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La foi du charbonnier ou le secret de Mamma Teresa

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La foi du charbonnier ou le secret de Mamma Teresa Empty La foi du charbonnier ou le secret de Mamma Teresa

Message  Gobu Ven 19 Oct 2012 - 15:57

(Almanach Irraisonné de Gastronomie Fantasmatique)



LA FOI DU CHARBONNIER
OU
LE SECRET DE MAMMA TERESA

Il faut du culot pour cuisiner des pâtes à la carbonara. C’est la recette la plus casse-gueule qui soit, il y a mille façons de les louper. Il faut avoir la foi pour les réussir. La foi du charbonnier ; c’est d’ailleurs ce signifie l’intitulé du plat. Plus exactement de la charbonnière – terme évoquant plutôt le monde animal ou végétal en français – qui est soit un charbonnier femelle, soit, plus probablement en terre latine, la femelle du carbonaro. Au dix-neuvième siècle, ce nom seul suffisait à faire frissonner le bourgeois, blêmir l’argousin et déféquer le tyran dans ses bottes. Il désignait une sorte de sectateur fortement barbu de l’Unité Italienne et de la Justice Sociale réunies, décidé mordicus à faire triompher ses nobles idéaux au poignard, au pistolet ou à la bombe à clous, bref dans un bain de sang. Autant dire qu’il ne faisait pas moins peur que nos actuels djihadistes. La réunification de l’Italie et l’avènement de la Justice Sociale privèrent le mouvement de plate-forme de revendication. Enfin pour ce qui concerne l’Unité Italienne, au moins…

De nos jours, le vocable n’a réellement survécu que sous sa forme féminine, pour désigner un des plats de pâtes emblématiques de la gastronomie italienne. Il doit bien exister encore quelques charbonniers (carbonari au pluriel) dans la Péninsule, mais il faut reconnaître que l’espèce est en voie de disparition. Ce n’est pas un métier d’avenir. Il vaut mieux cuisiner des pâtes, le créneau est autrement porteur.

On se perd en conjectures sur l’origine de cet intitulé étrange. Qu’on y réfléchisse un instant. Sans vouloir le moins du monde offenser l’honorable corporation des charbonniers, ce n’est pas faire injure à la vérité que de dire que leur emploi les expose à se salir, au point de devenir proverbialement noirs. Or, et c’est là que gît l’étrangeté, les pâtes à la carbonara sont d’un jaune très pâle, à peine balafré du rose de la pancetta grillée. On comprendrait telle appellation, s’agissant par exemple de spaghetti à l’encre de seiche comme on les prépare en Vénétie, ou bien encore de fetucine garnies de truffes noires au point d’en prendre la teinte, mais que vient faire le charbonnier dans toute cette pâleur ?

On peut lire sous la plume de quelques béotiens aussi ignares que mal éduqués que le mot ferait allusion à la cuisson des lanières de charcuterie agrémentant la préparation, lesquelles devraient être, selon ces jean-foutres, grillées au point d’être noircies, d’où, Eurêka j’ai trouvé, c’est pour ça que ça s’appelle carbonara comme carbonisé, CQFD et par ici la némo, c’est pour bibi les droits d’auteur.

A se taper les cuisses. MDR, comme textote la jeunesse. Quiconque a bénéficié, ne fût-ce que quelques jours, de l’hospitalité d’une famille italienne, ne peut ignorer que la mamma – la Madonna la préserve ! – qui se risquerait à présenter des pâtes à la carbo coiffées de copeaux de charbon s’exposerait à d’immédiates et sévères représailles, dégâts collatéraux compris. On ne badine pas avec la pasta, porca miseria.

D’autres lexicologues de comptoir, guère mieux inspirés, attribuent son origine aux fameux carbonari (cf. plus haut) Selon ces cuistres, les farouches révolutionnaires auraient fait de cet apprêt une sorte de signe de ralliement gastronomique, qui leur permettait de se retrouver entre « frères » pour comploter sous le couvert d’innocentes agapes de fins gourmets. Pourquoi avoir choisi précisément cette recette de pâtes plutôt que n’importe laquelle des centaines que propose la table italienne, voilà ce que ne nous disent point nos bons apôtres. Encore, le plat arborerait-il les couleurs de la Maison de Savoie, comme la mozzarella-tomates-basilic ou la pizza Margherita, on pourrait comprendre. Mais des œufs…du parmesan…de l’ail…on patauge dans le total schwartz question message politique. Revenons sur terre. Les redoutables carbonari se régalaient peut-être de pasta alla carbonara, mais ce n’est pas en raison de leur gourmandise qu’on les a baptisées de la sorte.

Enfin, les sémanticiens les plus sérieux, en vérité la majorité, inclinent à penser que l’appellation trouverait bel et bien son origine dans le métier de charbonnier. D’après leur analyse, il s’agirait du plat de fête qu’ils aimaient à trouver sur leur table au retour d’une dure journée à monter de pesants sacs de houille à des bourgeois. Les sacs des pauvres étaient moins lourds et de toutes façons ils les montaient eux-mêmes. Quoiqu’il en soit, charbonnier de nouveau maître en son logis nouait la serviette au cou et entendait être servi libéralement. Il lui fallait du copieux, du qui tient au corps, du pointu en goût, et pronto per favore !

Voilà qui paraît plus plausible, d’autant que le plat est suffisamment économique pour rester dans les moyens d’un modeste charbonnier – profession parfaitement honorable, on rougit d’avoir à le rappeler, mais dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’en Ritchie pas son monde. Cependant, cette explication, si pertinente qu’elle soit, ne dit pas la raison pour laquelle charbonnier a choisi ces pâtes et pas d’autres pour les baptiser de son nom, ou au moins celui de sa bourgeoise.

Un soir, quelqu’un m’a raconté une étrange histoire à propos de cet agaçant mystère. Cela se passait en Italie, la moindre des choses s’agissant de pasta, et plus précisément à Rome, qui est pour ainsi dire un précipité d’Italie, en raison des nombreuses communautés provinciales qui y ont fait souche, attirées comme des papillons de nuit par les lumières de la Ville Eternelle. Cela se passait à Rome, durant les fêtes de fin d’année, nous avions à peine vingt ans, le Grand Migou et moi, Rome sous les confetti nous seyait à merveille. Nous avions posé le sac dans une pension aussi modeste que pittoresque, juste derrière la gare centrale, mais nous finissions le plus souvent la nuit chez les joyeux fêtards que ma guitare et la faconde du Migou avaient conquis, accompagnés de groupies de rencontre débauchées aux terrasses du Trastevere ou aux comptoirs des cafés de la Piazza Navone. Lorsque l’argent venait à manquer, il me suffisait de chanter une petite heure dans une rue piétonne bien fréquentée pour gagner de quoi manger et boire à satiété. L’italien aime chanter. Nous, nous avions le gosier desséché et la fourchette frétillante. Moi pas moins que le Grand en dépit de nos différences de gabarit. Il mangeait et buvait encore plus que moi, voilà tout.

Nous allions le plus souvent nous attabler dans une sorte de cantine en sous-sol sur une place historique, où la cuisine était aussi savoureuse que les tarifs cléments. On y soupait sous les voûtes de maçonnerie centenaires, à de grandes tables de bois flanquées de bancs. La clientèle était hétéroclite, pétillant cocktail d’aristos encanaillés, de joyeux escholiers en goguette, de mauvais garçons et de filles perdues. On y avait le verbe haut, le rire contagieux, la dalle en pente et l’estomac dans les talons. Et parfois la mandale facile. L’italien, s’il aime chanter, ne déteste pas se la donner, à l’occasion. Ou faire semblant, au moins, on est quand même au pays de la commedia dell’arte, per la Madonna, et les mythologiques bastons de l’Antiquité se résumaient souvent à de longues joutes verbales entre des Héros au timbre de stentor, aussi doués pour l’invective que pour les rodomontades. Le perdant était sans doute celui qui tombait le premier en rade de salive.

Autant dire que l’endroit était peu propice aux amoureux en quête d’intimité ou aux bourgeois désireux d’en mettre plein la vue à leurs invités. Rien que l’accueil de Mamma Teresa, la patronne, suffisait à faire repartir la queue basse les clients indésirables. Elle était aussi douée pour l’invective que ses ancêtres latins. Les poings sur les hanches, le téton en bataille et la crinière hérissée, elle était capable de mettre en fuite la queue basse n’importe quel gabarit de fâcheux. On ne lutte pas contre la Furie mythologique, c’est le bons sens même. Surtout quand la Furie cuisine la pasta comme une déesse.

Tout était bon chez Mamma Teresa, mais nous y venions principalement pour ses taglioni alla carbonara. Le menu unique comprenait entrée, plat de résistance ou pâtes et un dessert. Impossible de choisir, on mangeait ce que Mamma T. avait décidé de préparer. Seul changement possible, on pouvait, moyennant un supplément modique, remplacer l’entrée par les pâtes. L’entrée et le plat de résistance variaient chaque jour, mais les pâtes demeuraient invariablement les mêmes. Certains n’y venaient que pour elles. Mamma T. ou une fille de salle au moins aussi vigoureuse les acheminaient par pleins plateaux, dans d’épaisses assiettes creuses de faïence. Elles ne ressemblaient guère à ce qu’on servait à l’époque en France dans la plupart des gargotes prétendument italiennes. En général, les pâtes – des spaghettis – étaient festonnées de lardons plus ou moins carbonisés, inondées de crème épaisse juste sortie du frigo et surmontées d’un jaune d’œuf cru qui ne contribuait pas à réchauffer le schmilblick. On était censé amalgamer le bazar pour obtenir un conglomérat tiédasse dans lequel les pâtes trop cuites rivalisaient avec la crème froide et l’œuf cru, sans parler des éclats de lardons qui venaient se loger entre deux molaires. Encore heureux quand on vous proposait un peu de parmesan râpé pour lier le tout. Alors que la recette repose avant tout sur le parmesan !

Soyons juste. Pas seulement sur le parmesan. Il y a plusieurs autres facteurs d’importance. On y viendra par la suite. Les taglioni alla carbonara de Teresa reposaient dans leur assiette creuse, dans un peu de bouillon très chaud, couronnées de lanières de pancetta poêlées, et non de vulgaires lardons, et enfin coiffées d’une quenelle de sauce d’un jaune d’or très pâle, à la consistance onctueuse. Il ne restait plus alors qu’à mélanger délicatement les trois ingrédients et le miracle se produisait. Au contact du liquide et des pâtes très chaudes, l’appareil devenait par magie fluide et onctueux au point qu’on pouvait penser qu’on venait d’y rajouter de la crème. Quant à la pancetta, elle croustillait sans le moindre soupçon de sécheresse. On saupoudrait le tout d’un peu de parmesan supplémentaire et hardi petit la fourchette, faut manger tant que c’est chaud, après ç’est plus pareil.

A la dégustation, le plat, sur les solides fondations de la pasta cuite pile-poil – al dente ne veut pas dire cru – développait un tonifiant flux de sensations gustatives dans lequel se mêlaient le velouté du jaune d’œuf, le râpeux rustique du fromage, le mordant de l’ail frais et le craquant presque oxydé de la pancetta. Sans parler du poivre moulu sans mesquinerie. Les pâtes carbo ne sont pas un plat de chochotte. Nous nous régalions à tel point de celles-ci que le Migou en commandait invariablement une autre portion, sans faire l’impasse sur le plat de résistance, et puis quoi encore ? La patronne, qui nous avait à la bonne, nous offrait l’entrée en prime. Il faut dire que nous ne lésinions ni sur le vin ni sur la grappa avec le café. Tout cela pour trois fois rien. En carafe, le litre de Soave – un rafraîchissant vin blanc de Vénétie – coûtait mille lires, c'est-à-dire cinq francs de l’époque, une misère. La patronne nous avait à la bonne, et des vues sur mon pote. Le Migou, avec sa plastique d’athlète, a toujours fait des ravages chez les femmes fortes aux rondeurs avantageuses, même s’il ne crache pas sur les souples petites friponnes. Et dans le genre femme forte, et même forte femme, Mamma Teresa se posait un peu là. Dans sa svelte adolescence, elle avait dû être irrésistible. En témoignaient encore le charnu de la bouche, la rectitude du nez, l’arc parfait des sourcils, l’éclat des prunelles et l’opulence des boucles noires de sa chevelure. Vingt ans de pâtes à l’œuf et de labeur avaient enrobé le reste. Telle quelle on aurait dit Gina Lollobrigida avec cinquante kilos de plus.

Tant elle nous avait à la bonne, la patronne, que dès le deuxième soir, elle venait s’asseoir à côté du Migou. Non sans avoir dégagé son voisin de banc d’un vigoureux coup de postérieur pour faire place nette. Et le troisième soir, elle le posait déjà sur ses genoux, encore heureux qu’il ait été balaise comme trois turcs, celui-là, que sinon on allait droit à la cata. Ils trinquaient à la romaine, bras entrecroisés, et à l’Asti spumante, per favore, aux frais de la princesse, ce qui prouve la haute estime dans laquelle on nous tenait. L’Asti spumante est comme qui dirait le champagne du fêtard romain. C’est dans cette posture, alors que nous arrosions libéralement notre expresso de grappa, qu’elle nous conta l’histoire authentique des taglioni alla carbonara. En tous cas sa version authentique et il n’était pas question d’en douter. On ne contredit pas la furie romaine.

Il était una volta, contait-elle dans son français plaisamment italianisé, un couple de charbonniers qui vivaient dans la plus grande gêne. Le charbon il était lourd et le lavoro mal payé. La malheureuse épouse n’avait le plus souvent qu’une assiette de polenta à servir à son conjoint retour du labeur quotidien. Le charbonnier était pourtant un brave et honnête garçon, et quant à sa femme, c’était pour ainsi dire une sainte. Mamma Teresa se signait et reprenait d’une voix enrouée par l’émotion et les cigarillos. C’était une sainte et elle priait sans cesse la Madonna de venir à leur aide. Un jour, comme ça, à force de prières, la Madonna lui apparut. Elle lui parla en ces termes : « Ma pauvre fille, j’ai entendu tes prières. Sache qu’aujourd’hui, la Providence te donnera ce dont tu as besoin. Régale ton époux et va en paix » Sa pauvre fille, aussi terrorisée qu’émerveillée par le phénomène, consulta de nouveau le garde-manger. Il ne s’y trouvait hélas qu’un sac de farine, de l’huile d’olive et une tête d’ail. Ah, soupirait la malheureuse, si j’avais rien qu’une demi-douzaine d’œufs, je pourrais au moins faire la pasta all’uovo ; avec de l’ail et les œufs en trop, je pourrais même faire une sauce. Hélas, gémit-elle, je n’ai même pas ces pauvres six œufs pour servir mon époux comme je le devrais.

La Providence dut recevoir le message cinq sur cinq, car à ce moment précis, une voisine toqua à sa porte. Comme par un fait exprès, elle venait lui offrir une boîte d’œufs frais pondus du matin, en remerciement d’un service que lui avait rendu son époux. Les mains du charbonnier avaient beau être sales, il les avait près du cœur. L’épouse récita trois Ave, se signa plusieurs fois, et s’apprêta à se mettre au taf lorsqu’une pensée freina son élan. Assurément, ces pâtes à l’œuf avec leur sauce à l’ail et aux jaunes d’œufs seraient délicieuses, mais il leur manquerait un élément grillé, croustillant, carné, bref une bonne petite tombée de lardons ou mieux encore de lanières de pancetta rissolées. Après tout, les miracles n’arrivent pas toujours seuls.

Surtout quand ils se présentent sous la forme d’un curé. Celui-ci venait en personne régler une livraison de charbon au presbytère. Comme la paroisse était pauvre mais qu’il engraissait quelques cochons, il payait avec un généreux tronçon de pancetta dont le rose marbré de gras réjouissait la vue. Elle remercia le brave homme d’Eglise et la Madonna dans la foulée, commença à retrousser ses manches, lorsqu’il lui vint à l’esprit qu’un élément majeur faisait encore défaut. Bien entendu, des pâtes aux œufs, à l’ail et à la pancetta ne sauraient manquer d’être succulentes, il lui en venait l’eau à la bouche par avance, car elle était fort gourmande, mais tout de même, qu’est la bonne pasta sans bon formaggio ? Et précisément sans parmesan, le roi des fromages ? (Nous laissons à la narratrice la pleine responsabilité de ses allégations limite xénophobes. Et le calendos, alors ?) On s’habitue aux miracles et puis ne dit-on pas jamais deux sans trois, même en Italie ?

Aussi ne fut-elle pas le moins du monde surprise lorsqu’on toqua de nouveau à sa porte. Cette fois-ci, ce n’était pas le curé ni encore moins le marguillier, mais son mari en personne. Il avait une livraison à faire dans la maison et en profitait pour embrasser sa tendre moitié au passage. Non sans avoir déposé le sac de charbon sur le palier, naturellement. Après avoir bisouté sa femme du bout des lèvres pour ne pas la salir, il lui tendit un paquet soigneusement enveloppé de papier toilé. Un gros morceau de parmesan, au grain blond, qui embaumait la noisette et le foin fraîchement coupé. Le charbonnier ne sut jamais pourquoi son épouse lui avait rendu son baiser avec une telle fougue, et c’est tout émoustillé qu’il rechargea le sac sur l’épaule. Maintenant, elle avait vraiment de quoi préparer le festin digne d’un aussi courageux travailleur. Mais ont sait comme sont les femmes en matière de miracles. Il leur en faut toujours plus. (Laissons à Mamma Teresa l’entière responsabilité de ces propos borderline) La pauvre femme, au lieu de se contenter de ce que la Providence, dans sa générosité, lui avait déjà accordé, voulut encore plus. Après les œufs, la pancetta et le fromage, il lui vint encore une envie. Même si tout cela est bel et bon, se disait-elle, l’onctuosité d’un bon peu de crème fraîche parachèverait le boulot. C’est alors qu’une voix certainement venue du Ciel l’apostropha, non sans une pointe d’agacement. Ma fille, lui disait cette voix, tu m’as demandé trois miracles d’affilée. Emue par ta pureté de cœur, je t’ai exaucée. Tu pourras préparer pour ton époux un repas digne de ce nom. Mais cette quatrième demande est de trop. Les miracles, c’est comme le sel dans l’eau des pâtes : point trop n’en faut. Avec ce que tu as déjà, il faudrait être bien piètre cuisinière pour ne pas réussir un chef-d’œuvre. Va en paix et mets-toi au travail, ton époux a faim. Inutile de dire qu’elle obéit dare-dare aux injonctions venues du Ciel et prépara ses taglioni « à la charbonnière » avec ce qu’elle avait sous la main. C’est pourquoi, concluait Teresa en se décollant des genoux du Migou qui commençaient à s’ankyloser, la vraie pasta alla carbonara ne contient jamais de crème fraîche.

- Crois-tu que ce soit vraiment la Madonna qui lui a parlé ? la taquinait le Migou
- C’est ce qu’elle a raconté partout, en tous cas. Moi je crois plutôt que c’est juste une sainte qui est intervenue. Je ne pense pas que la Madonna s’intéresse vraiment à la préparation de la pasta. C’est plutôt l’affaire d’une sainte locale. Elles connaissent mieux la cuisine régionale.

On ne nous en dit pas plus ce soir-là. Nous dûmes patienter encore plusieurs jours pour connaître le fin mot de l’histoire. J’avais grand désir d’apprendre la vraie recette de la carbonara sans crème fraîche, et qui mieux que Mamma Teresa aurait pu m’initier ? Il fallut un grand bouquet de roses acheté le matin même au marché de Campo di Fiori et un bisou du Migou pour la convaincre de dévoiler ses secrets.

La démonstration se tint dans sa propre cuisine, à une heure où le service mollissait et la pression se relâchait derrière les fourneaux. Primo, expliquait-elle, pas de bonne recette sans bonne pasta. Elle était faite maison, uniquement de bonne farine de blé dur, d’œufs frais et d’un soupçon d’huile d’olive. Pour la carbonara, on la découpait en taglioni, qui sont simplement des tagliatelles plus fines. Principe numéro un, pour la cuisson des pâtes, toujours acqua molto, pasta puoco, c’est à-dire beaucoup d’eau pour peu de pâtes. Principe numéro deux, ne pas oublier de saler l’eau avant d’y mettre quoi que ce soit. Principe numéro trois, attendre que l’eau s’agite de gros bouillons pour y plonger les pâtes. En respectant ces règles et en remuant régulièrement, on peut espérer quelque chose de mangeable.

Secundo, la garniture. On fait rissoler une bonne poignée de lanières de pancetta dans l’huile d’olive, bien dorées mais pas brûlées, et on réserve au chaud. Tertio la fameuse sauce aux jaunes d’œufs qui fait tout le suc de la recette. Elle comprend, révélait notre initiatrice, quatre éléments et pas un de plus. On casse d’abord les jaunes d’œufs dans un bol. On y incorpore ensuite le parmesan râpé et l’ail pressé. Enfin, on verse avec précaution un mince filet d’huile d’olive en fouettant jusqu’à consistance d’une mayonnaise assez souple. Je ne compte pas naturellement le sel et le poivre, concédait-elle en tournant énergiquement le moulin au dessus du bol.

C’est à ce moment que la recette de Mamma Teresa devenait miraculeuse. A l’aide d’une louche, elle versait un peu du bouillon de cuisson dans les assiettes creuses bien chaudes, égouttait les pâtes avec célérité et les disposait dans les assiettes, garnissait de pancetta, et déposait enfin une généreuse quenelle de mixture sur le bazar. Lorsqu’on remuait les pâtes en mélangeant bien avec le liquide chaud du fond de l’assiette, l’appareil au jaune d’œuf, parmesan, ail écrasé et huile d’olive se détendait comme par enchantement jusqu’à se métamorphoser en une crémeuse sauce qui enrobait les pâtes de volupté. La Carbonara est un plat sensuel, parce qu’il a été créé avec peu de choses et beaucoup d’amour. Ainsi parlait Mamma Teresa.

GOBU
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Message  Polixène Ven 19 Oct 2012 - 18:05

Ah oui, de quoi se pourlécher l'alphabet de A à Z !
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Message  Invité Sam 20 Oct 2012 - 7:15

Mi piace molto, questo... comment dit-on texte ? testo ?

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Message  Invité Sam 20 Oct 2012 - 7:19

L'art de cuisiner son lecteur et de lui mettre l'eau à la bouche.

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Message  Invité Dim 21 Oct 2012 - 20:57

Bon appétit, Maître !
Je garde la recette sous le coude...

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Message  polgara Lun 22 Oct 2012 - 11:16

oh gobu, mes yeux salivent, mon esprit se pourlèche les neurones, tu m'as ouvert l'appétit !
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Message  Janis Lun 22 Oct 2012 - 12:43


Nous attendons pied ferme ton recueil de recettes littéraires
Janis
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