Exo "Les cailloux" : La première pierre

[Gobu]

EXO « Les cailloux »

LA PREMIERE PIERRE

Il était une fois, dans un village perdu de la montagne, un petit garçon de neuf ans nommé Nabil. Nabil aimait son père. Nabil aimait sa mère. Mais par dessus tout il aimait sa grande sœur, Sakina. Sakina avait seize ans. Sakina était si belle que nul pinceau n’aurait pu rendre justice à sa beauté, si sage qu’elle faisait rougir de honte le front des anciens sous leur turban, si courageuse que le loup prenait sa queue entre ses jambes à sa vue et si fière que même les plus ombrageux, les plus forts et les plus moustachus des combattants s’écartaient sur son passage en baissant les yeux.

Depuis qu’elle était nubile, Sakina était promise à Osman. Il en allait ainsi dans ce village comme dans tous les autres, aussi loin que l’on sache. Osman, de tous les combattants du village, était le plus ombrageux, le plus fort et le plus moustachu. Il était aussi le plus riche. La famille de Nabil n’avait pour tout bien que sa pauvre cabane d’argile, un maigre carré de terre pour y faire pousser le blé et une chèvre famélique qui fournissait le lait du repas et la laine du manteau. La famille d’Osman, au contraire, possédait une grande maison de pierre blanche, un troupeau de brebis nourries à en éclater, plusieurs chevaux magnifiques et un coffre ouvragé rempli de pièces d’or et de billets de banque. C’est pourquoi les parents de Sakina se réjouissaient à l’avance de cette union. En plus de l’honneur de marier leur fille chérie au plus valeureux d’entre eux, naturellement.

Nabil se réjouissait aussi de toutes les bénédictions que cet événement ferait pleuvoir sur sa famille, mais en secret, il souhaitait qu’il tarde le plus longtemps possible. Car, même si elle portait maintenant le grand voile qui dissimule la femme des pieds jusqu’au visage, comme l’exigent la Foi aussi bien que la coutume, elle avait le droit de prendre soin de son petit frère. Elle lui enseignait à former les lettres, puisqu’il n’y avait pas d’école au village. Elle lui faisait découvrir les sentiers escarpés où poussent les plantes qui guérissent et les baies qui enchantent la bouche. Elle lui savonnait le dos durant sa toilette du matin et le bordait au soir sur sa paillasse d’une couverture de mouton, car les nuits de la montagne sont glaciales, même au cœur de l’été.

Et puis on envoya Sakina à la ville. Pour y apprendre à soigner les combattants quand la guerre reprendrait. C’était une période de paix, seulement dans ce pays béni du Créateur mais maudit des hommes, la paix n’était jamais qu’un répit entre deux guerres. Il en avait toujours été ainsi et il en serait toujours de même, aussi longtemps que l’Infidèle n’aurait pas été définitivement écrasé. C’est que disait l’Imam, et c’était le Prophète – qu’Allah le bénisse – qui parlait par sa bouche. En tous cas c’est aussi ce qu’affirmait l’Imam.

Lorsque sa sœur partit, Nabil fut très triste, mais il ne le montra pas. Il n’avait que neuf ans mais il était déjà un homme, et serait un jour un combattant. Un grand combattant, répétait son père avec orgueil, et un grand combattant ne pleure pas. Alors Nabil refoulait ses larmes et chantait les chants de guerre avec les autres. De temps en temps, Sakina envoyait une lettre à sa famille. Bien sûr, il n’avait pas le droit de la lire, même s’il savait déjà déchiffrer les lettres. C’est l’Imam en personne qui la lisait, devant tout le village rassemblé, car tous étaient fiers de la jeune fille qui apprenait à la ville comment soigner les combattants blessés par l’Infidèle. Quand à ceux qui mourraient au combat, ils iraient tout droit au Paradis, car c’est ainsi que le Tout-Puissant récompense le courage des martyrs.

Un jour, pourtant, une autre lettre arriva de la ville, et celle-là, l’Imam ne la lut pas en public. Il se contenta de réunir les Anciens. Ils tirent conseil une journée entière puis se rendirent solennellement chez Osman. Ils y convoquèrent aussi le père de Nabil, et lorsque celui-ci revint à la maison, son visage était de pierre. Jamais le garçon ne l’avait vu comme cela. C’était aussi un homme fier, et dur à la peine, mais il était juste et ne se mettait en colère que si cela était nécessaire. Il faut que quelqu’un ait le dernier mot dans une famille, et c’est le rôle du père. Mais ce soir-là, la colère crépitait dans ses yeux comme la foudre, et lorsqu’il parla, on aurait dit que le tonnerre jaillissait de sa bouche. Sakina, criait-il, n’était plus sa fille ni la sœur de Nabil. Elle avait jeté le déshonneur sur leur famille et sur tout le village. Sa femme voulut l’interrompre, mais il leva le bâton comme s’il allait lui fendre le crâne. Il lui dit de se taire et à Nabil d’écouter. Sa sœur, au lieu de se comporter en bonne croyante et se contenter d’étudier en louant le Seigneur de Ses bienfaits, avait trahi leur confiance et offensé le Créateur. Elle avait tourné le dos aux usages et à la Foi pour suivre l’exemple de l’Infidèle – qu’Allah le maudisse. Elle avait profité de la présence des hommes pour commettre le péché de fornication avec un jeune médecin – que le Sheïtan l’emporte en Enfer. C’était un Frère de la ville qui en avait averti l’Imam. Lorsqu’Osman l’apprit, il rompit sur le champ les fiançailles et exigea réparation éclatante pour l’offense. Le Conseil avait tranché. La faute de Sakina était si grave qu’elle ne méritait qu’un seul châtiment : la mort. Dès qu’on l’aurait ramenée au village, elle subirait la lapidation. Et, ajoutait-il, c’était lui-même qui lui jetterait la première pierre. Ayant parlé, il envoya Nabil se coucher sans l’embrasser sur le front comme il avait coutume de le faire.

Sur sa paillasse, Nabil était effondré. Il n’avait qu’une idée très vague de la fornication, mais savait ce que c’était que le péché. Le péché c’était le mal. Or sa sœur ne pouvait pas faire le mal. De cela, il était aussi sûr que de la beauté du jour, du calme de la nuit et de l’existence de Dieu. Nabil savait aussi ce qu’était la lapidation, même s’il n’en avait jamais vu. Cela voulait dire que sa sœur serait enterrée jusqu’au cou dans le sable, la tête enveloppée dans un sac, et que les habitants du village lui jetteraient des pierres jusqu’à ce qu’elle en meure. Cela, Dieu, qui est la Justice même, ne pourrait pas le tolérer. Il suffisait de lui demander. Il se mit alors à prier, à prier, à prier comme jamais il ne l’avait fait. Toute la nuit, et même après que le jour soit levé.

Entre temps, les hommes avaient préparé le lieu de l’exécution. Les hommes seulement, car ni les femmes ni les enfants n’étaient autorisés à assister au spectacle. Le péché est peut-être une affaire de femme mais la punition, elle, est une affaire d’hommes. Lorsque la victime fut convenablement enfouie, il ne dépassait d’elle qu’une forme ronde enveloppée d’un sac de jute comme celui dans lequel on mettait le grain. La tradition disait qu’il fallait recouvrir la tête de la victime pour lui épargner la vue de la mort, mais en vérité, c’était pour que ses bourreaux ne puissent croiser son regard. Pendant ce temps, Nabil priait, priait et priait encore.

Quand tout fut prêt, l’Imam lut la sentence et récita une sourate de circonstance. Un roulement de tambour retentit. C’était le signe. Chacun des valeureux combattants avait empoigné une grosse pierre qui tenait bien en main, et se promettait de viser juste. Il fallait en finir le plus vite possible. On était juste, mais pas cruel. Lorsque le tambour se tut, tous les bras se détendirent et autant de projectiles mortels convergèrent vers leur cible. C’est alors qu’il survint un premier miracle. Au lieu de filer comme l’éclair, les pierres semblèrent planer dans l’air comme s’il s’était agi de balles de papier, et, lorsqu’elles parvinrent à destination, elles rebondirent mollement sur le sol. Stupéfaits les hommes ramassèrent de nouvelles pierres, mais le même prodige se reproduisit, et cela jusqu’à ce qu’ils aient épuisé leurs réserves. Sur sa paillasse, Nabil priait toujours.

Il se fit alors un grand silence, et pendant une minute qui paraissait une éternité, tous regardaient bouche bée le sac qui dissimulait le visage de Sakina. Et puis, poussant un cri de rage, l’un des héroïques guerriers décrocha l’arme automatique qu’il portait en bandoulière et commença à vider son chargeur en direction de la cible. Tous l’imitèrent et l’air se remplit de l’odeur âcre de la poudre et du fracas de la guerre. A ce moment se produisit le second miracle. De même que les pierres, les balles avaient perdu poids et vigueur en atteignant leur objectif, et on pouvait distinctement les voir s’entasser sur le sol comme des chiques de gomme à mâcher. Et Nabil ne cessait de prier.

Voyant cela, avec un hurlement dément, Osman lui-même dégaina le grand sabre avec lequel il avait pourfendu tant d’infidèles et se précipita pour couper cette tête qui les narguait de son immunité. Levant son arme à l’épaule il la fit siffler dans les airs à deux mains, mais au moment de toucher sa cible, la lame devint plus malléable qu’un bâton de guimauve, et elle s’entortilla autour du sac avec un bruit ridicule. Ce fut le troisième miracle.

Saisis d’une terreur sacrée, tous se jetèrent face contre le sol en implorant la miséricorde divine. Alors surgit Nabil, qui ne priait plus, monté sur le plus grand et le plus beau cheval blanc d’Osman, et, sans effort apparent, il arracha sa sœur à sa prison de sable. D’une seule main, il la fit basculer en croupe derrière lui, et faisant tournoyer sa monture dans un tourbillon de poussière, il fila au triple galop vers la montagne, où plus jamais personne ne les retrouva.

Ce sont des choses, dit-on, qui n’arrivent que dans les contes, mais l’amour d’un petit garçon suffit parfois à faire des miracles. C’est en tous cas ce que prétend le conteur.

GOBU

[Invité]

Merci.
Merci Gobu, c'est beau.
très beau.
c'est la première fois que je te lis, pardon d'ailleurs car
les textes longs me sont difficiles à l'écran...
mais là, j'ai franchi le cap et alors, vraiment,
vraiment,
merci...
:-)

[Janis]

Oh que c'est beau
en plus de terriblement efficace et bellement écrit
j'en ai les larmes aux yeux, tiens !

On tremble tout au long de la lecture, de plus en plus, et puis arrive l'immense soulagement, sensation presque physique.

Merci pour nos sœurs d'ici et d'ailleurs !

[Invité]

On ne peut rester insensible à ce texte très fort. Finement écrit à la manière d'un conte oriental.
Mais d'une brûlante et terrifiante actualité.

Bravo.

[Chako Noir]

Gobu distille du suspense! C'est beau, un enfant qui se ligue contre le fanatisme ambiant dont il trouve la logique irrationnelle. Les hommes sont bien pitoyables quand ils laissent des fous dicter leur loi en prétextant apporter la parole divine... Belle peinture pour ta Sakina que les pinceaux ne peuvent pourtant peindre avec justesse. Tu es vraiment un grand conteur.

[Phylisse]

J'ai beaucoup aimé.

Une narration à la fois simple, imagée et remplie de symboles, qui entraîne à poursuivre la lecture. Je n'osais imaginer la fin, et la délivrance finale est délicieuse. Je me suis sentie moi aussi délivrée...

Merci de ce joli texte, Gobu.

[elea]

Parfaitement conté, j'y étais et je vibrais avec. Merci pour cette "happy end".

[AliceAlasmartise.]

J'ai vu la scène défiler sous mes yeux en même temps que le texte et je me suis demandé où est-ce que tu pouvais bien nous emmener. La fin heureuse arrive au bon moment, le suspense se tient jusqu'au bout.
Malheureusement, dans la réalité cela ne se termine pas aussi bien que dans les contes.

Merci de nous avoir écrit un si beau texte :-)

[Invité]

Une belle, belle écriture qui sert un conte émouvant.
D'autant plus émouvant qu'il fait écho à des situations hélas (dramatiquement) encore d'actualité.

[CROISIC]

J'ai un doute sur l'utilité des prières mais je suis convaincue de la force colossale des contes. Celui-ci est très réussi, de triste actualité et servi par ta magnifique écriture.

[Gobu]

Je ne suis pas non plus convaincu de la force des prières, Croisic, mais je crois à la force de ceux qui prient avec ferveur. En bien comme en mal, d'ailleurs.

Chako, tu as raison, mais ce n'est pas seulement le fanatisme religieux qui est à l'oeuvre ici. Il y a aussi la pesanteur des traditions, une vision archaïque et rigoureuse de l'"honneur", et, bien sûr, des intérêts personnels. Lorsque Sakina a été promise à Osman, il a dû y avoir pas mal de jalousies, et quant à Osman c'est plutôt une vengeance qu'il exerce envers celle qui l'a humilié en le trompant avec un bellâtre de la ville. Je ne voudrais pas qu'on réduise ce conte à une simple critique de l'Islam radical. Des choses comme cela sont possibles chez nous aussi. Lynchages, pogroms et autres autodafés émaillent aussi notre Histoire. Le monde musulman n'a pas le monopole de l'intolérance. Hélas.

En tous cas, je suis content que ce happy end ait plu. Je sais bien qu'il en va généralement autrement dans la réalité, mais c'est le privilège du conteur de créer sa propre réalité.

[Chako Noir]

En tous cas, je suis content que ce happy end ait plu. Je sais bien qu'il en va généralement autrement dans la réalité, mais c'est le privilège du conteur de créer sa propre réalité.

Oui, et en même temps sans ce happy end ton conte frisait le documentaire. C'est sûr que l'islam radical n'a pas le monopole pour ce genre de choses, le désir de possession exercée sur des êtres vivants, humains qui plus est, touche même ce que d'aucuns appelleraient "les meilleurs d'entre nous"..

[Rebecca]

Un conte poignant dont on redoute l'implacable chute , mais heureusement comme le plus souvent dans les contes tout est bien qui ne finit pas trop mal :-)))
Ecrit avec une qualité de narration indéniable .

Une petite coquille à rectifier cependant : "C’est que disait l’Imam, et c’était le Prophète – qu’Allah le bénisse – qui parlait par sa bouche. En tous cas c’est aussi ce qu’affirmait l’Imam."

[abstract]

Beau travail de monsieur Gobu, qui montre ici toute sa maitrise. Un conte oriental, pas particulièrement original dans son contenu, mais dont la langue fluide nous emporte. Je ne suis pas une grande amatrice de fables, pourtant le plaisir de la lecture était bien présent.

[Kaneohe]

Un superbe conte oriental par lequel on se laisse porter au point d'en oublier que, dans la réalité, rares sont les happy ends de ce type

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