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Aube orange

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Message  abstract Jeu 10 Jan 2013 - 17:55

Aube orange


Parfois le ciel absorbe la lumière. Parfois il absorbe tout.
Faites que l’obscurité de ce néant bleu m’avale, que je ne souffre plus, que je ne ressente plus aucune douleur. Non, pour être exact, ce que je souhaiterais vraiment c’est de ne plus rien éprouver, de me détacher des enjeux du monde, et même de mon corps dont l’inutilité se fait plus évidente année après année. Ce corps que plus personne ne touche, que plus personne ne caresse. Ce corps contre lequel nul ne vient jamais se réchauffer, qui s’endort seul, se réveille seul, nuit après nuit, jour après jour. Mais, à l’instant, je n’ai aucun moyen d’ignorer la souffrance tant ma tête semble prête à éclater. Mes yeux brûlent, m’empêchant de distinguer les formes qui m’entourent. Je me force à les garder ouverts, à conserver ce contact avec le monde extérieur.

Je ne reconnais rien de mon quotidien. Ce n’est ni mon appartement, ni mon bureau, sinon je ne serais pas envahi par ce ciel bleu profond. L’humidité traverse mon dos à en mordre mes côtes. Je suis étendu par terre, plaqué au sol comme un catcheur KO. Un reste d’instinct de survie se réveille en moi avec le besoin impérieux de comprendre. Quelque chose de rugueux s’effrite entre mes doigts. De la terre, du sable, des graviers et un élément plus lisse, plus tranchant. Je retrouve le réflexe primaire de porter les doigts à la bouche. Il y a du sang, mon sang je suppose, mêlé à une terre lourde. Des éclats de verre aussi, de type sécurit, comme celui que l’on utilise pour les vitres ou les pare-brises.

La lumière reste crépusculaire, je ne sais même pas si elle provient du jour ou de la nuit. D’ailleurs, ça n’a aucune espèce d’importance, le jour, la nuit, ma vie est à chaque fois pareille.
Quelques brins d’herbe me caressent les poignets tandis que ma main continue de tâtonner parmi les débris, sensation agréable qui me rappelle que la douceur peut apparaître là où on ne l’attend jamais, que même dans les contextes les plus hostiles l’espoir renaît toujours.

Mon corps est lourd, raide, déjà dans le renoncement. Seuls mes doigts semblent encore désirer s’activer, essayant de collecter toute information nécessaire à ma survie. Fidèles petits soldats accomplissant leur mission alors que le reste de mon être a déjàabandonné depuis longtemps.
La douleur physique n’est pas une abstraction, je le sais maintenant. J’ai froid, tellement froid... Si seulement je pouvais me recroqueviller en position fœtale, tenter de récupérer un peu de la chaleur qui me manque tant. Jouet du vent et de la brume, mon corps reste inerte, refusant obstinément de m’obéir. Je prends soudain conscience de ma nudité. Rien ne me protège du monde extérieur, je suis tel un nouveau-né. Dans un accès ridicule de pudeur, je ne peux m’empêcher de penser à mon sexe. Je voudrais au moins être en mesure de le couvrir, conserver le peu d’intimité qu’il me reste, comme si sauver ma décence pouvait sauver mon âme.

Quelque chose s’enfonce dans mon flanc, appuie, arrête, recommence. Qu’est-ce que c’est ? Que me veut-on ? J’entends une voix, légère, joyeuse, incongrue dans ce lieu. Puis une seconde, ils sont deux. Jeunes, peut-être des enfants.

― Tom, viens.
― Quoi encore, allez, on fout le camp, on a pris tout ce qu’on pouvait. On va finir par se faire repérer.
― Mais Tom ! insiste la plus aigüe des deux voix.
— Regarde, il n’est pas mort. Tiens, enfonce le bâton, là. Tu vois, il bouge.
― Lulu, merde, ce n’est pas notre problème, de toute façon il est foutu là.

Un petit visage, presque animal, se penche sur moi. Deux grands yeux noisette interrogateurs fixent les miens. Une bouche s’anime, elle veut me dire quelque chose…

― Bienvenue parmi nous François.
Comment connaît-elle mon nom ? J’essaye de formuler une réponse, mais aucun son ne sort, je me sens tellement faible.
― François Lebeau, c’est en tout cas ce qui est écrit sur ta carte d’identité.
― Dis Lulu, tant que tu es dans les présentations, demande-lui le code de sa carte Visa, au moins on pourrait l’utiliser. Parce qu’avec les 250 euros en liquide qu’il a dans son portefeuille on n’ira pas loin.
― Tom ! Tu vois bien que ce n’est pas le moment.

Elle se tient toujours sur moi et semble moins jeune que je ne l’avais pensé. Je sens à travers son t-shirt ses petits seins qui se pressent contre mon torse. Treize ou quatorze ans tout au plus.
J’essaye de parler. J’ai besoin de savoir.

― Où où suis-je ? Que que m’est-il arri arrivé ?
Le garçon, Tom si j’ai bien compris, reprend le contrôle de la conversation.
― Nous, on ne sait pas ! On a juste entendu un bruit d’explosion puis on a vu un corps tomber. Toi, apparemment. Le reste ce n’est pas notre problème.
― Je suis tombé ? Du dix-septième étage de la tour ? De mon bureau ?
― Peut-être. Je t’ai dit qu’on ne savait pas.
La fille se redresse d’un bond. Cette fois, je la vois entièrement. Elle a une beauté étrange, pas encore aboutie, avec ses cheveux bruns coupés au petit bonheur la chance, un corps gracile et des hanches de garçon. J’ai l’impression de la connaître, de l’avoir déjà vue. Et puis sa voix, hésitante dans les aigus…
― Tu sais, avant la construction de la tour, c’était gigantesque ici, on s’y retrouvait tous. Des grands avaient même aménagé un parcours de vélo-cross. Maintenant, il n’y a plus que ce terrain vague. C’est un peu petit, mais avec Tom on continue à venir. De toute façon, dans le coin il n’y a rien d’autre. Ici, on joue à la guerre, je fais la victime et lui le soldat ou bien on est des agents en mission secrète. Ça finit chaque fois de la même manière, Tom me court après et essaye d’enlever ma culotte.
― Même pas vrai, tu le fais toujours toute seule.
J’ai presque envie de rire. Dans ce monde désespéré, un jeune garçon regarde encore sous les jupes des filles. Elle hausse les épaules et soupire.
― Et alors ! Tu es mon amoureux. Un jour, on se mariera, on aura plein d’enfants. Alors que tu voies ou pas ce qu’il y a dans ma culotte aujourd’hui, cela n’a aucune importance.
― Mouais, c’est ça... Parce que tu crois que je vais un jour t’épouser ? Mais tu rêves pauvre cloche. Ma femme elle sera belle, blonde, grande ! Et avec des seins comme ça ! Mime-t-il les bras en avant.
Furieuse, Lulu se jette sur lui, le frappe de ses poings fermés. Et moi, qu’ai-je fait de ma révolte ? Quel a été le prix de la perte de ma fureur ?

Je grelotte de plus en plus, avec l’impression que la vie, elle aussi, est décidée à me quitter. J’avais quand même espéré quelque chose de plus éclatant pour ma fin que de mourir ici, à la périphérie de nulle part. Entre deux spasmes, j’arrive à articuler :

― J’ai fr...froid. S’il vous plaît, mes vête... mes vêtements
À mes paroles, ils arrêtent de se chamailler reprenant conscience de ma présence.
― Tom, passe-moi son veston. C’est de la pure laine, ça doit tenir chaud ça.
― Je vois bien que c’est de la laine, ça doit valoir une fortune un truc pareil. J’espérais quand même pouvoir en tirer quelque chose. Il est un peu abîmé, mais avec une ou deux…
― Tom arrête, ça urge là, il va finir par crever.

Lulu m’aide à m’asseoir. Avec douceur, elle passe mes bras, l’un après l’autre, dans les manches du vêtement, referme les trois boutons sur mon ventre. Elle ne semble nullement troublée par ma nudité, comme si tout cela était naturel, qu’elle avait déjà effectué ces gestes des milliers de fois. Quelle drôle de fille tu es, petite Lulu... Je ne peux m’empêcher de demander :

― Quel jour sommes-nous ? Quelle heure est-il ?
La voix en quête d’autorité de Tom me répond
― Mercredi. Il est sept heures, je viens d’entendre le volet de la supérette
― Sept heures…du soir ou du matin ? Il fait si sombre, je n’arrive pas à distinguer...
― Ça change quoi, le soir ou le matin ? Tu crois que tu vas repartir bosser dans cet état-là ? D’ailleurs, le travail c’est dépassé. Il n’y en a plus, c’est fini, tu comprends ça ?

Je voudrais lui dire qu’il se trompe, que les plus belles victoires je les ai connues dans ma profession, que pendant longtemps la seule idée de me rendre à mon bureau m’excitait, qu’elle suffisait à donner du sens à mon existence. Maintenant, je suis las, tellement las...

D’un ton toujours aussi direct, il reprend :
— On ne sait même pas ce que tu fous dans cette tour ?
― Je suis consultant financier, je conseille les entreprises pour leurs placements, leurs…
― Ça ne veut rien dire ça ! Tu fabriques quand même bien quelque chose là dedans ? La mère de Lulu elle était ouvrière à la biscuiterie avant qu’elle ne ferme, son père, on ne sait pas trop ce qu’il est devenu. Le mien c’est le meilleur mécanicien du quartier, mais son patron a revendu le garage et ma mère elle a travaillé à la cantine scolaire. Ce sont de vrais métiers ça, mais toi, qu’est-ce que tu fais de tes journées ? Pourquoi on continue à te payer, toi ?

Je n’en sais rien. Je ne l’ai jamais su. J’aide les gens à investir de l’argent qu’ils n’ont pas dans des choses qui n’existent pas. Mon monde est factice, il n’a plus de sens, plus d’ambition si ce n’est d’attendre sa fin. Je voudrais fermer les yeux, ne plus connaître le doute, ne plus ressentir l’angoisse. Des petites mains me caressent les cheveux avec une tendresse particulière, rassurante, douce, très féminine.

― N’aie pas peur François, ce n’est pas grave de mourir. Ce qui serait grave, ce serait de ne pas avoir vécu.
Cette voix, ces mots... la dernière fois que je les ai entendus, c’était Léa qui les prononçait.
― Léa ? C’est toi ? Tu es revenue. Je t’en prie, dis-moi que c’est toi...
― Hé, moi c’est Lulu, Lucie si tu préfères. Mais bon, si ça peut te faire plaisir je peux être ta Léa. Je peux être qui tu veux, François. On n’a qu’à dire que je suis le reflet de tes désirs. Et puis d’abord, c’est qui cette Léa ? C’est ta femme ?
― Non, je n’ai pas de femme.
― Des enfants alors ? Tu as bien des enfants ? À ton âge, tout le monde en a.
― Pas d’enfants non plus, je n’ai rien de tout cela. Rien.

Le jeune Tom prend un air scandalisé. Un pied posé sur un parpaing, il agite fièrement au-dessus de ma tête le porte-clé de ma voiture.

― Mouais… Tu n’as rien et ça, c’est quoi alors ? Je l’ai trouvée ta caisse, ce n’est pas difficile. Il suffit d’appuyer sur le bouton et elle se met à couiner en faisant des appels de phares. Et bien mon salaud, on peut dire que tu sais te faire plaisir toi. Ça, c’est de la bagnole ! Toit ouvrant électrique, jantes en alliage, tableau de bord en bois précieux… T’imagines, Lulu, aller à la mer dans un engin pareil, on aurait la belle vie, on serait riches…
― Tom ! Pourquoi t’es toujours en train de tout ramener au fric ? Ce n’est pas le plus important quand même.
Elle tend le doigt vers moi.
― Et toi là, Monsieur François Lebeau, je ne t’oublie pas. Tu n’as pas encore répondu à la question, c’est qui Léa ?
― Léa, c’était il y a longtemps, il n’y a rien à en dire.
― Ah non, je ne suis pas d’accord, c’est toujours la même chose avec les types dans ton genre, vous êtes incapables d’exprimer vos sentiments. Ne crois pas que je vais te lâcher aussi facilement. C’est qui Léa ?
Cette fois le ton est presque menaçant,
― Ah tu veux savoir... Et bien Léa, c’était la plus belle des filles, je l’aimais, elle m’aimait, on avait des projets ensemble, puis...
― Puis un jour tu as oublié ce que c’était d’être amoureux, ça ne t’a plus suffi, tu as désiré devenir un monsieur important, avoir de l’argent, faire partie des puissants. Tu es tellement prévisible, mon pauvre François...

Je voudrais continuer mon histoire, mais le temps file et ne m’appartient pas. Autour de moi, les fenêtres des tours explosent les unes après les autres dans un concert de déflagrations. Le ciel tombe en pluie de verre, paillettes de sable pour une illusion finale. Une aube orange se lève dans les débris, offrant une échappatoire à la nuit, un espoir à l’avenir.

Alors, attirés par l’air frais du dehors, des hommes, des femmes, sortent des brèches laissées dans les bâtiments. Au début je n’en vois que quelques uns mais très vite ils sont de plus en plus nombreux à se presser par les ouvertures. Un instant ils hésitent, se balancent au bord de l’abîme, serrent leurs collègues dans leurs bras pour se donner du courage avant de se laisser emporter par le vide. Le spectacle devrait être effrayant, il est magnifique.
En quelques minutes, le ciel se remplit de ces hommes oiseaux, prêts pour l’ultime voyage. Les corps rétrécis dans leurs costumes sombres flottent dans le ciel, tournoient dans quelques figures irréelles, semblent suspendus dans l’instant délicat avant de choir au sol.

La ville s’est tue. Seul le vent accompagne de son chant étrange ce ballet aérien. C’est un léger sifflement, comme une voix qui me parcoure, qui m’appelle et me rassure. Je n’ai plus peur, je n’ai plus froid. Mon corps retrouve sa souplesse, mes muscles se relâchent, la douleur se fait lointaine. Je n’ai plus de besoins, plus de désir, je suis libre de suivre le souffle.
Mais surtout, je ressens l’envie de laisser éclater ma joie car enfin je comprends. Ma chute n’était pas accidentelle, elle n’est que le début d’une révolution en marche. Tous tomberont un jour, coupables d’avoir renoncé à leurs rêves. Je ne suis que le premier d’une longue série.
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Message  Invité Jeu 10 Jan 2013 - 19:37

Oh ! Quelle très belle chute (j'ose)!
J'ai lu d'une traite, pressée d'avancer, de savoir ; le début ( bien que peut-être un peu trop étiré) laisse supposer toutes sortes de situations, jusqu'à ce que le dialogue commence.
Quelques réserves sur les personnages des enfants que par moments je ne trouve pas complètement crédibles, qu'il s'agisse de leur relation (ils me semblent trop grands déjà pour avoir conservé non pas une naïveté mais la fraîcheur qu'ils - Lulu surtout - affichent), de leur façon un peu précieuse de s'exprimer ou des descriptions physiques de Lulu parfois au bord du cliché (les seins menus, les hanches de garçon).


Sinon, ces remarques mises à part, j'apprécie toujours autant la fluidité de ton écriture, une certaine ampleur, et la narration complètement maîtrisée du début à la fin. C'est ce qui m'a toujours impressionnée et m'impressionne de nouveau ici.

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Message  polgara Jeu 10 Jan 2013 - 21:23

je reprends l'argumentaire d'easter, les personnages de lulu et tom sont décrits d'une manière bien trop jeune et innocente, trop lisse par rapport à ce qu'ils font et vivent. Ou alors il aurait fallu les imaginer bcp plus jeunes. Il était compliqué je crois de faire jouer naïveté et cette espèce de résignation dans les mêmes personnes. du coup, ils me semblent "trop propres" sur eux.

Cela étant, et malgré cet aspect, c'est un récit vraiment prenant, mêlant les univers de manière très intéressante, sans vraiment tomber dans des clichés, avec une certaine réflexion que je me fais chaque jour : les richesses fondées sur du vent détruisant tout sur leur passage pour aller encore plus loin, plus haut, à n'importe quel prix. Et j'ai vraiment beaucoup aimé la réflexion de François sur sa vie et sur sa "nouvelle liberté".

j'ai également bcp aimé cette phrase :
Tous tomberont un jour, coupables d’avoir renoncé à leurs rêves
d'une justesse angoissante.

tout ceci n'étant que mon ressenti face à un texte dans lequel je me suis plongée avec plaisir.
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Message  Polixène Jeu 10 Jan 2013 - 23:11

Lire ce texte, c'est un peu s'approcher à la loupe des images de Folon et découvrir qu'il se passe des choses au pied des villes mortes. Belle vision.
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Message  Invité Ven 11 Jan 2013 - 20:36

Moi aussi, j'ai pensé à Folon, et pendant un très court moment, ta Lulu a fait écho à Billy- ze-kick de Vautrin où il y a une fillette implacablement " pure" comme un ange exterminateur.
Grand plaisir de lecture, malgré le côté un petit peu convenu des enfants.

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