Repas familial

[Raoulraoul]

Repas familial

Nathalie Granger est assise au bout de la table. Cette extrémité lui convient. Elle ne peut pas regarder devant elle. Elle ne regarde pas. Elle ne voit que le parc derrière lui. Elle ne voit pas Georges Granger à l’autre bout de la table. Lui.
Elle aime le parc, les acacias céladon du parc, les massifs fleuris du parc, le bassin au milieu du parc, la musique de l’eau.
Lui est au bout de la table. Il ne cesse de regarder Nathalie Granger. Il plonge devant lui ses doigts dans son assiette, il fait craquer les pinces du homard qu’il mange. Il fait craquer une rage dans ce silence. Il fait craquer tout ce qui l’éloigne de Nathalie Granger. Chaque jour c’est ainsi. Les mêmes silences qui roulent sur la longue table qui sépare Nathalie et Georges Granger. Les mêmes silences que la lumière ici douce de l’été remplit.
Georges Granger porte une fine moustache. Les portraits accrochés au mur ressemblent à Georges Granger. Tout ici ressemble à Georges Granger. Même les fusils. Les massifs fleuris dans le parc ne ressemblent pas à Georges Granger. Les fusils au mur sont rangés dans leur râtelier, avec le blason des Granger. Georges est élégant dans sa veste de tweed anglais. Georges sort son stylo de sa veste et il écrit. Bruit de la plume en or sur le papier. Nathalie méprise ce moment. Elle boit son léger consommé de légumes encore tiède.
Je me souviens que j’étais au milieu, courant d’un bout à l’autre de la table. Au milieu d’elle et de lui. Il me donne son bout de papier, écrit au stylo encre. Je porte le bout de papier à elle. Elle sait déjà ce que le bout de papier dit. Nathalie Granger elle sait tout mais elle ne dit plus rien. Nathalie Granger lit quand même le bout de papier. Aujourd’hui le bout de papier dit « Salope, je déteste ton nouveau parfum ».
Il y a un avion qui passe dans le ciel blanc, trop blanc de l’été. Un avion comme une mouche lointaine. Georges se verse une rasade de vin. Ses doigts sont épais, pleins de homard, laissant du jus de homard sur le verre. Georges a un joli sourire intérieur que je n’aime pas.
Nathalie est droite sur sa chaise, dans sa robe de crêpe. Elle veut écrire quelque chose. Je cours lui apporter le stylo d’or de Georges. Avec le stylo d’or elle écrit quelque chose. Un peu de vent caresse les rideaux. Crissement de la plume sur le papier.
La bonne vient débarrasser les plats. Nathalie termine d’écrire. Je cours porter l’écriture à Georges Granger. Georges Granger déplie en douceur le papier écrit. Georges Granger lit « Tu as raison. Un jour je rêverais de déféquer sur toi ». Son visage pâlit.
Mais la bonne apporte un gâteau d’anniversaire. C’est le mien, j’ai dix ans. D’autres papiers seront échangés entre mon père et ma mère. C’est une habitude puisque ma mère est muette depuis son cancer à la gorge. Et mon père est devenu sourd. Alors mes parents sont écrivains. Ils s’aiment et je ne lis jamais leurs petits papiers. Je fais semblant de ne pas les lire.
La bonne me sert du gâteau. Georges et Nathalie ne mangent pas de mon gâteau. Elle se lève et va sur la terrasse. Elle a une coupe de champagne à la main. Le vent fait bouger sa robe. Lui me regarde. Lui remue sa fine moustache pour me dire quelque chose, mais lui ne dit rien parce qu’il ne sait rien me dire. Sur la table il y a plein de petits papiers couverts d’encre. Le vent ne fait même pas voler les petits papiers.
Lui se lève. Il va décrocher un fusil. Il part dans le parc. Nathalie aime regarder de dos son mari partir. Elle est presque belle. Aujourd’hui j’ai dix ans et quelques secondes. J’aime sentir le parfum de ma mère. D’autres avions noircissent le ciel. C’est à peine si on entend retentir un coup de feu dans le parc.
La bonne va et vient. C’est son rôle. C’est son nom. On l’appelle Va et Vient, la bonne Va et Vient, cette fois elle apporte un bout de papier. Ma mère le lit « Tu me trouveras dans le bassin, petite salope ». Depuis ce jour Nathalie Granger est veuve. La musique de l’eau la poursuit, et elle regarde les acacias avec un peu de tristesse. Elle écrit des romans envoyés à elle-même. La bonne va et vient et parfois me regarde.
Il fait sombre dans ce grand château.

[Invité]

Des révélations peaufinées, comme une mitrailleuse ; ça tombe sans prévenir et prend le lecteur par surprise, alors même qu'il a déjà sa propre interprétation de la situation. J'ai beaucoup beaucoup aimé l'ambiance, la narration détachée, les personnages atypiques, la progression du texte, le travail sur le contraste... Je suis fan !

Juste une remarque de forme ici : "Lui remue sa fine moustache pour me dire quelque chose, mais lui ne dit rien parce qu’il ne sait rien me dire. " Ce lui est à mon avis inutile, redondant.

[elea]

Beaucoup aimé, le déroulement impeccable et implacable de cette scène, en crescendo, et l’aspect très visuel.
C’est cruel et surprenant, prenant. Merci pour ce bon moment.

[mentor]

Excellent récit, très original à plusieurs points de vue
Bravo
(le titre n'est pas bon)

[Invité]

Easter(Island) et elea ont bien résumé ce que je pense de ce texte surprenant et très travaillé. J'ai aimé.

Une petite remarque, peut-être même discutable : j'écrirais « Va-et-Vient » et non « Va et Vient » sans traits d'union (puisque ici, c'est le nom qui est convoqué plus que le verbe) dans « On l’appelle Va et Vient, la bonne Va et Vient ».

[Misra]

J'ai beaucoup aimé ce texte qui peu à peu déroule personnages, décor et narrateur comme une couverture que l'on ferait lentement glisser. Particulièrement aimé :"Il fait craquer une rage dans ce silence" et les petits papiers qui font appesantissent le silence. Merci pour cette lecture

[ubikmagic]

Remarquable sur le fond, idée passionnante, crescendo impeccable, le tout raconté par un enfant, ce qui donne à l'ensemble encore plus de noirceur sinistre.
Seul défaut : ces rafales de répétitions. Je suppose que c'est pour souligner l'enfance du narrateur, mais je trouve que le texte y perd en valeur. Je comprends qu'on puisse utiliser ce procédé, de façon consciente - enfin, là, à ce stade, ça ne peut qu'être conscient -, mais ça me dérange toutefois.
Ceci n'est que mon avis...

Ubik.

[Ariel]

J'aime bien.
C'est ma fraîche du jour, ici.

C'est disséqué.

Un peu d'accord sur le répétitions de répétitions, celle à contre-courant sur les massifs fleuris demanderait un peu de sécheresse dans le "tombé", je crois.
Comme le petit "floc" du déféquer, très classe...

Le narrateur reste un peu dans le flou. On ne sait pas s'il est insouciant, blasé, s'il raconte quelques jours ou quelques décennies plus tard. Je ne sais pas si ça ajouterait quelque chose. Peut-être. Ou peut-être a-t-il raison de rester dans le flou......

La chute : je me dis toujours que quand ça devient un peu trop prévisible, c'est amusant d'en prendre le contre-pied au dernier moment (elle court au fond du jardin et découvre son chien préféré en train d'agoniser dans la fontaine... Sinistre à souhait, non ?)

Non, vraiment, j'ai bien aimé.

[M-arjolaine]

Moi qui suis très attachée aux ambiances, je trouve que de ce point de vue, le texte est parfait, je m'y voyais.
Je rejoins Ubik sur les répétitions trop appuyées, mais enfin, je comprends la volonté de l'auteur ! Le déroulement de l'histoire, tout m'a vraiment plu, c'est un très bon texte selon moi.

[Rebecca]

Nathalie Granger, héroïne durassienne de dix ans, fille de Isabelle Granger est devenue à son tour la mère de l'enfant ? Comme dans le film de Marguerite Duras, l'enfant est un peu le vecteur des violences adultes . Une sorte de mise en abyme , un hommage ?
J'ai également apprécié l'écriture "à la manière de " mon ex auteur préféré, reconnaissable entre autre à ces répétitions systématiques des prénom et nom de l'héroïne . Bien réalisé, le contraste entre la description d'un monde feutré, aux apparences paisibles et la sourde horreur qui émane de ces âmes en décomposition.
Trés visuel, une écriture qui happe. Bravo.

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