Une journée particulière et autres textes

[Anne Veillac]

Journée particulière

En allant aux Tuileries, je suis tombée par hasard sur Marcus. Il a accepté de venir avec moi voir l’exposition d’Ahaé. C’est un photographe coréen qui a pris des milliers de photos de sa fenêtre. Rien que de là.
Avec Marcus, on est entrés dans un bâtiment blanc, construit pour la circonstance. On est restés un moment à regarder les oeuvres, comme deux amis contents de partager un beau moment. On a parlé des photos, on a échangé nos impressions, on a partagé le même regard. On a répété le mot poésie plusieurs fois. Pourtant, on n’est pas restés collés l’un à l’autre pendant toute la visite. On s’est éloignés, on s’est retrouvés. Parfois, l’un de nous deux est allé chercher l’autre :
- Tu as vu les libellules ?
- Oui.
- Viens, on va les revoir.
En sortant, il faisait encore beau en ce mois d’août finissant. On s’est assis. J’ai sortit mon livre de mon sac. Amour, Prozac et autres curiosités. Il s’est intéressé à ce que je lisais. C’était une chose nouvelle. Comme pour l’exposition. Avant, il n’aurait pas accepté de m’y suivre.
- C’est un livre un peu olé olé alors ?
- Oui, si on veut. Je dirais que c’est cru.
- Cru ?
- Oui, mais ce n’est pas gratuit. C’est un roman extraordinaire. Il parle des femmes et de sexe comme aucun autre.
- Ah… ! Tu peux comparer… tu en lis souvent des livres pareils…
- Non, tu es bête... Je que je veux dire… c’est … en finissant le livre, tu te dis que tu as touché du doigt l’essence de la sexualité … et de la vie aussi.
On a parlé encore et encore. De petites choses de rien du tout et de plus grandes. De nous, séparément, et ensemble, lorsqu’on était amants. J’ai pu lui dire les moments difficiles, mais avec beaucoup de détachement, comme si c’était loin.
Et puis il m’a dit :
- J’ai très envie de toi. Je n’ai pas envie de repartir dans une relation avec toi. J’ai juste envie qu’aujourd’hui on se retrouve encore à l’hôtel.
On y est allés.
En rentrant chez moi, je n’ai pas ressenti de frustration, de manque ou de tristesse. Je me suis juste dit que cette journée avait été importante et que je la garderais en mémoire.
Une journée particulière.




Lumière

Et après, tu t’es endormie.
Je t’ai regardée un petit moment. Il commençait à faire sombre avec juste une petite lumière extérieure qui entrait dans la chambre. Les dessins des rideaux se reflétaient sur ton corps. Cela faisait de jolis tracés sur ton ventre et tes seins.
Je suis alors parti en pensant que je reviendrai.




Université

J’attends. Je suis dans un couloir de l’université et j’attends que ce soit mon tour pour prendre des renseignements à la mutuelle. C’est long. J’en ai assez d’être debout. En plus, ce n’est pas le moment. Ça ne va pas bien. J’ai des problèmes d’argent, mes amies me lâchent, je vis une déception amoureuse. Rien ne va. J’ai le cafard. Attendre n’arrange rien. Alors je sors dans l’escalier, pour m’asseoir sur une marche.
Sous la fenêtre, je vois un grand tapis de mousse vert clair parsemé de plantes rouges, à ras du sol. Les gens qui passent par ici le remarquent aussi et le trouve beau.
Sur le campus, il y a des arbres aux couleurs d’automne. Je reconnais des cerisiers du Japon. Assez loin, sur un banc, un étudiant est assis. Seul. Il mange un sandwich. Je le vois en tout petit. Je le regarde longtemps et je ressens une paix intérieure. Je ne sais pas pourquoi.




Retrouvailles

Après une séparation de deux mois, ils s’étaient retrouvés dans leur chambre d’hôtel habituelle. Ils étaient de nouveau deux amants clandestins. Après avoir fait l’amour, il prit une douche, et il voulut une brosse.
- Regarde dans mon sac, dit-elle.
- Il est lourd…
- Oui, c’est mon bouquin… Tiens donne-le moi.
Quand il fut retourné dans le lit, elle lui dit :
- Quand j’ai lu une des nouvelles, j’ai eu une terrible envie que tu sois à côté de moi. J’avais envie de te faire la lecture à haute voix. Et, à ce moment là, je me suis dit que si je te revoyais un jour, je le ferai.
- Pourquoi pas ? Vas-y. Ca changera.
- Ca s’appelle L’avion ou Il se parlait à lui-même comme s’il lisait un poème.
- Bizarre comme titre…
- Oui, écoute…

Et elle lut le texte de Muriakami où il était question de deux amants, un jeune homme et une femme mariée un peu plus âgée. Celle-ci pleurait souvent, sans raison apparente. Mais cela ne gênait pas l’homme, il avait une attitude détachée.

Elle prit son temps pour lire son passage préféré :
« Leur façon de faire l’amour était extrêmement douce et silencieuse (…) C’était très différent des expériences sexuelles qu’il avait eues auparavant. Cela lui faisait plutôt penser à une petite chambre. Une petite chambre bien ordonnée, agréable à vivre. Avec des fils multicolores qui pendaient au plafond. »

Elle continua sa lecture. Il ne l’arrêta pas. Il l’écoutait. Elle ressentait physiquement cette écoute. Elle était bien.
Quand elle eut fini, il lui dit :
- Pourquoi cette nouvelle ? C’est parce que la femme pleure ? Tu as pleuré quand on s’est quittés ?
- Non, ce n’est pas ça… c’est l’atmosphère… je ne sais pas… Je ne sais pas en fait.
- Tu n’as pas répondu à ma question. Tu as pleuré quand on s’est quittés ?
- Quelle importance ? Tu as aimé la lecture ?
- Oui, tu lis bien. Ta voix m’a bercé.
Et ils refirent l’amour.

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Si vous désirez que chaque texte puisse y être retrouvé grâce à son titre, il faudra les séparer et les publier l'un après l'autre, au rythme d'un par semaine.
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[Janis]

Je trouve assez envoûtants ces textes.

Le style, poétique et concret à la fois (bouh que je le dis mal), me fait penser à celui de yuko tsushima, un auteur que je lis et relis, tu connais ?

[Polixène]

Je vois dans ces textes des haikaï dépliés: on y trouve l'extrêmement pointu, précis (gestes, paroles) et simultanément le flou (temporalité, détermination corporelle et sociale, etc) et ça crée un vague-à-l'âme qu'on se reproche de ressentir après lecture.On y replonge donc en cherchant l'intime dans l'évènementiel , mais voilà qu'on est projeté dans l'universel...
Cool! On rejoue?

[Lizzie]

Très belle atmosphère dans ces courts textes. Quelque chose de Murakami, en effet, dans ces instants de vie posés délicatement. Merci, j'espère continuer à vous lire.

[Invité]

Contente de ton (re)passage dans notre univers vélien.
Si je ne me trompe, tu t’aventures ici, avec les deux plus longs textes, sur un terrain nouveau, moins neutre peut-être.
Ça n'enlève rien au fait que, comme précédemment, j’apprécie de lire cette écriture simple, dénuée de fioritures, factuelle, imprégnée du quotidien. Intemporelle aussi, en quelque sorte, peu (pas ?) d'indications de temps, ça contribue à cet effet de légère étrangeté, des instants isolés, comme en suspens.

[Jano]

Intéressante cette formule de petits textes qui se suivent et se juxtaposent. C'est agréablement écrit, léger comme des bulles de savon. Mais quelque chose me dit que sous cette apparente délicatesse il y a un volcan qui sommeille, preuve il en est l'importance de la sexualité dans 3 textes sur 4.

[Yoni Wolf]

Humblement superbe. Je ne trouve pas d'autres mots.

[Anne Veillac]

Je vous remercie encore pour vos commentaires. Je suis bluffée par la richesse ce ceux-ci. Si, si, c'est vrai. Quand je commente des textes, je reste toujours autour des mêmes mots.

J'ai deux questions à vous poser.

A propos du texte "Lumières" :
A quel genre de rideau avez-vous pensé. Pour moi, il s'agissait d'un rideau "bonne femme", ces rideaux blancs qui ressemblent à de la dentelle, avec des dessins, que l'on trouve souvent dans les cuisines. Est-ce qu'il faut que je le précise ?

A propos du texte "Université"
Avez-vous compris le propos de ce texte ou êtes-vous restés à côté ?

Merci, vos réponses m'aideront pour la réécriture.

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< Anne Veillac, après ce nombre de commentaires, il vous est parfaitement loisible de répondre ici et non dans le fil des discussions.
Merci.
La Modération. >
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[Invité]

Pour Lumière, j'ai naturellement pensé (sans en avoir conscience avant que la question soit posée) que la scène se déroulait dans une chambre ("endormie") et qu'il s'agissait donc de grands voilages de chambre qui filtrent la lumière. En plus les "jolis tracés sur ton ventre et tes seins." laissent supposer une position allongée.
Alors que je verrais plutôt une personne endormie dans une cuisine de dos, en tout cas certainement (mais pas forcément, c'est vrai) courbée sur la table.

Pour Université je n'ai pas compris autre chose que ce que le texte dit précisément.
Petit doute vite balayé sur "Je le vois en tout petit.".

[Janis]

j'ai vu des rideaux légers, c'est peut-être ton écriture qui donne cette impression que les rideaux flottent et bougent avec le vent, et cela forme des dessins sur le corps (ou peut-être l'ombre projetée des arbres, à travers le voile ?). Je trouve cependant inutile de préciser : est-ce que ce n'est pas bien que chacun imagine comme il veut ? C'est une des qualités de ta façon : c'est très visuel, et en même temps on se crèe ses propres images.

Pour Université, il me semble avoir compris, je ne me suis même pas posé la question j'ai juste aimé.

[Louis]

La journée particulière est celle d’une rencontre.
Le titre évoque le beau film de Ettore Scola, Une journée particulière, qui raconte aussi une rencontre, celle de deux solitudes, le jour où la population de Rome se rassemble en foule pour acclamer Hitler et Mussolini.
Ici la rencontre est celle de deux amants qui se sont séparés.
Ils se rencontrent entre livres et photographies, entre mots et images, textes et clichés.
Ensemble, ils contemplent des instantanés, des photos prises par un artiste coréen. Le photographe a saisi la vie qui passe à sa fenêtre. Situé en un point fixe, immobile, il a laissé venir les choses, il a laissé s’écouler le temps à sa fenêtre, sans lui-même se déplacer dans l’espace.
Cette rencontre réunit par le regard. Entre les deux anciens amants se crée une communauté de vision, chacun regarde ce que l’autre regarde. « On a partagé le même regard ». Tous deux dirigent leur vue dans le même sens, vers les images ; tous deux se fondent dans le regard immobile, le regard artiste du photographe. Cette union est nouvelle, ce partage ne se réalisait pas dans le passé : « Avant, il n’aurait pas accepté de m’y suivre. » remarque la narratrice.
Si l’accord se fait sur le regard, il n’en est pas de même pour l’écrit. Le livre que lit la narratrice produit un malentendu.
Le point fixe n’est pas ici une fenêtre, mais une chambre d’hôtel. Là, est scellée l’union entre les deux anciens amants. Paradoxalement, le point fixe, un hôtel, est un lieu de passage.

Journée particulière annonce ce qui est placé devant nous, lecteurs : une exposition de textes-photos, une exposition d’instantanés. Le lecteur est convié à une double rencontre, celle de deux personnages, mais aussi celle de l’image et de l’écrit.
Il est appelé à se mettre dans la position de ses personnages, pris entre l’écrit et l’image, tandis que le narrateur adopte une position différente de celle du photographe coréen, il multiplie les points de vue, à la fois dans l’espace et dans le temps.


Journée particulière offre un point de vue centré sur le personnage féminin, alors que Lumière se centre sur Marcus, le personnage masculin.
L’auteur nous fait voir une image avec les yeux de Marcus. Il nous fait voir des jeux d’ombre et de lumière, un clair-obscur, nous fait admirer les reflets des rideaux sur le corps féminin, nous présente une photo, comme une peinture, comme un tableau impressionniste.
Si Lumière est d’abord un regard, une image, il est aussi un texte, pas seulement en ce qu’il dit avec les mots ce qui est à voir, mais en ce qu’il est un lien, une couture, entre les images de cette exposition qui est proposée au lecteur. Un texte est en parenté avec un « textile », tissu, trame, entrelacs des mots comme des fils. Le texte ici tisse les images entre elles, et les suspend dans l’esprit du lecteur.
« Et après, tu t’es endormie ». « Et après », la conjonction opère la couture, par le fil des mots, entre deux textes photos.
Cette fois, il n’y plus deux regards tournés dans un même sens, juste les yeux de Marcus posés sur cette femme qu’il a aimée, endormie, sans regard, sinon pour le monde des songes.

Dans Université, le point de vue se situe en un autre lieu, et un autre temps, il nous fait voir la première rencontre entre la narratrice et Marcus.
Le regard est de nouveau celui de la narratrice. Elle regarde un étudiant au loin, vu « en tout petit ». Tout a commencé par un regard, mais sans réciproque. Les regards ne se sont pas encore rapprochés, ni croisés, ce jour-là. Et ne se sont pas encore unis pour voir le monde ensemble, dans la même direction.

« Retrouvailles » se situe dans la chambre d’hôtel, point fixe invariant, croisée des regards et des mots.
Cette fois, l’accord ne se fait pas dans l’unité du regard, mais dans celle de la lecture, dans l’unité du texte. Lecture commune du passage d’un livre, esprits tournés ensemble vers ce que dit l’écrit. Intimité d’une lecture commune « Elle ressentait physiquement cette écoute. Elle était bien. », union intime autour de l’écrit, comme il y eut une intime union du regard. Unions, préludes à l’étreinte physique, préliminaires à l’union sexuelle.
Pas d’amour sans un même regard des yeux comme de l’esprit, sans une même direction donnée aux yeux du corps comme à ceux de l’âme ; pas de fusion des corps sans une fusion préalable dans l’image et les mots. L’être-ensemble physique passe par un voir ensemble et un lire ensemble.

Avant cette union du lire, Marcus considère le texte écrit comme une parole indirecte, comme un intermédiaire par lequel son amie lui parle, substitut d’une parole défaillante, impossible, d’une parole qui n’ose pas se dire
La narratrice, elle, voit le texte comme l’essence du faire ensemble de l’amour, plus généralement de la réalité vécue, « En le livre, tu te dis que tu as touché du doigt l’essence de la sexualité … et de la vie aussi. » Mais pas de sexuel sans le textuel .

L’écrit, parce qu’il dit l’essence, dit aussi l’idéal d’une relation de couple. Or cet idéal semble en partie réalisé, puisque les rencontres entre Marcus et la narratrice aboutissent à chaque fois à un acte sexuel ; et en partie manqué puisque les amants se retrouvent et se séparent.

Une exposition de textes-photos intéressants en ce qu’ils explorent la relation de couple, et le vécu plus généralement, dans les rapports entre mots, images et réalité.

[Invité]

Pour ta question sur Université, je pense que le texte est assez ouvert pour permettre plusieurs interprétations. Celle qui m'est venue spontanément, c'est que la narratrice a l'impression de ne plus rien maîtriser : ni l'attente, ni son budget, ni ses relations à ses amies ou à son amour...
Et de voir " en tout petit" cet étudiant lui procure un apaisement comme si cette "miniaturisation" était pour elle une certaine façon de reprendre le contrôle.
J'ai beaucoup aimé les autres textes aussi, Lumière est particulièrement poétique et je n'imagine évidemment pas des rideaux de cuisine, mais des stores ajourés dans une chambre.

[Invité]

J'ai oublié de te dire que je trouve que ton écriture s'est enrichie de non-dits, sans rien perdre de sa limpidité, qui est ta marque distinctive.

[polgara]

je ne t'avais jamais lue, mais il me faut y remédier tant j'ai adoré ces textes et ces sensations particulières qu'ils renvoient.
Ais-je compris la réalité de ce que tu as voulu écrire? je ne sais pas mais sincèrement, je m'en fiche tant on arrive à y trouver sa propre interprètation de manière fluide, sans se forcer : ton écriture m'a offert un plaisir inné.
(suis pas fortiche non plus dans les commentaires désolée).

[Frédéric Prunier]

bonjour et enchanté,
je zappe depuis un moment sur votre nom nouveau pour moi et sur votre texte
mais j'ai moins le temps en ce moment
je ne viens pas souvent traîner mes yeux par là

aujourd'hui, j'étais dispo
et
je trouve votre écriture très agréable, je vous suis en lecture, jusqu'au bout, sans heurt, tout roudoudou

bravo
amitié

[Invité]

Je reviendrai sur ces textes, qui, de prime abord, me paraissent intéressants et bien écrits.
Manque de temps pour l'instant.

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