Dans l'absence d'un souvenir

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En un point, en un lieu, un souvenir s'est planté, immuable, enraciné. Rien autour, même pas du flou, du vague, de l'imprécis ou du dénaturé, non, une image figée : mes yeux de petite fille qui s'ouvrent sur un visage penché vers le sien. Pourquoi celle-ci et pas une autre, pourquoi cette image à cette seconde là seulement d'une journée pas comme les autres, inscrite dans la mémoire familiale.

Graine de vie à jamais enfermée, souvenir planté au terreau de mon enfance mis à l'abri par qui, par quoi, entre les remparts si bien gardés d'une boîte mystérieuse. J'erre parfois dans ses longs corridors, je labyrinthe, me prends les pieds dans les racines, peste contre le virus qui semble avoir rongé quelques substances dont j'aurais tant aimé me nourrir pour savoir comment "ils" ont vécu ce moment-là, "eux", ceux qui occupaient ma vie à ce moment précis. J'aimerais avoir des ailes pour voler sur leurs souvenirs.

Qui cimente les murs, repousse les frontières, élague les haies, pour faire de la place, encore de la place... Qui sait qu'il y a encore tant à vivre qu'il faut agrandir le territoire afin de pouvoir continuer à entasser, ranger, stratifier, pour ensuite fouiller, explorer, effeuiller, le souvenir... A quel moment, à quel âge, égarons-nous en chemin les pierres précieuses de notre construction ?

Le seul souvenir de cet accident est mon réveil dans une salle d'hôpital. Pourquoi n'ai-je pas eu le choix de garder ce que j'aurais aimé retrouver plus tard dans le dossier suspendu au mur de ma vie.

****

La moto file sur le périphérique. Par dessus l'épaule de mon grand frère, j'observe le compteur : 160 ! Mais je n'ai pas peur, avec lui jamais je n'ai peur. Il a cette force tranquille qui toujours me rassure, où que nous soyons, et nous ne sommes que rarement.... Lui et moi séparément depuis si longtemps, si peu en commun en dehors de l'enfance et pourtant, le savoir dans mon existence me suffit, souvent. Alors ces moments à deux, si rares, j'en prends toute la consistance et la saveur et accroche ces petits festons sur le fil qui nous relie de temps à autre.

Nous entrons dans Paris.

Un système de micro et d'écouteur nous permet de communiquer, ce qui m'évite de lever la visière et de pencher la tête en élevant la voix pour que mes mots lui parviennent sans se perdre dans le vent qui en emporterait probablement la moitié sur les quais. J'imagine le bouquiniste à l'affût qui pourrait ainsi amasser les conversations éparpillées par les motards pour en faire une histoire. Je me suis amusée à faire ça un jour. Non pas avec les motards mais avec des piétons. En arpentant les rues de la ville un carnet à la main, je notais les bribes de conversation entendues en les croisant. Je devenais la mémoire de mots ambulants qui n'appartiennent plus à personne, semés sur la pierre d'une ville, au hasard d'une balade touristique, d'une dispute, d'un discours amoureux... J'ai même noté un baiser qui faisait pourtant silence au pied d'une fontaine.

Mots dansants sur le pavé, histoires dans l'histoire... Je m'égare... Et reviens à mes pensées, alors que défile sous mes yeux Paris et son formidable territoire.
"Philou ?
- Oui ?
- Tu te souviens quand j'ai eu mon accident à La Rochelle ?
- Oui, je m'en souviens"

Chouette ! Je vais pouvoir agrandir mon champ mnésique.

"Et tu te souviens de quoi exactement ?
- De la crème que tu devais mettre sur ta cicatrice pour ne pas en garder la trace plus tard.
- C'est tout ?
- Heu... Oui."

Grosse déception.

En un point, en un lieu... J'avais dix ans, lui onze. C'est le seul souvenir qu'il a conservé de ce moment et de cet accident que personne n'a oublié, enfin, je crois. J'aurais aimé une émotion, il n'a qu'un détail pratique à m'offrir. Mais ce détail avait visiblement son importance pour avoir été conservé au milieu de quarante huit années de vie.

La route longe un îlot entouré de macadam. Au centre, un bâtiment imposant attire mon attention. Sur le panneau je lis "Morgue de Paris".

"C'est curieux comme endroit pour une morgue, dis-je à mon frère
- C'est là que je suis venu voir Jean-François avec Papa".

Dans le doux ronronnement de la moto, j'entends le silence d'une émotion commune enracinée, en un point, en un lieu...

Il y a des questions que l'on ne pose jamais. Il y a des réponses que l'on obtient sans avoir rien demandé. En quinze ans, c'est un moment qui n'avait jamais été évoqué. C'est un endroit où ma mère et moi n'avions pas voulu aller. Sans doute est-ce pour cette raison que je ne m'étais pas intéressée au lieu, enfoui j'imagine dans ma "mémoire morte".

Ce bâtiment prenait à cet instant un autre sens, ouvrant une nouvelle porte sur ma mémoire. C'est donc ici qu'ils ont amené son corps. Et je ne le savais pas. Je voulais un souvenir, une émotion, du vivant d'un passé entre mon grand frère et moi alors que le petit n'était pas encore né. Et voilà qu'une image que je n'attendais pas me projette sur un autre écran de notre histoire. J'étais loin d'imaginer qu'il m'était encore possible d'apprendre quelque chose sur la mort de mon petit frère.

La moto tremble sur le pavé, mon corps suit le mouvement, et j'ai presque froid dans ce mois de juin, de ces frissons qui naissent avec les grandes émotions.

Ma mémoire s'active pour garder ce moment intensément vivant avec lui, mon grand frère, qui
me raconte si peu, et qui m'offre aujourd'hui une jeune pousse sur le champ de ma mémoire.

[Modération]

A commenter comme tout autre texte.
Pour info : http://www.vosecrits.com/t3497p680-reorganisation-du-forum-vos-avis-et-idees-d-amelioration#336174

[Invité]

Comme une danse funèbre, la raideur en moins.
C'est à la fois froid et chaud, comme la mort et la vie.

[Invité]

Tout tient pour moi dans ces deux phrases : "Il y a des questions que l'on ne pose jamais. Il y a des réponses que l'on obtient sans avoir rien demandé"
Elles résument bien la démarche, justifient le récit en quelque sorte.
Je dois admettre que le mouvement de côté, la "révélation" soudaine qui surprend tant la narratrice a eu le même effet sur moi, au point d'avoir cru rater quelque chose, toute concentrée que j'étais sur son accident, sur la relation avec le grand frère.
L'écriture est assez distante, je suppose que cela s'explique par ce que le sujet peut véhiculer d'émotion douloureuse.
En fait, le passage que j'ai préféré est celui étranger à l'histoire, pour son côté chaleureux, celui des annotations de bribes de conversation dans un carnet...

[Janis]

des textes avec des frères (je viens d'en lire un autre anonyme)

j'aime bien, la progression, la moto, le télescopage des deux souvenirs - l'accident, la mort du petit frère - et le fait qu'on en sache peu, que le mystère reste, avec sa douleur.

En revanche, je regrette ce qui vient commenter inutilement selon moi, expliquer, comme "grosse déception" (c'est tout ?euh oui... suffisait) ou "de ces frissons qu naissent avec les grandes émotions", par exemple.

[Invité]

Emouvante lecture que cette prose qui m'avait jusque là échappée.
Bellement écrit.

[elea]

Un petit problème de liant pour bien saisir l’histoire, du moins pour rendre le passage du présent au passé plus fluide et mieux comprendre le souvenir du petit frère en présence du grand. Sinon j’aime bien qu’une part de mystère soit préservée, ne pas tout savoir du pourquoi et du comment et m’attacher aux émotions et ressentis.

[Sahkti]

Par moments un brin trop explicatif, comme si la volonté que le lecteur comprenne ce qui se passe dans la tête de la narration prenait le dessus et ça crée un léger déséquilibre avec la part de mystère, d'un autre côté, qui entoure le texte.
Ceci mis à part, j'ai apprécié la distance pour évoquer les faits, tout en retenue (même si de temps en temps, un ton moins scolaire aurait sans doute été plus approprié).

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