Échinacées

[Jano]

Le ciel a retrouvé son entière clarté, Mîî rouvre délicatement ses pétales. Qu'elle est longue cette pénombre où pendant des heures elle grelotte avec ses sœurs ! Elle voudrait que Nephte ne s'endorme jamais, qu'il les illumine et les réchauffe sans interruption.
De discrets bruissements tout autour d'elle lui annoncent le réveil des autres. Chacune redresse avec lenteur sa tige, courbée durant la nuit, déroule ses feuilles pour offrir à Nephte le maximum de leur surface. La vigueur revient avec l'astre qui déverse ses rayons bienfaisants. Niché dans un repli de la plaine d'Ophule, le vallon se pare à nouveau d'un tapis verdoyant.

Mîî reçoit soudain des signaux de Tôô ; une bouffée de composés volatils qui vient se déposer sur ses récepteurs. Mîî communique beaucoup avec Tôô. Elles sont proches l'une de l'autre et placées sous le même vent, ça facilite les échanges.
Elle ressent son excitation et la partage de toutes ses fibres. C'est un jour important, le moment de la grande pollinisation. La fécondation n'intervient que tous les cinq cycles, il faut être prête, ne surtout pas rater le nuage de pollen. L'échec de la fécondation signifie le dessèchement inévitable et la mort. Porter des graines jusqu'à maturation allonge considérablement l'espérance de vie.

Toutes sont maintenant déployées et tournées vers le mâle unique, fièrement dressé au milieu de ses congénères. Plus grand, plus coloré, c'est aussi le seul qui arbore des épines acérées. Sa large corolle se balance mollement au gré du léger courant d'air qui balaie la plaine d'Ophule.
Mîî devine qu'il attend l'instant propice pour libérer la semence qui engorge son étamine. L'ambiance est encore trop fraîche, le vent trop faible. Les conditions doivent être optimales pour assurer une bonne dissémination.

Elle patiente encore en maintenant son réceptacle ouvert, le pistil totalement dégagé pour recevoir le précieux pollen. Des tourbillons de poussière de quartz, scintillants, se soulèvent sporadiquement des collines environnantes. Au-dessus d'elle passent les vols lourds des grands ptérodyctes qui partent en chasse.

Un frémissement par le bas. Les racines enchevêtrées libèrent de façon simultanée des substances réactives : le mâle se décide enfin !
Tendu, veinules apparentes, il semble en effet au bord de la délivrance. Les anthères de ses étamines virent au grenat, s'allongent, se dilatent de plus en plus. À leur paroxysme elles expulsent brusquement des millions de grains dans l'atmosphère.
Une pluie fine et dorée se disperse sur les Échinacées qui se mettent aussitôt à onduler de droite à gauche. Vite, Mîî modifie son calice en forme d'entonnoir pour canaliser les minuscules grains vers son stigmate. Les premiers qui s'y déposent lui procurent une sensation merveilleuse, comparable à un flux d'énergie qui inonderait son organisme. Elle reçoit des messages positifs de Tôô qui est parvenue elle aussi à récolter des grains en suspension.

La pollinisation est abondante, le mâle a bien joué son rôle mais lui qui avait si fière allure tout à l'heure n'est plus que l'ombre de lui-même ; flétri, terne, la corolle piteusement courbée vers le sol. Mîî sait qu'il va mourir, lentement. Le destin des fécondateurs n'est pas enviable, une fois la pollinisation accomplie ils fanent. Un autre prendra sa place la saison prochaine, grandira, se fortifiera pour atteindre sa plénitude au bout de cinq cycles.

Tout à son bonheur, Mîî ne prend pas garde à des perturbations infimes au niveau des ondes lumineuses. Quelque chose gêne leur diffusion, quelque chose de … les Kssr !
L'essaim est tellement compact qu'il assombrit le vallon, l'emplit d'un puissant bourdonnement. Le ciel s'est alourdi d'élytres vrombissantes qui se ruent sur le champ paisible des Échinacées.

Interrompues en pleine effervescence, elles ont d'abord un instant de flottement, d'hésitation, puis adoptent en catastrophe une stratégie commune. De leurs stomates s'exhale rapidement une émanation d'alcaloïdes qui les recouvre d'une vapeur bleuâtre.
Au début, la parade est efficace. Les prédateurs les plus avancés sont stoppés net dans leur élan et chutent sur le sol, asphyxiés. Mais l'émission de gaz toxique est trop tardive, les Kssr trop nombreux qui finissent par s'abattre en masse sur les malheureuses.

Carnage.

Les mandibules déchaînées coupent, déchirent et transpercent à tout va. Grouillantes, frénétiques, les pattes griffues s'accrochent fermement aux tiges pour ne plus lâcher prise, lacèrent les feuilles. Un suc poisseux s'écoule des plaies sur lesquelles se précipitent les envahisseurs affamés. Leurs stylets s'enfoncent avec fureur dans la tendre matière, en aspirent goulûment la sève. Mastication, odeur acide de fibres broyées.
Des centaines de pétales, arrachées par la violence de l'assaut, voltigent en désordre comme des papillons multicolores.

Par brèves saccades, Mîî capte le stress de Tôô puis plus rien. Elle comprend que sa voisine vient de succomber. Impuissante, elle attend son tour.

Doucement elle se tourne vers Nephte, lui offre une dernière fois l'étendue vernissée de son feuillage. Il est si bon de se sentir caressé par la chaleur des rayons ! Elle aurait tant aimé porter jusqu'à éclosion les graines, les nourrir, les protéger, perpétuer ainsi la survie de l'espèce. Le destin cruel en a décidé autrement.

Elle plie quand le monstre cuirassé lui tombe dessus.

[Invité]

J'aime bien cette histoire de plantes et de perceptions sensuelles, de communication par phéromones. L'opposition entre la douceur délicate du début et le saccage brutal est réussie je trouve. Et c'est bien que la délicatesse de la fleur héroïne revienne à la fin, ce serait même peut-être mieux d'inverser la dernière phrase pour pouvoir finir sur "elle plie" comme un dernier hommage à la souplesse végétale face à la cuirasse de l'insecte.
L'histoire me donne même envie de m'intéresser au problème du sex-ratio chez les espèces dioïques, c'est une question que je ne m'étais jamais posée.

[Invité]

Une belle écriture maîtrisée pour un texte qui balance entre la leçon de SVT (je parle du côté parfaitement documenté) et la métaphore par endroits très sensuelle.
J'ai bien aimé, je ne sais que dire d'autre ; la lecture est agréable, d'une grande fluidité, lisse, rien n'accroche.
Après, je me pose un peu la question du pourquoi - au-delà du comment, de cette démonstration parfaitement orchestrée.

Remarque : un pétale (Des centaines de pétales, arrachées par la violence de l'assaut,)

[Titia_____]

Bien écrit, démonstration très bien orchestrée effectivement. J’aime bien l’idée, originale, intéressante.
Juste que, personnellement, je trouve que le côté SVT prend un peu trop le pas sur le reste (difficile en même temps j‘imagine de générer des émotions au milieu de tous ces termes scientifiques nécessaires) du coup, j’ai un peu de mal à vraiment ressentir l’excitation du début, puis l’effroi et l’horreur, j’aurais aimé plus d’anthropomorphisme, d‘érotisme peut-être, d‘émotion… Là j’aurais adoré! Mais j’aime déjà hein!
Au plaisir de vous lire à nouveau...

[andrewalyacoub]

très belle écriture vous me faites ressentir des émotions nouveaux. Merci. continuez car c'est agréable à lire et vous pourrez faire un petit chez d'oeuvre. Je sais c'est pas très objectif ce que je dis mais Merci.

[Invité]

Un texte qui oscille entre SVT et SF. J’aime bien cette écriture qui devient plus "incisive" lorsque l’on progresse dans le récit. Une belle réussite.

[Jano]

Merci à tous pour vos appréciations, elles me servent à corriger les erreurs et améliorer les points faibles. Par exemple, vous êtes plusieurs à regretter le côté SVT (à mon époque on disait Sciences Naturelles) de l'histoire. Vous avez raison, sans doute ai-je voulu apporter trop de précisions au détriment de la fiction. J'ai parfois cette tendance à virer vers la pédagogie en essayant de fournir le plus de détails possible, souci de perfection.
Je partage votre avis Easter (« je me pose un peu la question du pourquoi ») ce récit restant anecdotique et manquant de profondeur. J'ai voulu faire une histoire courte, ce qui en vérité n'est pas ma tasse de thé. Je pense la reprendre plus tard et l'allonger car elle n'accroche pas suffisamment l'esprit. 

[Raoulraoul]

Je suis d'accord avec Easter et Titia. Superbe écriture et documentation évidemment. Mais pour aboutir à quoi ? Une métaphore, parabole ?... De l'humanité. Dans la reproduction de l'espèce la mâle meurt. C'est un peu vrai. Puis arrivent les destructeurs de toutes sortes... C'est vrai aussi. Etrangement dans cette précision scientifique du vocabulaire on peut y lire des dérives intéressantes. Comme la Bible qu'on interprète selon ses convictions... ou les besoins d'une démonstration. J'ai pensé un peu à St John Perse ; sa connaissance et son lexique scientifique sont des tremplins de poésie !

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