Exo Lunatik : Et si l'abîme était whisky (un mot pour le scrabble)

[Janis]

Et si l'abîme était whisky
(ici, je me suis contentée de faire coïncider des passages de "si le fleuve" avec "l'abîme", pour faire une troisième nouvelle. J'ai ajouté ou modifié de petits passages pour la cohérence. That's all ! Un travail de patchwork où j'ai fait la couturière. Je pense avoir un peu raté, mais comme tous les plats ratés, ça donne l'envie de ce que ça aurait pu être. )

L'eau est battement de cœur, pulsation qui lui vole la chaleur de son corps et la lui renvoie au cerveau. Sous la surface, grossis par le verre scintillant de son masque, se trouvent des forêts d'algues et des bancs de poisson argentés. Le silence n'est brisé que par le grondement lointain d'un hors-bord. Au dessus, il y a le soleil l'éclair blanc d'une voile à l'horizon, le ponton battu par les vents avec ses bateaux battus par les vents, sa mère dans une chaise longue et les vastes étendues vertes et sans profondeur du monde au-delà.

Il refait surface tel le dauphin, crache de l'eau par le tuyau de son tuba et fend les flots jusqu'au ponton. L'entendant s'ébrouer, sa mère lève les yeux.
- Tiller, vient chercher une serviette.
Il a les épaules qui tremblent. Il se recroqueville, tape des pieds, mais pas un instant ne lâche des yeux l'eau du lac.
- Tiller ! Tu m'entends ?
- J'ai vu un brochet ! Un gros. Deux pieds de long, minimum.
Il lance sa ligne.
La mouche s'est enfoncée sous l'eau. Il la fait remonter d'un coup sec du poignet. Il sent le soleil lui chauffer le dos, voit comme s'il y était la mouche dans l'eau, elle décrit des courbes gracieuses, il attend que le fil se tende brusquement.

*

La véranda sent le pin - le vieux pin séché et la mort -, et cela le déprime. De fait, tout le déprime - surtout ces vacances. Les vacances ! Quelle plaisanterie ! Les vacances de quoi ?

Ce matin, j’ai buté mon chat.
C’était pourtant un beau gros chat angora, noir et crème comme les siamois, gentil et affectueux. Ce n’était pas un accident, je n’ai pas roulé dessus par inadvertance, et il n’était pas malade.
J’aime beaucoup mon chat. Je l’ai trouvé dans un carton sur un parking au bord de la nationale 7. Il avait boulotté ses frères et sœurs pour survivre. Ou bien juste pour avoir plus de place. Je ne le juge pas, c’était un petit carton. Quand j’ai tendu la main vers lui, il s’est frotté dessus en ronronnant, alors je l’ai adopté. Je l’ai posé sur le siège passager et on a taillé la route.
Depuis, je le trimballe partout. Où je vais il va, où je suis il est. Mon chat. Réduit aujourd’hui à un petit amas de poils et de cervelle froide répandue sur le carrelage de la cuisine. Mon compagnon fidèle des jours sans gloire et des nuits sans femme.

Il pose le stylo. Le chat se frotte contre sa jambe, il l'envoie valdinguer d'un bref coup de pied.
Il incline le pichet en plastique et se verse un verre de vodka au soda - un grand. Il n'est pas encore midi, la vaisselle du petit déjeuner encombre l'évier, Tiller et Caroline sont descendus au lac. L'écran des arbres l'empêche de les voir, mais il entend les voix par dessus les murmures creux du vent dans les branches, par dessus les appels tristes des oiseaux. Il se laisse tomber lourdement dans un fauteuil en osier qui grince et regarde droit devant lui. Il n'a pas trop chaud. De fait, il a l'impression d'avoir séché sur pied et se sent aussi vide que si on lui avait passé un cure-pipe dans les veines. Cela sans même parler de sa migraine - mais ça, la vodka se chargera de l'en débarrasser. Dès qu'il aura fini son verre, il en reprendra un autre et puis tiens, se fera peut-être un sandwich au gruyère fondu au gril. Après, ça commencera à aller déjà mieux.

Je suis représentant, je roule beaucoup, je dors souvent seul et je gagne juste de quoi ne pas crever de faim. Je
vends mal, je ne suis pas doué pour baratiner. C’est d’ailleurs ce que m’a dit mon patron au début de l’année, en me poussant vers la sortie avec son sourire faux cul coincé entre les dents. Viré comme un chien après huit ans à courber l’échine dans la même boîte. C’est aussi ce que m’a dit ma femme quelques mois plus tard quand elle a claqué la porte de la baraque avec les mômes sous le bras. Que je baratinais mal, pas que je ne savais pas vendre. Je ne pouvais pas lui donner tort alors j’ai demandé gentiment à la baby-sitter de se rhabiller avant de la congédier. Il n’y avait plus de gosses à garder et je n’avais même pas de quoi lui offrir une prime de licenciement.

Représentant ! quelle blague ! Il se sert un dernier verre. La bouteille est vide maintenant. Il peut encore entendre la voix de Tiller, sa voix de petit chat mouillé, et celle, grave, triste, de Caroline. Mais bientôt le son baisse, la lumière aussi, la maison tangue et il va falloir se lever pour aller chercher les cigarettes. On le retrouve au milieu de la nuit, allongé sur le lit à roulettes sous l'escalier, et trop faible pour se lever et aller se servir le petit verre dont il aurait besoin. Il sommeille vaguement quand il entend ce qu'elle dit : Mieux vaut t'y faire, ton père est un poivrot, ouais : un poivrot.
Il s'est redressé d'un bond, comme si quelque chose lui avait explosé dans sa poitrine Une seconde plus tard il la tient par les épaules, et Tiller s'éclipse pas la porte de derrière, oui : disparaît. - Je t'y prends !
Elle n'a aucune envie de répondre, que pourrait-elle ajouter, c'te salope ? Il a envie de casser des trucs, de donner des coups de pied dans la cuisinière, de lui faire du mal. Mais l'image de Tiller est devant ses yeux.
- Moi au moins j'ai un boulot, reprend-elle.
- J'en retrouverai un.
- Et Tiller , hein ? Ça fait quinze jours qu'on est ici et t'as pas encore fait un seul truc avec lui ! Rien ! Que dalle. T'es même pas descendu au lac. Il est à cinquante mètres et t'y es même pas allé une fois !
Elle se met à danser d'un pied sur l'autre en serrant ses petits poings pour le frapper.
- T'as vu le père que tu fais ?
Il lui passe devant en la frôlant, ouvre le placard d'un coup sec et empoigne la première bouteille qu'il trouve : du whisky bon marché, la saloperie qu'elle boit. Il s'en remplit un demi-verre et l'avale cul sec, pour la faire chier.

- Je déteste la plage, les bateaux, la flotte et les arbres ! et toi avec !
- Eh ben, on est d'accord !
Elle claque la porte.

*

Pendant tout ce temps, mon chat est resté près de moi. Contre vents et marées, droit comme un malouin dans la tourmente, il a enduré de ma petite famille les brimades, les arrachages de moustaches, les coups de savate vicieux, les bains forcés, les boîtes de thon périmées et les croquettes aux OGM.
Mon presque siamois aux allures de persan, superbe et inébranlable.
Je me penche pour caresser un petit carré de fourrure qui surnage au milieu de la pulpe sanguinolente. L’un de ses yeux me fixe. Ce n’est plus qu’une bille de verre.

*

Il y avait trop de complications, trop de choses qui se mettaient entre lui et l'instant. Alors il essayait de ne pas penser à eux. Il essayait de ne pas penser à son père, il essayait de ne pas penser à sa mère. Mais quand il lui arrivait de penser à son père, c'était au jour de "Si le fleuve était whisky" qu'il pensait.
C'était un mardi ou un mercredi, et en rentrant de l'école il avait vu que les rideaux étaient tirés et que la voiture était dans l'allée. Son père était assis dans le noir, ça puait la fumée de cigarettes. Son père, penché sur sa guitare, jouait et rejouait le même air :

Si le fleuve était whisky
Et moi canard qui plonge
J'irai jusqu'au fond et oui,
Je boirais tout pour remonter.

Pendant une demi-heure son père joua et rejoua cet air jusqu'à ce que tout autre paraisse incongru. Et lorsqu'enfin il s'arrêta, ce fut pour attraper la bouteille et seulement alors remarquer son fils.
- Salut à toi, bourreau des cœurs !
Il le regardait en souriant. Il avait une manche déchirée et le coude écorché. Un peu de sang séché tachait la poche de sa chemise.

*

Bon, d'accord, elle l'avait tanné, elle l'avait menacé, et maintenant elle s'apprêtait à le quitter, c'était clair comme le jour. Mais il allait lui montrer. À elle et au gamin.
Des oiseaux grinçaient dans les arbres, l'air commençait à sentir le fioul et le soleil à lui fendre le crâne comme à la hache. Il avait mal au cœur.

Il entend de loin approcher la voiture : elle roule vite, il suit sa progression sur la petite route, virage après virage, jusqu'au crissement des freins sur les graviers de l'allée, la portière qui claque, la rage et la détermination. Il recule à l'intérieur de la maison tandis qu'il la voit enfin approcher, le dossier sous le bras. Elle n'a pas amené Tiller avec elle, contrairement à ce qu'elle a promis. Garce.

À la seconde même où elle franchissait le seuil, j’ai volé au secours de ma femme. Elle venait me faire signer les papiers du divorce. Ses pupilles ne reflétaient plus rien. Pas encore l’abîme sans fond mais déjà les plaines de l’absence. Pourtant, quand on s’est rencontrés, elles étaient emplies de tant de merveilles. J’ai agi vite, avant que le néant ne la digère complètement. Je voulais la saisir au vol avant qu’elle ne m’échappe.
J’ai échoué. À coup sûr, j’avais de nouveau trop atermoyé. Elle n’était déjà plus qu’une coquille vide.
Mais peut-être n’est-il pas trop tard pour Tiller. J’attrape mes clefs de voiture, je rassemble mon chat dans son panier et je sors. Il retrouve sa place sur le siège passager. Je lui souris. Je compte bien arriver à temps.

[grieg]

j'ai lu les deux nouvelles
je les préfère séparées
quelque chose ne fonctionne pas

[Janis]

sûr !
je le savais mais j'avais envie quand même

[elea]

Je n’ai pas lu l’autre nouvelle (mais tu viens de m’en donner envie) donc c’est difficile à apprécier, surtout en retrouvant celle que je connais entremêlée à l’autre. Ça m’a semblé ne pas trop coller, quelque chose dans l’ambiance, dans le style. Même si j’aime bien l’idée utilisée pour les rassembler.

[demi-lune]

Je pense que connaître une nouvelle et pas l'autre ne facilite pas la lecture, en grande partie d'ailleurs parce qu'on connaît trop bien la première. Donc, j'ai eu du mal à raccorder l'ensemble sur un nouveau texte... Mais je crois que ce choix de mêler 2 nouvelles était compliqué sachant que chacun des auteurs a construit un ensemble afin qu'il se suffise à lui-même (c'est bien pourquoi je ne m'y suis pas risquée !).

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