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Le Fatras

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Message  Lain Jeu 8 Mar 2012 - 14:30

Le Fatras


14 Octobre

1.

Il pense, à l’instant, que cet homme avec son casque sur les oreilles est un peu comme lui. Il est assis à côté de la fenêtre, un verre de bière et la bouteille posée sur la table, il observe la buée sur la vitre, ou le carrefour à travers, un peu au-dessus du carrefour puis parfois, le mur derrière lui. Il sourit discrètement.
" Est-ce la musique dans ses oreilles qui le fait sourire ainsi ? ou une sorte de satisfaction à vivre une vie commune trop solitaire ? Je ne lui ressemble pas. Lui n’a pas besoin de tous les objets qui m’entourent. Le téléphone, le paquet de cigarette posé juste au-dessus (même-si-maintenant-on-ne-fume-plus-dans-les-cafés), l’ordinateur portable ouvert sur un scénario pas terminé qui date de trop longtemps d’ailleurs pour que je pense encore le terminer un jour… »
Mais son portable ouvert quand même pour faire illusion, ou attendre, ou ne pas être seul.
« …et mon carnet de gribouillis. »
Il a lui aussi des écouteurs dans les oreilles.
« Mais on m’ignore, on ne s’intrigue pas de ma présence, ma façon de regarder cet écran, me gratter le front, en vidant bière sur bière, je n’existe pas. Autour ça parle, se rencontre, vibre, rit, joue, jouit… autour parce que moi, je suis éteint, froid comme un carré de brique, rêche comme une pierre cassée, mort comme un arbrisseau carbonisé. »
Il observe le monde sans participer, se lie à peu de choses, ne parle pas beaucoup. Il n’a, presque, plus que des contacts sociaux minimaux : « bonjour », « au revoir », « une bière », « s’il-vous-plaît », ou alors il s’embourbe dans des relations improbables, mais la plus grande partie du temps, il se parle à lui-même.
« Maudit soit l’effet de la vie sur le visage, les rides du temps, malheurs sur malheurs, heurts sur heurts, toutes ces heures ! Tout ce temps qui pour moi ne passe pas ou mal, autour semble courir et danser. »
Et surtout filer entre ses doigts. Il se dit maladroit, prétend que l’inconsistance le rend ainsi, d’autres fois l’angoisse.
« Un groupe d’hommes joue aux cartes. Ils boivent du thé. Chez eux quelqu’un les attend ou ne les attend plus, mais ils ne se posent pas la question. Ils savent ce qu’il en est, et sera. La seule chose qui désormais les troublera, c’est la mort, ou alors les petits soucis quotidiens, mais ce sont les mêmes choses. Des choses… inexorables. Ils n’auront rien fait de particulier pour cela, ils auront juste « vécu ». Des hommes ordinaires, on en croise tout le temps, ils pullulent. »
Il ne voit pas son regard. Il est dur et triste à la fois, ce n’est ni de la maladresse ni de l’angoisse.
« Je déteste ma haine de l’humanité mais je ne sais pas faire autrement. J’essaie d’aimer l’homme, j’essaie sans cesse de lui trouver des excuses, ou des beautés cachées, comme des trésors que je n’aurais pas encore découverts. Mais le pire est de savoir que des trésors existent, où ils sont cachés, mais qu’ils sont d’avance perdu. Mieux vaut s’abstenir. Ce groupe d’homme a trouvé son trésor dans les cartes. Mais non ! Ils ont une femme qui les attend c’est sûr. Pauvre femme ! Vraiment, je déteste l’homme, et la femme aussi d’ailleurs. Je préfère la nature, les vents, les vagues, la violence du froid ou les pluies torrentielles, la poussière, les ordures, le soleil… L’homme, comme ça, n’est pas pour moi. »
Il ne peut se résigner à ce que le monde tourne sans lui, à ce que cela ne l’empêche pas d’exister, à défaut de vivre, que les gens puissent le croiser sans le regarder, le regarder sans lui sourire, que toutes les femmes ne soit pas amoureuses de lui. Cette idée évidente et normale pour chacun le rend maussade, froid, ou agressif aussi, exigeant, extrêmement exigeant. Il attend des autres la plus entière disponibilité et, puisque cela personne ne peut réellement lui offrir, il s’enferme chez lui, ou se saoule dans les cafés, mais toujours seul, seul à côté des autres.
Il enchaîne les bières, il doit pisser, se retient, en arrive à penser que devoir pisser le rend productif, l’aidera à uriner ses idées, mais il ne pisse rien. Il écrit des mots sans suite sur l’écran de son portable, pour que les hommes attablés le pensent occupé. Finalement il se lève.
« En sortant des toilettes, je paie au comptoir, fait le sourire compatissant habituel et la bise tout aussi habituelle à la moche serveuse, celle au trou dans le menton, celle qui, paraît-il, s’intéresse à moi, vais reprendre mes affaires et sors, décidé de ne plus revenir dans ce bar miteux. Les bars ne manquent pas dans le quartier. »
Il s’en va directement dans un autre presque à côté, le « Fatras », il y commande une bière et s’installe.
« Le serveur a un putain d’accent bruxellois. »
Non loin pousse une fleur qui se moque de sa présence. Son visage est d’une grande douceur, ses traits enfantins, la disposition des dents audacieuse, le teint très clair, les yeux verts jade. Mais elle semble aussi froide et implacable, sans que l’on sache vraiment ce qui peut faire dire cela. Ça ne tranche pas sur son apparente douceur, ça va plutôt avec, se conjugue bien.
Depuis ce matin elle a cette chose dans le regard qui la brouille. Et elle se dit sur un ton puéril à peine sur-joué « le monde aujourd’hui n’est pas joli ». Elle est chez elle, dehors ni soleil ni monde animé, rien à faire. Elle s’entoure de ses bras, se met un peu en boule et laisse s’échapper un soupir de ronronnement. Elle reste un moment ainsi, et se caresse un peu les bras, comme dans une duveteuse étreinte avec elle-même, puis jette la couette sur le côté du lit et se lève. Elle s’étire, ouvre grand les yeux face à son miroir en s’aidant de ses doigts, secoue sa tête décoiffée, se recoiffe un peu, s’habille avec les vêtements restés au pied du lit, et sans plus se regarder, sort de sa chambre qui sent le tissu et un sommeilleux ennui. Elle est prête à bien vouloir voir ce que ses yeux lui délivrent.
Elle entre dans un bar, « le Fatras », où une amie travaille. Elle doit la voir ce soir, mais elle est en avance d’une heure. Elle s’assied, sort un livre de son sac. C’est ce qu’elle voulait faire, lire dans un bar, seule et tranquillement, avec un thé. Elle passe commande et commence à lire.
Mais elle n’a pas remarqué que lui, elle, si, et dès qu’elle a passé la porte.
« Elle est belle mais… elle a les yeux menteurs, le teint pâle, les incisives d’un vampire, je l’ai vu quand elle a souri au serveur au fort accent, les traits ronds trop sûr d’eux, le visage trop enfantin que pour être sincère.»
Elle est encore dans ses propres bras, elle est encore sous sa couette, qu’elle n’a pas quitté de la journée, la lumière du bar lui fait du bien, c’est la lumière qu’elle voulait. Seules quelques tables sont occupées, par des gens qui ne parlent pas trop fort. Elle en oublie sa lecture. »
« C’est étrange, cet hiver qui me traverse, et la grisaille, me rassurent aussi. »
Il la regarde, elle regarde dans le vide.
« On peut pousser sa concentration dans des endroits du corps en fonction des effets que l’on cherche. Même dans les yeux. On devient alors œil-qui-veut-voir-être-vu. J’essaie, me concentre à l’extrême, mes yeux vont sortir de mes orbites tellement j’y pousse le désir qu’elle me remarque. Elle ne me regardera pas, j’abandonne. Je n’ai rien à faire d’autre, j’essaie encore. Ça ne fonctionne décidément, désespérément pas. Et comme chaque fois j’y vois l’ensemble de ma vie qui défile, s’y abîme et me dis tant pis, je porterai ce destin jusqu’au bout. »
Pathétique idée qu’il ne pense même pas.
« Je commande une autre bière. Tant que je peux me retenir de pisser, je commande, c’est devenu ma façon de faire. »
Un homme, à l’intérieur, fume une cigarette électronique. Il crache la fumée avec une apparence de plaisir. Le geste pur. Ou le geste vide. Il regarde l’homme fumer, et délire.
« Cet homme ne vit pas. Regardez-le. Croit-il seulement à ce qu’il fait ? Il tire sur un truc en plastique et crache une fumée blanche immaculée et sans odeur s’il-vous-plaît, qui disparaît aussitôt. C’est un avatar de cigarette mais sans la substance, la puissance, la destructrice, la jaunissante. Baise-t-il sa pseudo-femme comme il fume sa pseudo-cigarette ? avec ce plaisir de quelque chose qui n’existe plus ? Ce qui existe tue. C’est ça qu’il faudrait écrire partout, pas seulement sur les paquets de cigarettes. Ce qui existe meurtri et finit par tuer, ou mourir, c’est la même chose. Est-il aussi vide que la fumée qu’il souffle ? Il n’est pas heureux, regardez-le, regardez-le, mais voyons regardez-le ! Même son air de contentement quand il inspire la vapeur d’eau de sa clope en plastique ne peut cacher qu’il préfèrerait encore cracher ses poumons, sentir l’agression des toxines, la lourdeur du carbone, il préfèrerait fesser sa pseudo-femme, l’entendre crier, gémir, jouir. Mais elle murmure, elle ronronne. Parfois il doit bien se laisser aller, mais c’est juste se laisser aller. Je repense au poème que j’ai écrit il y a quelques jours. Que vainquent la morsure sur la caresse, le torrent sur la goutte, l’explosion sur la fissure, et que dure cet instant ! Encore une fois n’importe quoi. »
Un groupe s’est assis à côté de lui.
« Si je pars maintenant, ils penseront que c’est à cause d’eux, pourtant j’avais envie d’arrêter, quitter cet endroit et passer à côté d’elle. J’aimerais un regard, un seul. Le reste de la soirée serait meilleur. »
Son livre est ouvert devant elle, ses yeux rivés dessus mais elle ne lit pas. Elle pense à son petit ami. Il est diplômé en philosophie. C’est sans doute ça qui lui a plu au début. Le savoir, la capacité de parler de tout. Maintenant ça l’ennuie.
« Elle me dit souvent qu’à couper les choses en morceaux comme je le fais, - mais en fait c’est pour les rendre compréhensibles, qu’à vouloir penser comme un philosophe etc… (et ce ne sont pas mes mots mais les siens) je n’agis pas, je ne bouge pas, je ne crée pas, que je passe à côté de moi-même, que je ne fais que m’observer. Et elle ne dit pas cela avec une bienveillante fermeté mais plutôt un gros ton de reproche. La bouilloire commence à grésiller. Elle se trompe, je ne suis pas comme ça. J’attends toujours que le voyant lumineux s’éteigne avant de la retirer du socle. C’est vrai je parle souvent de moi, mais ne parle-t-on pas mieux de soi que de n’importe quelle autre chose ? En vérité non, je ne crois pas. C’est un bruit assez agréable celui de l’ébullition. Pourquoi pas la « bullition » ? C’est un bruit féminin. Elle adore les tisanes d’ailleurs, moi j’y ai pris goût. Le voyant rouge s’éteint, le son de la bullition s’apaiseJe pensais… on ne parle pas mieux de soi que des autres choses. L’homme est bien plus intrigant pour lui-même que l’est le reste du monde. Et justement ! N’est-il pas alors plus courageux de s’attaquer à la plus voilée des intrigues plutôt qu’à des mécanismes qu’il suffit de regarder du bon œil, la bonne lentille ? Sa critique ne vaut rien. Je remplis ma tasse d’eau chaude, dedans j’ai déjà mis le thé, aussitôt s’élève la vapeur odorante. Tout le monde pense avec des catégories. On découpe, essaie de comprendre ce qui se passe, décortique, « et pourquoi ? », « et comment ? », « et depuis quand ? », « pour combien de temps ? », « avec qui ? quoi ? quels intérêts ? quel amour ? quelle haine ? quelle formule ? ... » Tout le monde fait ça. On veut tous comprendre. Peut-être moi je le fais avec un peu de rigueur ou d’acharnement. Le thé est brulant, j'ai tout mon temps. Au début, n’était-ce pas cela qu’elle aimait chez moi ?»
« On s’est rencontré l’été passé, pas celui qui vient de se terminer, celui de l’année avant, lors d’un concert dans un semi-squat bien connu. Elle était défoncée aux amphétamines, on a parlé toute la nuit et toute la journée qui a suivi, jusqu’au soir, et mon épuisement. Je restais éveillé à coup de cafés serrés et de cigarettes, elle était en descente, mais elle a pris quelques lignes de speed en fin de matinée, pour faire mieux passer la descente a-t-elle dit, j’avais peur de l’ennuyer avec ma philosophie, alors je l’ai écouté sans trop parler. Et elle, elle parlait sans arrêt, passant d’une chose à une autre sans ordre vraiment logique, si ce n’est celui de la raison de son esprit que j’aimais déjà, et de la drogue, sûrement, qui le bousculait ou le libérait un peu. Elle n’avait pas l’air fragile malgré son visage enfantin, ou ne voulait pas le montrer. »

« Non elle ne me regardera pas. Je retourne à mon écran et relis les derniers paragraphes, espérant y trouver quelques idées à garder. »
« J’ai compris par après qu’elle avait, réellement, une force et des remparts solides, que cette première fois je ne m’étais pas trompé. A cette époque je ne la connaissais pas, j’avais beaucoup à découvrir, et croyez-moi, ce ne fut pas de tout repos. »
« Mais rien. L’histoire de ce vagabond ne m’inspire vraiment plus rien, depuis des semaines. Je me suis embourbé à remplir son temps, lui imaginer des rencontres, des accidents, des états d’âme, des routes, mais je n’arrive plus. Ça commençait plutôt bien pourtant, l’idée. »
« Je prends la tasse entre mes mains, qui chauffent à son contact. Si je n’ai pas beaucoup parlé le premier jour de notre rencontre, les jours suivants, je ne tarissais plus en paroles, et qu’est-ce qu’elle aimait ça ! On a passé la première semaine sans se quitter des rétines, à discuter, faire l’amour, discuter, faire l’amour, en oublier de manger, choisir des mauvaises bouteilles de vin dans les magasins de nuit, parce que la journée nous ne sortions pas du lit. Après une semaine, nous avions déjà l’impression de nous connaître, et nous étions épuisés. Elle terminait son mémoire d’archéologie, je venais de terminer mes études. En une semaine à peine, j’étais empli de rêves, d’envies nous concernant. Peut-être un peu trop. Elle habite un appartement dans le centre de la ville que ses parents lui ont acheté quand elle a commencé l’université. Rien que pour ça, j’ai toujours pensé qu’elle était bénie des dieux, et je ne pouvais m’empêcher d’en être quelque peu jaloux. Ses parents lui avaient offert la liberté, c’était exactement ce que les miens m’avaient toujours refusé. J’ai compris par la suite que ce raisonnement était simpliste. Quand, passée une semaine, elle m’a fait comprendre, avec beaucoup de diplomatie d’ailleurs, qu’il était peut-être temps que je rentre chez moi, pour qu’elle travaille son mémoire, et que nous renouions tous les deux un peu avec le monde extérieur, j’étais en partie d’accord avec elle, mais inquiet aussi de ne pas la revoir. »
« Il a toujours un avis sur tout, croit parler bien de tout, et le fait sur un même ton professoral. Je n’avais pas remarqué cela tout de suite. Il a ce talent d’endormir de ses paroles. Il charme avec les mots. »
« Je suis rentré chez moi. J’habite une maison communautaire non loin du centre, à seulement dix minutes à pied de chez elle, mais j’avais déjà l’impression de sortir d’un univers pour entrer dans un tout autre. J’ai rêveusement marché jusque chez moi, empli d’un sentiment mélangé de crainte et de joie. »
« Nous avons passé la première semaine de notre rencontre dans mon appartement. Ça roulait vraiment bien, fluide, joyeux et physique, même s’il parle beaucoup. Nous ne nous sommes pas vus la semaine qui suivit. Je sentais qu’il s’inquiétait mais j’avais besoin de travailler mon mémoire, et savait me réjouir du souvenir de la semaine qui s’était écoulée dans ses bras. Il m’appela un jour sur deux, s’enquérait de la conduite de mon travail, me rassurait sur le fait que j’étais libre de le voir quand bon me semblait. J’aimais bien cela. Ça me rassurait, même si je savais qu’il me mentait un peu. Mentir parfois, c’est montrer que l’on veut plaire. Je le désirais, aussi, il faisait bien l’amour, mais attendre me plaisait, surtout que je savais détenir la décision de se voir ou non, pas encore. Je travaillais mon mémoire avec une énergie nouvelle, l’envie surement aussi de lui plaire, en lui montrant que moi aussi je savais bien penser. »
« J’ai allumé le poste de télé qui est dans le salon commun, il n’y avait personne à la maison, tant mieux je n’avais pas envie de raconter. Le monde en une semaine n’avait pas bougé, les même informations répétées tant et tant à la télé qu’elles perdent tout ce qui en fait des prétendues « nouvelles » : la crise, la récession, l’austérité, les grèves en Espagne, en Grèce, les appels à la mobilisation en France, les manifestations au Portugal, puis quelques mots sur les « pays émergeants », quelle insulte tout de même. « Pays émergeant ». Comme s’ils sortaient du moyen-âge, ou d’une mer sombre d’ennuis et de misère. »

« Quand nous nous sommes revus la semaine suivante, j’étais très excitée, il ne l'a pas remarqué tout de suite. On était tous deux un peu mal à l’aise. J’ai préparé un souper simple pour ne pas en faire trop. J’avais surtout vraiment envie de faire l’amour, la nuit entière. Nous avons fait l’amour mais il s’est endormi très vite après juste un seul orgasme. Mais j’ai aimé le regarder dormir et me suis touchée à côté de lui sans qu’il ne s’en rende compte. »
« Nous nous sommes revu exactement une semaine après nous être quitté, à nouveau chez elle. Elle était sublime de simplicité. Nous avons échangé quelques paroles banales, nous sommes embrassés un peu timidement, puis elle est partie dans la cuisine. Elle avait préparé un souper inattendu, des légumes à la vapeur avec un pesto de coriandre, pas de viande mais des galettes de graines d’amarante. Je lui ai demandé si elle était végétarienne. Elle m’a dit qu’il n’était pas nécessaire de manger de la viande tous les jours. Je n’ai pas très bien compris de quelle nécessité elle parlait. Nous avons mangé, c’était bon, excitant, nous n’attendions qu’une seule chose. »
« L’insistance dans le regard de ce garçon me dérange un peu mais il est plutôt joli. »
« Nous avons fait l’amour dans son lit, une fois, et elle a joui. Le matin je suis parti tôt, prétendant un rendez-vous factice. Je voulais qu’elle me pense actif, pas toujours disponible, et à vrai dire désirais l’être moi-même. J’ai souvent pensé que les rencontres et les relations nous font devenir autres que nous-même, nous poussent un peu au-delà, c’est à la fois richesse et pression, occasion et risque, c’est grisant et flippant tout de même. »
« Elle se fiche de ma présence. »
Il s’est levé, a rangé son portable dans sa sacoche, enfilé sa veste, tout cela d’une manière très calculée, pour que toujours elle en vienne à le regarder, et même pourquoi pas, se dit-il dans son délire, l’inviter à sa table. Mais elle n’a pas fait mine de le remarquer. Il sort dépité. L’extérieur lui offre toujours la même sensation de ne pas savoir que faire. Très vite il en est venu à éviter les changement d’état.
« On est trop libre dehors, je ne sais pas où aller. Retourner m’enfermer chez moi n’est pas plus enviable que d’être attablé dans ce bar. Cette fille était belle, mais elle ne m’a pas jeté un seul regard. »
Il traîne les pieds jusqu’à son appartement. Il regrette de ne pas écrire plus.
« Le thé est presque froid maintenant. Je la vois ce soir mais tard. La tasse est encore à moitié pleine. C’est devenu ainsi ces derniers temps, nos rendez-vous sont fixés de plus en plus tard dans la soirée. Je n’aime pas beaucoup le thé froid. Elle vient chez moi pour dormir, je vais chez elle pour manger et dormir. Le plaisir de la voir change de nature, pour elle aussi je pense. Je vide la tasse d’un trait. Peut-être était-ce déjà là aux premiers jours de nos ébats, mais endormi, ou plié, enroulé, latent. Si les relations nous emmènent au-delà de nous-même, il est des au-delà qui se figent. L’élan des premiers mois n’était plus tout-à-fait là, simplement, une phase descriptible, autant que nos différences et les façons possibles de les croiser. Je crois. Elle, je ne sais pas. Je ne crois pas. Nous rions encore, nous faisons toujours l’amour, nous avons plus ou moins chacun notre vie, nous entendons plutôt bien. Je donne des cours de morale, ça me semble absurde de ma part. Qui ais-je pu à ce point tromper pour lui faire croire que je suis apte à enseigner la morale ? En fait, c’est tant ri maintenant que c’est un intitulé presque vide, je peux faire presque ce qu’il me plaît. Mais avant même d’entrer en classe, l’élève est pris dans la débilité su système, qui lui demande de choisir entre la morale et la religion. C’est presque lui dire « l’un et l’autre sont insignifiants, c’est pour cela, tu as le choix » Et puis le mot « morale »… ça fait trois cents cinquante ans que ce terme est dépassé. La Belgique est le pays boueux de la philosophie. »
« Il est parti. Depuis combien de temps il m’observait ? Qu’importe, je retourne à ma lecture en attendant mon amie. Elle travaille ici, mais pas ce soir. »




2.

« J’ai oublié chez lui le disque qu’elle m’a prêté, je le reprendrai en partant demain. »

« Ce soir c’est elle qui vient chez moi. »
« Il m’attend sûrement déjà. »
Elle est encore au bar avec son amie.
« Elle ne la connaît pas depuis très longtemps. »
« Il ne l’aime pas beaucoup, je lui avais proposé de venir, il a préféré m’attendre chez lui. »
« Je n’avais pas envie de sortir, et puis je sentais qu’elle n’avait pas vraiment envie que je vienne... »
Elle ne parle pas de lui à son amie.
« J’ai écouté un disque qu’elle a laissé chez moi il n’y pas longtemps. »
Elles parlent de danse.
« Aux première notes du premier morceau, j’ai ri et me suis dit sans y penser « c’est une blague ? » J’ai passé quelques pistes, me suis attardé sur une que j’ai d’abord trouvé juste pas mauvaise, avant d’être pris au tripes par un violon très lent mais comme sauvage. Grave. Je me suis dit « cette musique-là c’est la blague et le tragique ». Le violon criait sa solitude pendant que l’orchestre le poussait au crime de cœur, avec une précision métronomique naïve et rieuse. Tous les morceaux ne m’ont pas touché. C’est un style. Du vieux tango. Peu distillé. »
Vers minuit elle sort du bar et prend le chemin vers l’appartement de son petit ami. Elle doit traverser le petit parc qui ressemble plus à un parking. Il y a toujours des hommes sur les bancs, elle n’aime pas passer à côté mais à cette heure la rue est encore assez animée pour qu’elle ne se sente pas menacée. Il l’attend. Il a passé la soirée à boire du thé et fumer des joints devant une mauvaise série américaine. Elle n’aime pas qu’il fume autant, ni les séries américaine.
« Il aura sûrement fumé toute la soirée. »
Elle arrive devant sa porte, sonne. Il descend lui ouvrir parce que le parlophone ne fonctionne pas.
« Il sent l’herbe. »
Ils s’enlacent, il lui prend la main, demande comment s’est passé sa soirée, tout en montant vers la chambre au premier étage.
« Il se fiche de comment s’est passée ma soirée. »
Elle est tendue, ne sait pas bien pourquoi, elle n’avait pas très envie de le voir ce soir. Ils entrent dans sa chambre, elle retire sa veste, ses chaussures, puis s’assied en tailleur sur le lit. Par terre traînent des vêtements sales, un cendrier rempli et deux autres improvisés dans des grandes canettes de bière vides ou à moitié. Le plafond haut rend la pièce un peu froide, d’autant que tout dans cette chambre est au ras du sol. Le lit est un matelas posé à même la moquette, des papiers tachés de traces de dessous de tasse à café encombrent une table basse en tec noir au milieu de la pièce, quelques mégots réfractaires gisent par terre. Des piles de livres penchent dans les coins. La cheminée est belle, avec ses imposantes colonnes de marbre noir, mais sa présence semble incongrue. Il ramasse les vêtements éparpillés et les lancent dans le coin à côté de la porte. Elle voit le disque de son amie parmi les papiers sur la table basse.
« Tu l’as écouté ? »
« Oui. »
« Et… ? »
« A part la quatre, ça ne me touche pas beaucoup. »
« J’aime bien la quatre aussi, le violon… »
« Est sauvage. C’est ça ? »
« Oui. »
Cette manie qu’il a de terminer ses phrases avant qu’elle n’ait eu le temps de les finir l’insupporte. Même s’il tombe juste, ça peut parfois lui couper jusqu’à l’envie de parler. Ce n’est, pense-t-elle, pas une communion de pensée comme il aime à le dire, un moment, deux personnes qui se fréquentent beaucoup savent quels mots l’autre emploie.
« Ne fais pas le malin, tu sais bien que sauvage est un mot que j’utilise souvent. »
Il le sait, sa réflexion lui déplaît. C’est aussi le premier mot qui lui est venu. Il veut lui dire mais laisse tomber.
« C’était bien ce soir ? »
« Oui je m’entend bien avec elle. Tu aurais dû passer. Je t’ai dit qu’elle fait de la danse contemporaine ? »
« Oui, du tango aussi. »
« Depuis pas longtemps, elle ne sait pas encore si elle va continuer ou pas. »
« C’est une danse très codée. Ça doit être pénible au début. »
« Je ne sais pas… c’est l’endroit qu’elle n’aime pas trop. »
Il se méfie de cette nouvelle amie.
« On regarde un film ? Je donne cours demain matin et c’est ma classe infernale. »




15 octobre

3.

Il s’est réveillé un peu avant midi, embrumé, encore ou déjà habillé, est sorti de son lit endormi, a enchaîné quelques cafés, quelques cigarettes, un joint.
« Après quelques cafés je suis sorti de chez moi et suis retourné dans le même bar que la veille au soir. Avec cet espoir à la con de revoir cette fille. On y sert de la soupe pour pas cher. J’avais, jusqu’à hier, l’habitude d’aller cinquante mètres plus loin, dans un autre bar moins « branché ». A force d’y être tous les jours, on a commencé à me connaître. Une moche serveuse s’est amourachée de moi, je l’ai su par un de ses collègues. Et puisque je ne manifestais aucun intérêt, ils ont sans doute pensé que j’étais homo, et c’est le serveur qui a commencé à me draguer, pas lourdement, mais tout de même. Chaque fois que j’y vais, je me sens obligé de parler. Je vais venir dans cet autre bar quasiment juste à côté. Nouveau QG. J’en ris moi-même. Je me suis installé à la même table que la veille, j’ai sorti mon portable et j’ai pensé aux rêves que j’ai fait la nuit. J’aurais préféré les oublier. J’ai allumé mon portable mais…»
Il n’arrive pas à écrire. Sa vie, ses rêves ne regardent que lui, les lire n’intéresse personne, ni, pense-t-il, lui-même.
« Je vais désormais tout décrire, tout sauf moi. »
Il commande une bière et enfonce les écouteurs dans ses oreilles.
« En regardant les gens qui parlent sans les entendre, j’imaginerai n’importe quelles suites de mots, n’importe quelles relations, n’importe quels noms. »
La musique, quelle qu’elle soit, lui fait toujours remuer les jambes.
« C’est un film muet dont je serai à la fois spectateur et auteur. Les gestes, les expressions des visages, les petits mouvements de doigts m’apparaîtront surdimensionnés, l’électricité entre les corps, les courants réciproques, à sens unique, contradictoires, ils deviendront presque visibles, des éclairs ou des brouillards. Les paroles cachent la vérité. »
« Il est parti sans me réveiller, tant mieux, je m’étais endormie tard. Le film qu’il a mis ne m’intéressait pas vraiment et il s’est endormi après vingt minutes. Vers 11h je me suis décidée à sortir du lit et je suis descendue dans la cuisine, j’ai croisé un de ses colocataires qui prenait son déjeuner. On a discuté un peu, j’ai bu un café et je suis rentrée chez moi. J’ai passé un coup de fil et suis partie danser. »
Il est resté assis toute l’après-midi, a bu bière sur bière, regardant les bouches qui parlent, les genoux qui se frottent, les épaules qui se haussent, les lèvres qui s’embrassent, les yeux qui clignent. Il en a décrit chaque trait, chaque mouvement, méthodiquement.
« L’apparence n‘existe pas. Il suffit d’observer. L’apparence est une couche comme une autre. Et d’une couche à l’autre, des passages sont ouverts, des portes grincent, des courants d’air font frissonner. On pourrait tout savoir d’un homme sans le connaître. Et même si rien n’était réel, ça n’en serait pas moins vrai. »
La danse pour elle est un remède. Adolescente, elle pensa longtemps y faire carrière. Une fracture du péroné, à la fin des secondaire, finit par la convaincre de s’inscrire à l’université.




17 octobre

4.

Ce soir le bar est bondé, il a ses écouteurs aux oreilles, et sa musique va fort. Les gens parlent fort aussi, mais ses écouteurs masquent, presque entièrement, le brouhaha des conversations. Seul un faible magma sonore lui parvient aux tympans, à travers son mur musical.
« Un homme seul avec une femme seule. Il ne la possède pas encore, il la désire, mais ne sait pas s’y prendre. Il se penche trop en avant, il veut trop distinctement atteindre son cou, le vampire !, il voudrait sortir les dents mais il n’ose pas encore. Elle n’est pas vraiment belle pourtant, les sourcils trop lâches, le nez trop rond, les lèvres trop enfoncées. Mais elle a le regard vif, et lui non. C’est ce qui lui manque, c’est ce qu’elle cherche. Elle recule à l’avance des baisers qu’il voudrait lui voler. Alors un moment, il prend l‘attitude inverse, en arrière sur son siège, attendant son assaut à elle, mais pas longtemps. Elle se joue un peu de lui. Elle regarde son gsm. Il se lève, tente de l’embrasser dans la nuque, elle est à son gsm mais ne se laisse pas faire et elle le repousse, doucement. Il prend sa main qui est libre, tout en se dirigeant vers la porte, gardant sa main dans la sienne jusqu’à ce que la distance la lui fasse lâcher. Il va fumer une clope. Pendant ce temps, elle parle au téléphone. Il revient, elle est toujours au téléphone. Il ne s’assied plus à côté d’elle, mais en face. Ils sont séparés par la table, les verres, un mètre au moins. Elle parle toujours au téléphone. Puis elle raccroche enfin, lui dit quelques mots, d’excuse sans doute, et va, à son tour, fumer dehors. Quand elle revient quelque chose a changé. Ils ont tous les deux compris que déjà ils sont lassés. Ça va si vite. Il lui demande si elle veut manger quelque chose, elle lui répond non. Il insiste, elle finit par accepter. Elle porte un haut dont le dos est en dentelles. C’est très excitant parce que l’on voit la bretelle arrière de son soutien-gorge. Mais elle chipote ses cheveux, et de la manière dont elle le fait, ce n’est pas très bon signe. Ils ne parlent plus que par intermittence. Il semble triste, elle semble ailleurs. Il enfile son pull, feint de se cacher dedans en l’enfilant, ça ne la fait pas vraiment rire. Il veut disparaître, rencontrer une autre fille qui le comprendrait, l’aimerait malgré sa nouvelle calvitie, elle veut trouver l’artiste fou dont elle rêve la nuit, et le jour. Alors, enfin, ils enfilent leur veste, les désirs un peu frustrés, et sortent. Ce soir, aucun de ces deux-là ne fera l’amour. Ils mangeront peut-être un bout quelque part, sans trop parler, puis se quitteront et rien annoncent qu’ils continueront à se voir. Dommage. Ou pas. »
« Lui par contre s’est assis face à elle, directement, jouant la distance, souriant, s’en foutant, lascivement. Lui a de la lueur dans les yeux, lui s’en fout de ses cheveux qui tombent, lui se les est rasé, et il est beau ainsi. Elle ne joue pas. Elle est jolie, aussi. Eux baiseront ce soir, l’un avec l’autre, ou l’un sans l’autre, peu importe pour finir. Peut-être même est-il homo. »
« Les autres sont en groupes plus nombreux. »

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Message  ubikmagic Ven 9 Mar 2012 - 13:16

J'avoue avoir été découragé par la longueur du texte et par l'emploi des couleurs ( m'étonne que la modération n'ait rien dit, la couleur faisant partie de ses prérogatives ).
Surtout le vert. Très dur, de lire du texte vert.
Faudrait que je copie le tout, le transborde chez Word, et mette tout en noir. Je tenterai le coup, si j'en trouve l'énergie. Le peu que j'ai survolé avait l'air intéressant.

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Message  Lain Ven 9 Mar 2012 - 13:26

tu as raison les couleurs rendent la lecture plus pénible, d'autant que je viens de remarquer qu'il y a des erreurs dans les couleurs. je le remets sans les couleurs...





Le Fatras












14 Octobre

1.

Il pense, à l’instant, que cet homme avec son casque sur les oreilles est un peu comme lui. Il est assis à côté de la fenêtre, un verre de bière et la bouteille posée sur la table, il observe la buée sur la vitre, ou le carrefour à travers, un peu au-dessus du carrefour puis parfois, le mur derrière lui. Il sourit discrètement.
« Est-ce la musique dans ses oreilles qui le fait sourire ainsi ? ou une sorte de satisfaction à vivre une vie commune trop solitaire ? Je ne lui ressemble pas. Lui n’a pas besoin de tous les objets qui m’entourent. Le téléphone, le paquet de cigarette posé juste au-dessus (même-si-maintenant-on-ne-fume-plus-dans-les-cafés), l’ordinateur portable ouvert sur un scénario pas terminé qui date de trop longtemps d’ailleurs pour que je pense encore le terminer un jour… »
Mais son portable ouvert quand même pour faire illusion, ou attendre, ou ne pas être seul.
« …et mon carnet de gribouillis. »
Il a lui aussi des écouteurs dans les oreilles.
« Mais on m’ignore, on ne s’intrigue pas de ma présence, ma façon de regarder cet écran, me gratter le front, en vidant bière sur bière, je n’existe pas. Autour ça parle, se rencontre, vibre, rit, joue, jouit… autour parce que moi, je suis éteint, froid comme un carré de brique, rêche comme une pierre cassée, mort comme un arbrisseau carbonisé. »
Il observe le monde sans participer, se lie à peu de choses, ne parle pas beaucoup. Il n’a, presque, plus que des contacts sociaux minimaux : « bonjour », « au revoir », « une bière », « s’il-vous-plaît », ou alors il s’embourbe dans des relations improbables, mais la plus grande partie du temps, il se parle à lui-même.
« Maudit soit l’effet de la vie sur le visage, les rides du temps, malheurs sur malheurs, heurts sur heurts, toutes ces heures ! Tout ce temps qui pour moi ne passe pas ou mal, autour semble courir et danser. »
Et surtout filer entre ses doigts. Il se dit maladroit, prétend que l’inconsistance le rend ainsi, d’autres fois l’angoisse.
« Un groupe d’hommes joue aux cartes. Ils boivent du thé. Chez eux quelqu’un les attend ou ne les attend plus, mais ils ne se posent pas la question. Ils savent ce qu’il en est, et sera. La seule chose qui désormais les troublera, c’est la mort, ou alors les petits soucis quotidiens, mais ce sont les mêmes choses. Des choses… inexorables. Ils n’auront rien fait de particulier pour cela, ils auront juste « vécu ». Des hommes ordinaires, on en croise tout le temps, ils pullulent. »
Il ne voit pas son regard. Il est dur et triste à la fois, ce n’est ni de la maladresse ni de l’angoisse.
« Je déteste ma haine de l’humanité mais je ne sais pas faire autrement. J’essaie d’aimer l’homme, j’essaie sans cesse de lui trouver des excuses, ou des beautés cachées, comme des trésors que je n’aurais pas encore découverts. Mais le pire est de savoir que des trésors existent, où ils sont cachés, mais qu’ils sont d’avance perdu. Mieux vaut s’abstenir. Ce groupe d’homme a trouvé son trésor dans les cartes. Mais non ! Ils ont une femme qui les attend c’est sûr. Pauvre femme ! Vraiment, je déteste l’homme, et la femme aussi d’ailleurs. Je préfère la nature, les vents, les vagues, la violence du froid ou les pluies torrentielles, la poussière, les ordures, le soleil… L’homme, comme ça, n’est pas pour moi. »
Il ne peut se résigner à ce que le monde tourne sans lui, à ce que cela ne l’empêche pas d’exister, à défaut de vivre, que les gens puissent le croiser sans le regarder, le regarder sans lui sourire, que toutes les femmes ne soit pas amoureuses de lui. Cette idée évidente et normale pour chacun le rend maussade, froid, ou agressif aussi, exigeant, extrêmement exigeant. Il attend des autres la plus entière disponibilité et, puisque cela personne ne peut réellement lui offrir, il s’enferme chez lui, ou se saoule dans les cafés, mais toujours seul, seul à côté des autres.
Il enchaîne les bières, il doit pisser, se retient, en arrive à penser que devoir pisser le rend productif, l’aidera à uriner ses idées, mais il ne pisse rien. Il écrit des mots sans suite sur l’écran de son portable, pour que les hommes attablés le pensent occupé. Finalement il se lève.
« En sortant des toilettes, je paie au comptoir, fait le sourire compatissant habituel et la bise tout aussi habituelle à la moche serveuse, celle au trou dans le menton, celle qui, paraît-il, s’intéresse à moi, vais reprendre mes affaires et sors, décidé de ne plus revenir dans ce bar miteux. Les bars ne manquent pas dans le quartier. »
Il s’en va directement dans un autre presque à côté, le « Fatras », il y commande une bière et s’installe.
« Le serveur a un putain d’accent bruxellois. »
Non loin pousse une fleur qui se moque de sa présence. Son visage est d’une grande douceur, ses traits enfantins, la disposition des dents audacieuse, le teint très clair, les yeux verts jade. Mais elle semble aussi froide et implacable, sans que l’on sache vraiment ce qui peut faire dire cela. Ça ne tranche pas sur son apparente douceur, ça va plutôt avec, se conjugue bien.
Depuis ce matin elle a cette chose dans le regard qui la brouille. Et elle se dit sur un ton puéril à peine sur-joué « le monde aujourd’hui n’est pas joli ». Elle est chez elle, dehors ni soleil ni monde animé, rien à faire. Elle s’entoure de ses bras, se met un peu en boule et laisse s’échapper un soupir de ronronnement. Elle reste un moment ainsi, et se caresse un peu les bras, comme dans une duveteuse étreinte avec elle-même, puis jette la couette sur le côté du lit et se lève. Elle s’étire, ouvre grand les yeux face à son miroir en s’aidant de ses doigts, secoue sa tête décoiffée, se recoiffe un peu, s’habille avec les vêtements restés au pied du lit, et sans plus se regarder, sort de sa chambre qui sent le tissu et un sommeilleux ennui. Elle est prête à bien vouloir voir ce que ses yeux lui délivrent.
Elle entre dans un bar, « le Fatras », où une amie travaille. Elle doit la voir ce soir, mais elle est en avance d’une heure. Elle s’assied, sort un livre de son sac. C’est ce qu’elle voulait faire, lire dans un bar, seule et tranquillement, avec un thé. Elle passe commande et commence à lire.
Mais elle n’a pas remarqué que lui, elle, si, et dès qu’elle a passé la porte.
« Elle est belle mais… elle a les yeux menteurs, le teint pâle, les incisives d’un vampire, je l’ai vu quand elle a souri au serveur au fort accent, les traits ronds trop sûr d’eux, le visage trop enfantin que pour être sincère.»
Elle est encore dans ses propres bras, elle est encore sous sa couette, qu’elle n’a pas quitté de la journée, la lumière du bar lui fait du bien, c’est la lumière qu’elle voulait. Seules quelques tables sont occupées, par des gens qui ne parlent pas trop fort. Elle en oublie sa lecture. »
« C’est étrange, cet hiver qui me traverse, et la grisaille, me rassurent aussi. »
Il la regarde, elle regarde dans le vide.
« On peut pousser sa concentration dans des endroits du corps en fonction des effets que l’on cherche. Même dans les yeux. On devient alors œil-qui-veut-voir-être-vu. J’essaie, me concentre à l’extrême, mes yeux vont sortir de mes orbites tellement j’y pousse le désir qu’elle me remarque. Elle ne me regardera pas, j’abandonne. Je n’ai rien à faire d’autre, j’essaie encore. Ça ne fonctionne décidément, désespérément pas. Et comme chaque fois j’y vois l’ensemble de ma vie qui défile, s’y abîme et me dis tant pis, je porterai ce destin jusqu’au bout. »
Pathétique idée qu’il ne pense même pas.
« Je commande une autre bière. Tant que je peux me retenir de pisser, je commande, c’est devenu ma façon de faire. »
Un homme, à l’intérieur, fume une cigarette électronique. Il crache la fumée avec une apparence de plaisir. Le geste pur. Ou le geste vide. Il regarde l’homme fumer, et délire.
« Cet homme ne vit pas. Regardez-le. Croit-il seulement à ce qu’il fait ? Il tire sur un truc en plastique et crache une fumée blanche immaculée et sans odeur s’il-vous-plaît, qui disparaît aussitôt. C’est un avatar de cigarette mais sans la substance, la puissance, la destructrice, la jaunissante. Baise-t-il sa pseudo-femme comme il fume sa pseudo-cigarette ? avec ce plaisir de quelque chose qui n’existe plus ? Ce qui existe tue. C’est ça qu’il faudrait écrire partout, pas seulement sur les paquets de cigarettes. Ce qui existe meurtri et finit par tuer, ou mourir, c’est la même chose. Est-il aussi vide que la fumée qu’il souffle ? Il n’est pas heureux, regardez-le, regardez-le, mais voyons regardez-le ! Même son air de contentement quand il inspire la vapeur d’eau de sa clope en plastique ne peut cacher qu’il préfèrerait encore cracher ses poumons, sentir l’agression des toxines, la lourdeur du carbone, il préfèrerait fesser sa pseudo-femme, l’entendre crier, gémir, jouir. Mais elle murmure, elle ronronne. Parfois il doit bien se laisser aller, mais c’est juste se laisser aller. Je repense au poème que j’ai écrit il y a quelques jours. Que vainquent la morsure sur la caresse, le torrent sur la goutte, l’explosion sur la fissure, et que dure cet instant ! Encore une fois n’importe quoi. »
Un groupe s’est assis à côté de lui.
« Si je pars maintenant, ils penseront que c’est à cause d’eux, pourtant j’avais envie d’arrêter, quitter cet endroit et passer à côté d’elle. J’aimerais un regard, un seul. Le reste de la soirée serait meilleur. »
Son livre est ouvert devant elle, ses yeux rivés dessus mais elle ne lit pas. Elle pense à son petit ami. Il est diplômé en philosophie. C’est sans doute ça qui lui a plu au début. Le savoir, la capacité de parler de tout. Maintenant ça l’ennuie.
« Elle me dit souvent qu’à couper les choses en morceaux comme je le fais, - mais en fait c’est pour les rendre compréhensibles, qu’à vouloir penser comme un philosophe etc… (et ce ne sont pas mes mots mais les siens) je n’agis pas, je ne bouge pas, je ne crée pas, que je passe à côté de moi-même, que je ne fais que m’observer. Et elle ne dit pas cela avec une bienveillante fermeté mais plutôt un gros ton de reproche. La bouilloire commence à grésiller. Elle se trompe, je ne suis pas comme ça. J’attends toujours que le voyant lumineux s’éteigne avant de la retirer du socle. C’est vrai je parle souvent de moi, mais ne parle-t-on pas mieux de soi que de n’importe quelle autre chose ? En vérité non, je ne crois pas. C’est un bruit assez agréable celui de l’ébullition. Pourquoi pas la « bullition » ? C’est un bruit féminin. Elle adore les tisanes d’ailleurs, moi j’y ai pris goût. Le voyant rouge s’éteint, le son de la bullition s’apaiseJe pensais… on ne parle pas mieux de soi que des autres choses. L’homme est bien plus intrigant pour lui-même que l’est le reste du monde. Et justement ! N’est-il pas alors plus courageux de s’attaquer à la plus voilée des intrigues plutôt qu’à des mécanismes qu’il suffit de regarder du bon œil, la bonne lentille ? Sa critique ne vaut rien. Je remplis ma tasse d’eau chaude, dedans j’ai déjà mis le thé, aussitôt s’élève la vapeur odorante. Tout le monde pense avec des catégories. On découpe, essaie de comprendre ce qui se passe, décortique, « et pourquoi ? », « et comment ? », « et depuis quand ? », « pour combien de temps ? », « avec qui ? quoi ? quels intérêts ? quel amour ? quelle haine ? quelle formule ? ... » Tout le monde fait ça. On veut tous comprendre. Peut-être moi je le fais avec un peu de rigueur ou d’acharnement. Le thé est brulant, j'ai tout mon temps. Au début, n’était-ce pas cela qu’elle aimait chez moi ?»
« On s’est rencontré l’été passé, pas celui qui vient de se terminer, celui de l’année avant, lors d’un concert dans un semi-squat bien connu. Elle était défoncée aux amphétamines, on a parlé toute la nuit et toute la journée qui a suivi, jusqu’au soir, et mon épuisement. Je restais éveillé à coup de cafés serrés et de cigarettes, elle était en descente, mais elle a pris quelques lignes de speed en fin de matinée, pour faire mieux passer la descente a-t-elle dit, j’avais peur de l’ennuyer avec ma philosophie, alors je l’ai écouté sans trop parler. Et elle, elle parlait sans arrêt, passant d’une chose à une autre sans ordre vraiment logique, si ce n’est celui de la raison de son esprit que j’aimais déjà, et de la drogue, sûrement, qui le bousculait ou le libérait un peu. Elle n’avait pas l’air fragile malgré son visage enfantin, ou ne voulait pas le montrer. »
« Non elle ne me regardera pas. Je retourne à mon écran et relis les derniers paragraphes, espérant y trouver quelques idées à garder. »
« J’ai compris par après qu’elle avait, réellement, une force et des remparts solides, que cette première fois je ne m’étais pas trompé. A cette époque je ne la connaissais pas, j’avais beaucoup à découvrir, et croyez-moi, ce ne fut pas de tout repos. »
« Mais rien. L’histoire de ce vagabond ne m’inspire vraiment plus rien, depuis des semaines. Je me suis embourbé à remplir son temps, lui imaginer des rencontres, des accidents, des états d’âme, des routes, mais je n’arrive plus. Ça commençait plutôt bien pourtant, l’idée. »
« Je prends la tasse entre mes mains, qui chauffent à son contact. Si je n’ai pas beaucoup parlé le premier jour de notre rencontre, les jours suivants, je ne tarissais plus en paroles, et qu’est-ce qu’elle aimait ça ! On a passé la première semaine sans se quitter des rétines, à discuter, faire l’amour, discuter, faire l’amour, en oublier de manger, choisir des mauvaises bouteilles de vin dans les magasins de nuit, parce que la journée nous ne sortions pas du lit. Après une semaine, nous avions déjà l’impression de nous connaître, et nous étions épuisés. Elle terminait son mémoire d’archéologie, je venais de terminer mes études. En une semaine à peine, j’étais empli de rêves, d’envies nous concernant. Peut-être un peu trop. Elle habite un appartement dans le centre de la ville que ses parents lui ont acheté quand elle a commencé l’université. Rien que pour ça, j’ai toujours pensé qu’elle était bénie des dieux, et je ne pouvais m’empêcher d’en être quelque peu jaloux. Ses parents lui avaient offert la liberté, c’était exactement ce que les miens m’avaient toujours refusé. J’ai compris par la suite que ce raisonnement était simpliste. Quand, passée une semaine, elle m’a fait comprendre, avec beaucoup de diplomatie d’ailleurs, qu’il était peut-être temps que je rentre chez moi, pour qu’elle travaille son mémoire, et que nous renouions tous les deux un peu avec le monde extérieur, j’étais en partie d’accord avec elle, mais inquiet aussi de ne pas la revoir. »
« Il a toujours un avis sur tout, croit parler bien de tout, et le fait sur un même ton professoral. Je n’avais pas remarqué cela tout de suite. Il a ce talent d’endormir de ses paroles. Il charme avec les mots. »
« Je suis rentré chez moi. J’habite une maison communautaire non loin du centre, à seulement dix minutes à pied de chez elle, mais j’avais déjà l’impression de sortir d’un univers pour entrer dans un tout autre. J’ai rêveusement marché jusque chez moi, empli d’un sentiment mélangé de crainte et de joie. »
« Nous avons passé la première semaine de notre rencontre dans mon appartement. Ça roulait vraiment bien, fluide, joyeux et physique, même s’il parle beaucoup. Nous ne nous sommes pas vus la semaine qui suivit. Je sentais qu’il s’inquiétait mais j’avais besoin de travailler mon mémoire, et savait me réjouir du souvenir de la semaine qui s’était écoulée dans ses bras. Il m’appela un jour sur deux, s’enquérait de la conduite de mon travail, me rassurait sur le fait que j’étais libre de le voir quand bon me semblait. J’aimais bien cela. Ça me rassurait, même si je savais qu’il me mentait un peu. Mentir parfois, c’est montrer que l’on veut plaire. Je le désirais, aussi, il faisait bien l’amour, mais attendre me plaisait, surtout que je savais détenir la décision de se voir ou non, pas encore. Je travaillais mon mémoire avec une énergie nouvelle, l’envie surement aussi de lui plaire, en lui montrant que moi aussi je savais bien penser. »
« J’ai allumé le poste de télé qui est dans le salon commun, il n’y avait personne à la maison, tant mieux je n’avais pas envie de raconter. Le monde en une semaine n’avait pas bougé, les même informations répétées tant et tant à la télé qu’elles perdent tout ce qui en fait des prétendues « nouvelles » : la crise, la récession, l’austérité, les grèves en Espagne, en Grèce, les appels à la mobilisation en France, les manifestations au Portugal, puis quelques mots sur les « pays émergeants », quelle insulte tout de même. « Pays émergeant ». Comme s’ils sortaient du moyen-âge, ou d’une mer sombre d’ennuis et de misère. »
« Quand nous nous sommes revus la semaine suivante, j’étais très excitée, il ne s’en est pas rendu compte tout de suite. On était tous deux un peu mal à l’aise. J’ai préparé un souper simple pour ne pas en faire trop. J’avais surtout vraiment envie de faire l’amour, la nuit entière. Nous avons fait l’amour mais il s’est endormi très vite après juste un seul orgasme. Mais j’ai aimé le regarder dormir et me suis touchée à côté de lui sans qu’il ne s’en rende compte. »
« Nous nous sommes revu exactement une semaine après nous être quitté, à nouveau chez elle. Elle était sublime de simplicité. Nous avons échangé quelques paroles banales, nous sommes embrassés un peu timidement, puis elle est partie dans la cuisine. Elle avait préparé un souper inattendu, des légumes à la vapeur avec un pesto de coriandre, pas de viande mais des galettes de graines d’amarante. Je lui ai demandé si elle était végétarienne. Elle m’a dit qu’il n’était pas nécessaire de manger de la viande tous les jours. Je n’ai pas très bien compris de quelle nécessité elle parlait. Nous avons mangé, c’était bon, excitant, nous n’attendions qu’une seule chose. »
« L’insistance dans le regard de ce garçon me dérange un peu mais il est plutôt joli. »
« Nous avons fait l’amour dans son lit, une fois, et elle a joui. Le matin je suis parti tôt, prétendant un rendez-vous factice. Je voulais qu’elle me pense actif, pas toujours disponible, et à vrai dire désirais l’être moi-même. J’ai souvent pensé que les rencontres et les relations nous font devenir autres que nous-même, nous poussent un peu au-delà, c’est à la fois richesse et pression, occasion et risque, c’est grisant et flippant tout de même. »
« Elle se fiche de ma présence. »
Il s’est levé, a rangé son portable dans sa sacoche, enfilé sa veste, tout cela d’une manière très calculée, pour que toujours elle en vienne à le regarder, et même pourquoi pas, se dit-il dans son délire, l’inviter à sa table. Mais elle n’a pas fait mine de le remarquer. Il sort dépité. L’extérieur lui offre toujours la même sensation de ne pas savoir que faire. Très vite il en est venu à éviter les changement d’état.
« On est trop libre dehors, je ne sais pas où aller. Retourner m’enfermer chez moi n’est pas plus enviable que d’être attablé dans ce bar. Cette fille était belle, mais elle ne m’a pas jeté un seul regard. »
Il traîne les pieds jusqu’à son appartement. Il regrette de ne pas écrire plus.
« Le thé est presque froid maintenant. Je la vois ce soir mais tard. La tasse est encore à moitié pleine. C’est devenu ainsi ces derniers temps, nos rendez-vous sont fixés de plus en plus tard dans la soirée. Je n’aime pas beaucoup le thé froid. Elle vient chez moi pour dormir, je vais chez elle pour manger et dormir. Le plaisir de la voir change de nature, pour elle aussi je pense. Je vide la tasse d’un trait. Peut-être était-ce déjà là aux premiers jours de nos ébats, mais endormi, ou plié, enroulé, latent. Si les relations nous emmènent au-delà de nous-même, il est des au-delà qui se figent. L’élan des premiers mois n’était plus tout-à-fait là, simplement, une phase descriptible, autant que nos différences et les façons possibles de les croiser. Je crois. Elle, je ne sais pas. Je ne crois pas. Nous rions encore, nous faisons toujours l’amour, nous avons plus ou moins chacun notre vie, nous entendons plutôt bien. Je donne des cours de morale, ça me semble absurde de ma part. Qui ais-je pu à ce point tromper pour lui faire croire que je suis apte à enseigner la morale ? En fait, c’est tant ri maintenant que c’est un intitulé presque vide, je peux faire presque ce qu’il me plaît. Mais avant même d’entrer en classe, l’élève est pris dans la débilité su système, qui lui demande de choisir entre la morale et la religion. C’est presque lui dire « l’un et l’autre sont insignifiants, c’est pour cela, tu as le choix » Et puis le mot « morale »… ça fait trois cents cinquante ans que ce terme est dépassé. La Belgique est le pays boueux de la philosophie. »
« Il est parti. Depuis combien de temps il m’observait ? Qu’importe, je retourne à ma lecture en attendant mon amie. Elle travaille ici, mais pas ce soir. »









2.

« J’ai oublié chez lui le disque qu’elle m’a prêté, je le reprendrai en partant demain. »
« Ce soir c’est elle qui vient chez moi. »
« Il m’attend sûrement déjà. »
Elle est encore au bar avec son amie.
« Elle ne la connaît pas depuis très longtemps. »
« Il ne l’aime pas beaucoup, je lui avais proposé de venir, il a préféré m’attendre chez lui. »
« Je n’avais pas envie de sortir, et puis je sentais qu’elle n’avait pas vraiment envie que je vienne... »
Elle ne parle pas de lui à son amie.
« J’ai écouté un disque qu’elle a laissé chez moi il n’y pas longtemps. »
Elles parlent de danse.
« Aux première notes du premier morceau, j’ai ri et me suis dit sans y penser « c’est une blague ? » J’ai passé quelques pistes, me suis attardé sur une que j’ai d’abord trouvé juste pas mauvaise, avant d’être pris au tripes par un violon très lent mais comme sauvage. Grave. Je me suis dit « cette musique-là c’est la blague et le tragique ». Le violon criait sa solitude pendant que l’orchestre le poussait au crime de cœur, avec une précision métronomique naïve et rieuse. Tous les morceaux ne m’ont pas touché. C’est un style. Du vieux tango. Peu distillé. »
Vers minuit elle sort du bar et prend le chemin vers l’appartement de son petit ami. Elle doit traverser le petit parc qui ressemble plus à un parking. Il y a toujours des hommes sur les bancs, elle n’aime pas passer à côté mais à cette heure la rue est encore assez animée pour qu’elle ne se sente pas menacée. Il l’attend. Il a passé la soirée à boire du thé et fumer des joints devant une mauvaise série américaine. Elle n’aime pas qu’il fume autant, ni les séries américaine.
« Il aura sûrement fumé toute la soirée. »
Elle arrive devant sa porte, sonne. Il descend lui ouvrir parce que le parlophone ne fonctionne pas.
« Il sent l’herbe. »
Ils s’enlacent, il lui prend la main, demande comment s’est passé sa soirée, tout en montant vers la chambre au premier étage.
« Il se fiche de comment s’est passée ma soirée. »
Elle est tendue, ne sait pas bien pourquoi, elle n’avait pas très envie de le voir ce soir. Ils entrent dans sa chambre, elle retire sa veste, ses chaussures, puis s’assied en tailleur sur le lit. Par terre traînent des vêtements sales, un cendrier rempli et deux autres improvisés dans des grandes canettes de bière vides ou à moitié. Le plafond haut rend la pièce un peu froide, d’autant que tout dans cette chambre est au ras du sol. Le lit est un matelas posé à même la moquette, des papiers tachés de traces de dessous de tasse à café encombrent une table basse en tec noir au milieu de la pièce, quelques mégots réfractaires gisent par terre. Des piles de livres penchent dans les coins. La cheminée est belle, avec ses imposantes colonnes de marbre noir, mais sa présence semble incongrue. Il ramasse les vêtements éparpillés et les lancent dans le coin à côté de la porte. Elle voit le disque de son amie parmi les papiers sur la table basse.
« Tu l’as écouté ? »
« Oui. »
« Et… ? »
« A part la quatre, ça ne me touche pas beaucoup. »
« J’aime bien la quatre aussi, le violon… »
« Est sauvage. C’est ça ? »
« Oui. »
Cette manie qu’il a de terminer ses phrases avant qu’elle n’ait eu le temps de les finir l’insupporte. Même s’il tombe juste, ça peut parfois lui couper jusqu’à l’envie de parler. Ce n’est, pense-t-elle, pas une communion de pensée comme il aime à le dire, un moment, deux personnes qui se fréquentent beaucoup savent quels mots l’autre emploie.
« Ne fais pas le malin, tu sais bien que sauvage est un mot que j’utilise souvent. »
Il le sait, sa réflexion lui déplaît. C’est aussi le premier mot qui lui est venu. Il veut lui dire mais laisse tomber.
« C’était bien ce soir ? »
« Oui je m’entend bien avec elle. Tu aurais dû passer. Je t’ai dit qu’elle fait de la danse contemporaine ? »
« Oui, du tango aussi. »
« Depuis pas longtemps, elle ne sait pas encore si elle va continuer ou pas. »
« C’est une danse très codée. Ça doit être pénible au début. »
« Je ne sais pas… c’est l’endroit qu’elle n’aime pas trop. »
Il se méfie de cette nouvelle amie.
« On regarde un film ? Je donne cours demain matin et c’est ma classe infernale. »
















15 octobre

3.

Il s’est réveillé un peu avant midi, embrumé, encore ou déjà habillé, est sorti de son lit endormi, a enchaîné quelques cafés, quelques cigarettes, un joint.
« Après quelques cafés je suis sorti de chez moi et suis retourné dans le même bar que la veille au soir. Avec cet espoir à la con de revoir cette fille. On y sert de la soupe pour pas cher. J’avais, jusqu’à hier, l’habitude d’aller cinquante mètres plus loin, dans un autre bar moins « branché ». A force d’y être tous les jours, on a commencé à me connaître. Une moche serveuse s’est amourachée de moi, je l’ai su par un de ses collègues. Et puisque je ne manifestais aucun intérêt, ils ont sans doute pensé que j’étais homo, et c’est le serveur qui a commencé à me draguer, pas lourdement, mais tout de même. Chaque fois que j’y vais, je me sens obligé de parler. Je vais venir dans cet autre bar quasiment juste à côté. Nouveau QG. J’en ris moi-même. Je me suis installé à la même table que la veille, j’ai sorti mon portable et j’ai pensé aux rêves que j’ai fait la nuit. J’aurais préféré les oublier. J’ai allumé mon portable mais…»
Il n’arrive pas à écrire. Sa vie, ses rêves ne regardent que lui, les lire n’intéresse personne, ni, pense-t-il, lui-même.
« Je vais désormais tout décrire, tout sauf moi. »
Il commande une bière et enfonce les écouteurs dans ses oreilles.
« En regardant les gens qui parlent sans les entendre, j’imaginerai n’importe quelles suites de mots, n’importe quelles relations, n’importe quels noms. »
La musique, quelle qu’elle soit, lui fait toujours remuer les jambes.
« C’est un film muet dont je serai à la fois spectateur et auteur. Les gestes, les expressions des visages, les petits mouvements de doigts m’apparaîtront surdimensionnés, l’électricité entre les corps, les courants réciproques, à sens unique, contradictoires, ils deviendront presque visibles, des éclairs ou des brouillards. Les paroles cachent la vérité. »
« Il est parti sans me réveiller, tant mieux, je m’étais endormie tard. Le film qu’il a mis ne m’intéressait pas vraiment et il s’est endormi après vingt minutes. Vers 11h je me suis décidée à sortir du lit et je suis descendue dans la cuisine, j’ai croisé un de ses colocataires qui prenait son déjeuner. On a discuté un peu, j’ai bu un café et je suis rentrée chez moi. J’ai passé un coup de fil et suis partie danser. »
Il est resté assis toute l’après-midi, a bu bière sur bière, regardant les bouches qui parlent, les genoux qui se frottent, les épaules qui se haussent, les lèvres qui s’embrassent, les yeux qui clignent. Il en a décrit chaque trait, chaque mouvement, méthodiquement.
« L’apparence n‘existe pas. Il suffit d’observer. L’apparence est une couche comme une autre. Et d’une couche à l’autre, des passages sont ouverts, des portes grincent, des courants d’air font frissonner. On pourrait tout savoir d’un homme sans le connaître. Et même si rien n’était réel, ça n’en serait pas moins vrai. »
La danse pour elle est un remède. Adolescente, elle pensa longtemps y faire carrière. Une fracture du péroné, à la fin des secondaire, finit par la convaincre de s’inscrire à l’université.





17 octobre

4.

Ce soir le bar est bondé, il a ses écouteurs aux oreilles, et sa musique va fort. Les gens parlent fort aussi, mais ses écouteurs masquent, presque entièrement, le brouhaha des conversations. Seul un faible magma sonore lui parvient aux tympans, à travers son mur musical.
« Un homme seul avec une femme seule. Il ne la possède pas encore, il la désire, mais ne sait pas s’y prendre. Il se penche trop en avant, il veut trop distinctement atteindre son cou, le vampire !, il voudrait sortir les dents mais il n’ose pas encore. Elle n’est pas vraiment belle pourtant, les sourcils trop lâches, le nez trop rond, les lèvres trop enfoncées. Mais elle a le regard vif, et lui non. C’est ce qui lui manque, c’est ce qu’elle cherche. Elle recule à l’avance des baisers qu’il voudrait lui voler. Alors un moment, il prend l‘attitude inverse, en arrière sur son siège, attendant son assaut à elle, mais pas longtemps. Elle se joue un peu de lui. Elle regarde son gsm. Il se lève, tente de l’embrasser dans la nuque, elle est à son gsm mais ne se laisse pas faire et elle le repousse, doucement. Il prend sa main qui est libre, tout en se dirigeant vers la porte, gardant sa main dans la sienne jusqu’à ce que la distance la lui fasse lâcher. Il va fumer une clope. Pendant ce temps, elle parle au téléphone. Il revient, elle est toujours au téléphone. Il ne s’assied plus à côté d’elle, mais en face. Ils sont séparés par la table, les verres, un mètre au moins. Elle parle toujours au téléphone. Puis elle raccroche enfin, lui dit quelques mots, d’excuse sans doute, et va, à son tour, fumer dehors. Quand elle revient quelque chose a changé. Ils ont tous les deux compris que déjà ils sont lassés. Ça va si vite. Il lui demande si elle veut manger quelque chose, elle lui répond non. Il insiste, elle finit par accepter. Elle porte un haut dont le dos est en dentelles. C’est très excitant parce que l’on voit la bretelle arrière de son soutien-gorge. Mais elle chipote ses cheveux, et de la manière dont elle le fait, ce n’est pas très bon signe. Ils ne parlent plus que par intermittence. Il semble triste, elle semble ailleurs. Il enfile son pull, feint de se cacher dedans en l’enfilant, ça ne la fait pas vraiment rire. Il veut disparaître, rencontrer une autre fille qui le comprendrait, l’aimerait malgré sa nouvelle calvitie, elle veut trouver l’artiste fou dont elle rêve la nuit, et le jour. Alors, enfin, ils enfilent leur veste, les désirs un peu frustrés, et sortent. Ce soir, aucun de ces deux-là ne fera l’amour. Ils mangeront peut-être un bout quelque part, sans trop parler, puis se quitteront et rien annoncent qu’ils continueront à se voir. Dommage. Ou pas. »
« Lui par contre s’est assis face à elle, directement, jouant la distance, souriant, s’en foutant, lascivement. Lui a de la lueur dans les yeux, lui s’en fout de ses cheveux qui tombent, lui se les est rasé, et il est beau ainsi. Elle ne joue pas. Elle est jolie, aussi. Eux baiseront ce soir, l’un avec l’autre, ou l’un sans l’autre, peu importe pour finir. Peut-être même est-il homo. »
« Les autres sont en groupes plus nombreux. »

...

Lain

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