule après « crépitaient »
« le ciel prenait des tons gris-métallique » : « gris métallique » (sans trait d'union) : gris-noir s'écrit avec trait d'union d'où mon erreur.
« aidé en cela il faut bien l'avouer par notre mère » : oui, pourquoi pas. Sauf que trop de virgules "hache" et parfois, nuit. Il est des virgules qui n'ont pas besoin d'être (matérialisées) ; elles sont, même si elles n'apparaissent pas.
« Le froid ralentissait le passage du temps nous laissant accroire »
D'accord sur les tirets cadratin d'autant que c'est ce que je préconise également (et que j'oublie systématiquement)

Pas d'accord sur :
« qu'elle tombait pendant des heures » : qui m'évite
« Pierre l'aimait cette neige » : très discutable. Choix d'auteur.
« Coule le temps... » et sur tous les ... : il se trouve qu'ici, cela ponctue le "poème" (si je puis le qualifier ainsi, mais je ne trouve pas, dans l'instant, d'autre qualificatif) qui figure à la fin. Dans le cas présent, les ... sont là pour "illustrer" le lent passage du temps.
« Un glissement du temps ce miroir déformant »
« ni tout à fait moi... et ce qui suit : je ne vois pas en quoi les ... posent problème. les ... ont pour moi différentes significations. Dans le cas présent, ils marquent une situation de profonde détresse. Après, à chaque lecteur de l'interpréter en fonction de sa propre sensibilité. Choix d'auteur encore une fois.

Enfin, pour terminer, ce texte avait déjà été corrigé sur 2 sites différents (dont je tairais les noms), mais dont je puis affirmer que les correcteurs sont également consciencieux (ce qui n'empêche pas de passer à côté de certaines "coquilles"). Donc attention à ne pas faire de la sur correction (il est toujours très délicat de savoir où s'arrêter).
Merci pour cette lecture très fouillée.
Je m'exprime rapidement sur vos points de désaccord, car vous ne m'avez pas entièrement compris.
Je n'ai rien contre vos points de suspension, à condition que vous employiez les bons. Si l'on veut être exact, on n'emploie pas trois points les uns à la suite des autres (« ... »), mais on emploie le signe « … », accessible à partir de la combinaison Alt + 0133. Les points sont alors plus rapprochés. La plupart des logiciels de traitement de texte les remplacent automatiquement.
Avant de m'accuser de surcorriger, certes avec politesse, essayez s'il vous plaît de bien lire mes remarques, qui se veulent avant tout indicatives.
Quant à « Pierre l'aimait cette neige », la virgule que je placerais après « aimait » et que vous jugez « très discutable », eh bien… libre à vous. J'insiste cependant : nul « choix d'auteur » ici. La grammaire veut que l'on écrive « Pierre aimait cette neige » mais « Pierre l'aimait, cette neige », je n'y peux rien.

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Message  Invité Dim 12 Fév 2012 - 18:06

Un peu long à se mettre en place, mais une fois qu’on est dedans, on est absorbé par ce récit vivant autant que pudique. Je trouve assez habile cette façon de mixer à la fois le très descriptif et le lapidaire lorsque l’action mais aussi l’émotion deviennent cruciales. Un bon rythme, qu’accentue le découpage en paragraphes. J’ai beaucoup aimé à partir de “Présent”.

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Message  midnightrambler Mar 14 Fév 2012 - 23:51

Bonsoir,

Une belle écriture au service d'une histoire dramatique et de l'introspection permanente qu'elle suscite chez le narrateur mais, comme les chaud et froid dans la gastronomie, je ne goûte guère la souplesse d'une prose libre et le carcan de structures qui rappellent la poésie dans le même texte ...

Amicalement,
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