Le livre est posé sur la table

[Raoulraoul]

Le livre est posé sur la table

La montagne changeante ignore tout du livre. Dans le livre se reflète la montagne. Et les oiseaux et le ciel et les gens du village et la charrue qui retourne la terre ignorent tout du livre posé dans la maison, sur la table. Le livre est ouvert. On le regarde sans le toucher. Il est posé calmement, transformant le vide autour de lui. Il n'y a que la page avec son mystère qui s'offre.
Valentine chaque jour ouvre le livre qu'elle pose sur la table de bois, dans la grande pièce commune. Les murs sont crépis, blancs, pleins de silence. Le bouquet de fleurs fraîches respire. Son ombre jette comme des baleines de parapluie sur le mur.
Sur la table, le livre. Des crayons, un pinceau. Le livre avec ses ailes toutes grandes ouvertes. Les amis de Valentine rentrent dans la maison. Le chat marche sur le livre. Les amis contournent la table où est posé le livre. Ils sont muets, retenant leur souffle. On n'ose appuyer le regard. On ne pense qu'à une seule chose. Que va nous dire le livre ? Mais le livre se tait, jusqu'au jour seulement où il parlera. Ce sera un jour de soulagement et de merveille. Valentine sait lire les livres. Elle ne les lit pas. Elle les regarde. Elle regarde son livre, à la page ouverte, durant des heures, le temps d'un tour plein de soleil. Quand les étoiles s'allument elle ferme le livre. Le livre de Valentine est un livre du jour, de la lumière franche et blanche. Un livre des bras et des mains.
Pendant ce temps, on aime ignorer le livre. Les amis mangent, cueillent des cerises, rient à gorge déployée. Ils parlent de la guerre, des jeux avec leurs enfants et cherchent Dieu qui se cache partout. Tous vivent oubliant le livre. Si on s'égare - une pensée pour le livre, un regard vers lui - on revient vite dans le cercle chaud des amis, du vin et des cerises. Une fois, je me souviens avoir frissonné longuement, parce que j'avais surpris la clarté pâle du jour tombant sur le livre, abandonné et solitaire.
Valentine n'est pas honteuse. Elle ne se cache pas de tout montrer. On pourrait lire tout en elle comme dans un livre ouvert. Mais on ne lit rien. Au contraire, Valentine n'est que charade, devinette, énigme. On se distrait à vouloir recoller tous les morceaux éparpillés de Valentine. Il en manque toujours un, c'est le morceau du livre. Agaçant, dérangeant, aux images toutes lisses, avec ces mots qu'il faudrait lire. Un mot ne veut rien dire. Un mot, c'est comme un insecte, avec ses pattes, rampant. Un mot silencieux ne parle pas. Un mot, ce n'est que des restes, une histoire toujours ancienne, en retard sur la vie.
Nous, on s'amuse, on mange de la tarte à la cerise, on renverse un peu de vin sur la nappe, on joue à des jeux de société. Valentine nous accompagne dans nos jeux. Elle mange les cerises plus lentement, elle ne renverse pas le vin. Mais elle rit aussi bêtement que nous. Elle ne cesse d'être Valentine. Les moutons crient à côté dans la bergerie. On sentirait presque leur fourrure à travers le mur. Nous rions de les entendre crier.
Dans le jardin, il y a une barrière grande ouverte, comme le livre. Par-dessus le jardin, on aperçoit la campagne bleutée entre les maisons. Sur la route, on se croit seul. Sauf l'hiver, la pluie vous accompagne jusqu'au bout de toutes les routes. C'est une conversation infinie. On ne voit plus rien, ni les maisons, ni les jardins, on est rempli de larmes, on ne pleure pas d'être triste, c'est l'univers qui vous ouvre ses veines, par amour. On pense au livre, douillet, où on pourrait coucher tout cela. Derrière les carreaux, dans la buée, des yeux regardent le ciel souffrir. Seul le livre peut recevoir l'Innommable. Ces choses pleurantes et chantantes qu'on éprouve avec le coeur. Dans la nuit, les brebis sont rentrées. Elles réchauffent la maison.
Valentine extrait du livre le passage qui va l'occuper entièrement. Devant elle, elle dispose du temps qu'elle va remplir. Elle a son crayon, et son oeil qui va du livre au crayon. Elle pénètre dans le sens du livre. Organe et Entendement. Elle dissèque, elle chanfreine, elle excise. Elle modèle. Elle image le sens. On entend s'étaler le frottis. La pensée flottante. Elle met des couleurs dans l'impensable. Au sens figuré, elle met des figures souriantes ou proprement obscures. Elle parcourt pas à pas le livre. Le livre est sa vie. Elle vit le livre. Son geste est posé. Rien d'autre ne peut la déranger, même pas le chat qui ailleurs fait sa vie. Les paysans reviennent du champ, leurs bottes sont crottées. La barrière neuve grince. La pluie s'arrête. Valentine travaille.
Le jour suivant ne ressemble pas à la veille. Une page a été tournée. Les amis font un détour. On ne peut oublier Valentine. Le temps est maussade sauf pour Valentine qui sait prendre le temps. "Bonjour Valentine !" Sur les murs crépis de blanc il y a un dessin. Sorti du livre. Valentine ne sait pas dessiner. Elle copie le livre, elle copie le livre. Une page nouvelle est tournée pour demain, car une page peut durer plusieurs jours. Les crayons sont rangés. Valentine attend que la pièce silencieuse rejoigne le silence du livre. Alors seulement, les armoires ancestrales se mettent à chanter pour elle seule. Un silence recueilli dont l'infime craquement réveille les défunts de leur sommeil fragile. C'est cela qu'elle entend dans le livre, Valentine, et qu'elle veut faire chanter timidement au bout de ses crayons, bien plus aigus que la bise par-dessus les cimes.
C'est à ce moment-là, parfois, que le livre s'envole comme un oiseau.

[Invité]

"Valentine n'est que charade, devinette, énigme."
On pourrait le dire du texte, du livre.

Comme d’habitude, ça foisonne de pistes et d’interprétations possibles.
Le livre, objet sacré, lieu de mystère et de refuge tout à la fois, le livre ouvert sur ailleurs, le monde extérieur.
La symbolique de la page blanche.
Je reviens aussi à cette phrase "Valentine n'est que charade, devinette, énigme.", par opposition à l'expression même :"lire comme (dans ) un livre ouvert".

Et Valentine qui pourtant ne lit pas, fait penser aux anciens érudits, aux moines copistes.
Il y a indéniablement dans ce texte une dimension religieuse, mystique, un sens profond. C’est très doux, un tout petit peu inquiétant (la présence du rouge des cerises, du vin, de Valentine ; la guerre), étrange, empli de poésie.

Je retiens ce passage, à mon sens la/une clé pourrait se trouver ici :
"Un mot silencieux ne parle pas. Un mot, ce n'est que des restes, une histoire toujours ancienne, en retard sur la vie."

Beaucoup aimé sans vraiment pouvoir d/lire pourquoi.
Je ne manquerai pas de lire la traduction de Louis.

[Invité]

Je remonte celui-ci.

[Lizzie]

Un texte poétique, peut-être un peu trop dans la recherche symbolique, mais très agréable à lire. Agréable parce que c’est une lecture « active », et bercée par les images. Je regrette, c’est peut-être très personnel et erroné, mais je regrette ce que je perçois comme une opposition un peu « facile » entre la campagne et le livre, le naturel et l’intellectuel (mais ma lecture est peut-être différente de l’intention de l’auteur). Ce sujet traité en milieu urbain, je demande à voir.
Pas trop aimé le mot « crier » pour les moutons.
Mais l’écriture me plait, l’idée aussi, bravo.

[Sahkti]

J'aime l'idée que ce livre devienne objet sacré, mystérieux et symbolique, et qu'en même temps le chat puisse marcher dessus. Outre l'agréable visualité de la scène, cela donne au récit une dimension humaine, terre-à-terre qui contrebalance bien à ce moment-là la dimension quasi mystique du récit. Au début, j'ai craint que ça ne s'essouffle et que trop rapidement, ce livre lasse, mais non, tu évites cet écueil en ouvrant de multiples pistes et le lecteur peut créer son propre récit au creux du tien.

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