Halloween : Sur le pavé, des fleurs

[Yali]

Sur le pavé, des fleurs

………« Elle a plus de poils au menton que de rose aux tétons. » Voilà ce que nous disions d’elle sitôt qu’elle tournait au coin de la rue, sitôt que son pas talon aiguille s’estompait sur trottoir.
………On racontait d’autres choses, bien d’autres choses à son propos : qu’elle avait dépucelé des générations de marmots, tous ceux du quartier et pour pas un rond encore, juste pour rendre service. On disait aussi qu’elle avait été belle comme pas permis, que miss machin ou miss truc, à côté, ça valait que dalle. C’était, paraît-il, la plus chouette fille que ce putain de monde ait jamais enfanté.
………Fallait les entendre les vieux poivrots du bistrot de coin de rue lorsqu’ils se mettaient à en parler, d’un coup, leurs yeux brillaient et là-dedans se trimballaient autant de constellations que peut en compter l’univers. Ensuite, ils laissaient place au silence, reluquaient le fond vide de leurs verres et dans chacun des soupirs exprimés se dressait l’évidence d’un regret avant que d’en commander un autre, une tournée, une autre, et encore un autre pour oublier.
………Entre nous, parce que nous étions jeunes, parce que la vie connasse n’avait pas encore niché ses tripes dans les nôtres, nous la surnommions « Halloween ». Nous avions à peine quinze piges et parce que maîtres de nos corps, encore certains que jamais ils ne nous feraient défaut, on la baptisait d’autres mots encore, des pires, et des plus vaches.
………Sans doute qu’elle en a eu marre de tapiner Halloween, sans doute qu’elle en a eu marre de n’être qu’un souvenir, soixante et onze piges, pensez… Sans doute que ce matin, elle a pas supporté que quantité de gosses se précipite à sa porte pour gueuler son nom pour quelques bonbons, sans doute qu’elle s’est regardée dans le miroir et qu’elle a plus trop su séparer l’évidence présente de l’évidence passée, sans doute est-ce pour ça qu’elle a ouvert la fenêtre et sans doute encore, est-ce pour ça qu’elle s’est laissée tomber de son troisième étage.
………En nuisette transparente et dessous chics.
………Son corps, sur le pavé, ça faisait pas grand chose à voir, à peine un peu de chair, un peu moins de sang, on aurait dit un Zoran Music version Paname.
………« Elle a plus de poils au menton que de rose aux tétons. » Voilà ce que nous disions d’elle sitôt qu’elle tournait au coin de la rue, sitôt que son pas talon aiguille s’estompait sur trottoir, sauf que ce jour-là, le plus intrépide d’entre-nous, c’est-à-dire moi, avait ajouté, « Elle est morte la vieille pute. »
………Y repensant, je sais pas trop ce que je voulais dire par là.
………Et sur le moment, vu la beigne que j’encaissais, j’ai pas eu l’occasion d’y réfléchir plus avant.
………Après non plus, parce que le roi de la beigne m’avait interdit l’accès de son bistrot. Il en était le patron. Roi de la beigne, et roi chez lui, donc.
………Il avait fini de me cabosser la tronche avant de me jeter dehors, de me bannir du quartier pour le restant de mes jours. Pas un n’avait bronché. Tous avaient le regard plongé dans leurs verres. Tous respiraient la mélancolie. Tous regardaient ailleurs.
………Ne sachant plus où traîner, c’est naturellement que j’avais repris le chemin du lycée, plus tard celui de la faculté…
………Repassant pas là quelques vingt ans plus tard, observant le pavé sur lequel Halloween s’est écrasée, pavé vide de tout désormais : plus de putes pour le fouler, plus de mômes pour se moquer, plus de bistrot non plus et donc plus de Roi, je réalise à quel point Hallowen était la chouette fille qu’on disait.
………Sans aucun doute la plus chouette fille que ce putain de monde ait jamais enfanté.
………Et si j’ai l’air d’un con à déposer sur le pavé mon bouquet de fleurs, j’assume. Sans parler que le ridicule ne tue pas. Sinon, longtemps que je serais plus de ce monde, pas vrai ?

[Charles]

touchant, triste ... ça fonctionne très bien, ça coule lentement, mélodie amère ... joli ... J'aime bien l'idée du narrateur un peu honteux, qui se souvient d'un de ces instants gênants. chacun a garde au moins un en mémoire, un instant où à bien y repenser, on se demande comment on a pu être aussi con ...


ps : même pas eu peur, ceci dit :-))))

[Sahkti]

Toi aussi, Yali, un ton grave et une belle fluidité dans l'écriture. J'ai aimé ton texte, tout ce qu'il raconte et ne raconte pas.
J'ai d'abord pensé qu'il aurait pu s'arrêter juste après "En nuisette transparente et dessous chics", qu'il vivait très bien comme ça, sans la leçon de vie qui suit. Et puis cette leçon, justement, elle apporte autre chose, une vision différente, alors pourquoi pas. Une autre perspective qui s'ouvre au lecteur.

[bertrand-môgendre]

j'avais envie d'ajouter "ça s'est passé comme ça pour Halloween".
Yali, j'aurai bien voulu raconter cette histoire, même si je ne possède pas ton talent.

[Invité]

Il avait fini de me cabosser la tronche avant de me jeter dehors, de me bannir du quartier pour le restant de mes jours

l'absence de "et" rend cette phrase très complexe en lecture au fait de l'alignement des situations temporelles
et d'une espece de redondance cachée entre "jeter dehors" et "bannir".
Bizarre que je bute là: certainement parceque le reste est sans accrocs.

[maniak']

Globalement j'aime. La "vie connasse" et le "putain de monde" je trouve que c'est un peu de trop, mais je suis entré dedans et j'y ai plus fait gaffe. Pour moi c'est ce qui compte quand je lis.

Par contre, je saurais pas dire pourquoi, à l'histoire de la correction et du mea culpa j'ai un peu décroché, un peu trop peut-être, ça aussi.

La fin est parfaite.

[Kilis]

Un texte sensible et poétique. Un écriture toujours aussi savoureuse.
Il m'a rappelé "La complainte des filles de joie" de Brassens.
Ce passage:

Il s'en fallait de peu, mon cher,
Que cett' putain ne fût ta mère,
Cette putain dont tu rigoles,
Parole, parole,
Cette putain dont tu rigoles.

[Zou]

Grave et un brin pathétique, un registre un peu différent, plus "lesté" dirais-je si j'osais ;-))
Belle disgression sur le thème et un joli prénom ...

[ninananere]

^. Joli idée de surnom. Triste petit drâme quotidien, de petites gens. J'aime bien le style et l'ambiance.
Et j'y trouve aussi de la tendresse.
Belle lecture.

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