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Se réveiller, se lever, partir

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Message  Raoulraoul Sam 22 Juin 2013 - 8:27

Se réveiller, se lever, partir
D’où sortent les musiciens de nos rêves ? Cette valse qui nous fait trépigner sans jamais se lasser. Son tempo, gonflé comme un nuage de femmes. Sur des pistes sans bord, on tourne sur soi-même, dans les bras de l’irrémédiable beauté. Lorsque qu’un charpentier diurne étaye ma paupière. Œil-de-bœuf, alors je me réveille.    

Le bois du lit craque, à cause de l’humidité qui tombe du ciel sans discontinuer depuis plusieurs semaines. Le lit n’est pas un radeau. Je l’avais acheté bon marché, dans une brocante.

Enfin je me lève. J’essaie. Le dos est raide. Heureusement le couloir étroit guide mes pas.  Eau glacée sur le visage. Tapote. Fais résonner mon crâne. De quoi ? Une peur. Devoir parler. Affronter. Justement ce front que je lisse avec ma main mouillée. C’est le matin et déjà je racle mes rides de je ne sais quelle anxiété. Je me prends les pieds dans le tapis de la salle de bain. Jambes lourdes, incertaines. Je suis un automate qui se brosse, se coiffe, s’essuie et se parfume. Des essences ramenées d’Anatolie, citronnées, picotant, fraîches. Sur un tabouret reposent des sous-vêtements. Noirs, soyeux. Ils espèrent une caresse. Parfois dans la pénombre rose des appliques ils bougent. Ils suspendent les minutes. Ils creusent des abîmes de senteurs à me flanquer à genoux, entre le lavabo et la baignoire. C’est une période loin de maintenant.   

Dans la cuisine, je fais trop de bruit. Tout me paraît tellement étranger. Le bol de café. La cuillère. Le pain grillé qui se brise dès qu’on le mord. Et le jour ! De l’autre côté des carreaux, lui aussi, il peine à ouvrir ses yeux, à émerger de sa couette cosmique. Pourtant il me rassure. Il donne une figure aux arbres, jette une limite à l’illimité. Je reconnais la route. La pluie est moins trompeuse. Au-dessus du buffet, sont rangées des antiques boîtes de chocolat. Poulain. Banania. Et des Petits Beurres-Lu. C’est effarant comme le biscuit Lu ressemble aux oreillers de notre enfance !

A mon perroquet du Gabon, je dis bonjour. Dans sa cage, il me baragouine des ordres. Jamais je ne lui obéis. D’ailleurs les ordres sont toujours ceux d’un perroquet. Ils reviennent sans cesse.

Comme le vent. Encore il mugit. De quelle dépression il vient ? Il frappe sur les croisées. Ca branle, ca grince. On ne peut rien ouvrir. Ma crainte redouble. Je vois le vent tordre les branches. Le vent n’existe que par ses effets. Dans ma tête il s’immisce et il me rappelle que je suis petit. Une vie de pas grand chose. Pas la peine de me le siffler comme ça. Je sais.

France parfois me dit qu’un jour la mer se soulèvera. La mer n’est pas loin de nos immeubles. Elle viendra, attisée par le vent, lécher notre balcon. Elle inondera les magasins, fera flotter les tombes dans les cimetières. Les anciens ressusciteront et viendront glisser dans notre tympan un miel de sagesse. Moi, je crois que notre balcon est inaccessible. Je me vois spectateur des catastrophes plutôt que victime ou l’auteur d’un drame. J’ai l’insouciance d’un buveur de pastis.  

Je fouille dans le placard à chaussures. Lesquelles mettre aujourd’hui ? Celles-ci ? Elles me compriment l’orteil. Celles-ci ? Elles me râpent le talon. Ou celles-ci qui se lacent avec difficulté ? Déjà l’odeur du cuir et celle des semelles poussiéreuses me lancent sur les chemins d’aventures. En pensées. Et le chausse-pieds en plastique qui se casse. Alors c’est le doigt qui s’enfonce, triture ma chaussure comme une mauvaise peau qui refuse qu’on la mette. Dans un coin, se morfond une paire d’espadrilles. Elle ne veut pas sortir. Je lui demande pourquoi. L’espadrille, ensablée, explique qu’il faut attendre. Les bottes font barrage.

Une grotesque vague d’inhibition m’envahit. Robotique, malgré tout, je me dirige vers le bureau. Empoigne cartable, l’ouvre, vérifie cahiers, stylos, clés, les bonnes clés pour rentrer dans les endroits de la journée. La cendre froide des cigares, dans le cendrier d’hier soir, assaille mon nez. Entre hier et aujourd’hui, pourquoi toujours la nuit coupe-t-elle l’élan de la veille ? J’allume une lampe électrique pour rassembler mes papiers. C’est elle la lampe électrique qui me réchauffe le cœur, m’envoie un peu d’assurance. Je ne méprise jamais les lampes dans l’obscurité qui accompagne la vie. Des magazines s’entassent sur mon bureau. Ils attendent que je m’intéresse à eux. Tiens ! Un article sur Kierkegaard. Le bicentenaire de sa naissance. Lui aussi, on le réveille. Il s’était donc endormi ? « Crainte et Tremblement » et « Stades sur le chemin de la vie » sont les titres charmants de ses livres.  

Quelques fleurs frémissent dans leur jardinière suspendue au garde-fou. Elles ont de belles couleurs. Dans l’aube paresseuse, la vaillance des fleurs annonce le jour. Ces impatiens que France a plantées. Jamais elles ne cessent leur pousse même durant le sommeil de France. Je les regarde et je sens France qui ne me parle pas encore. Un silence imparfait s’accroche à nos tapisseries. Il me faudrait une parole, une mince parole pour tourner la poignet de la porte. M’exhorter. Peser de toute ma main sur l’ouverture.

Alors je reviens. Dans la chambre, France semble dormir. Je me courbe, mon sac à l’épaule. Ma veste, mon manteau, mon écharpe. Je suis cuirassé. Elle est nue dans la tiédeur du lit. Le parfum de son corps me retient. Les chiffres lumineux du réveil indiquent six heures. La pluie commence à tambouriner les persiennes. Une voix fuse des draps, douce et pâteuse : « Bonne journée et bonne route ». C’est la voix de France. Je m’assieds sur le rebord du lit et j’embrasse ses paroles.

Voilà que la poignet de la porte maintenant se tourne toute seule. Mes jambes franchissent le seuil. Suivent mes sacs et cartable. De l’escalier je descend les degrés. Vacillement. Je passe devant d’autres portes muettes, closes. Sauf celle-ci où un couple se dispute régulièrement. Leur métier à eux c’est la dispute, jour et nuit. Moi, avec France, on sort au cinéma, on dîne dans des restaurants grecs.

Au rez-de-chaussée j’atteins le niveau du concierge. Pas encore levé ? C’est lui aussi qui entretient le parc. Il réveille tout le monde à deux heures de l’après-midi avec sa tondeuse. Il peut citer tous les noms des arbres. Les concierges souvent sont des encyclopédistes.  

Dehors je slalom entre les flaques d’eau. Les lampadaires encore allumés engagent un bras de fer avec l’aube naissante. Qui l’emportera ? Sur le trottoir, marche une ombre. Une vieille femme courageuse. Dans son anorak, elle va faire des ménages au supermarché Casino.

Au-delà du faîte des hêtres, des chênes, des pins, ulule une voix. Celle de l’effraie. Entre les immeubles son cri invente les forêts. Une Bavière profonde et mélancolique. Un dialogue unique s’amorce avec l’effraie de mon parc. Sous la lune, quand le ciel est phosphorescent. Raconte-moi les crimes, les sueurs du chasseur égaré Mais quand je m’approche de trop près, quand je zieute enfin son cri sur une branche, hélas elle s’envole en me menaçant de ses claquements de bec. A cet instant nous partageons le même effroi.     

Il est temps à présent de trouver ma bagnole. Je la connais bien. Mais chaque matin je dois la chercher, même si chaque soir je la stationne sur le même parking. Je cherche ma bagnole, car elle m’ennuie et elle me fatigue tant, alors la nuit j’aime l’oublier. Dès l’aube je retrouve son odeur de plastique et de caoutchouc, la coque de ses sièges qui m’épouse mais que j’exècre. Pourtant, la bagnole, c’est elle qui me permet de remplir mes heures avec de l’argent.

J’appuie sur le bouton de la radio. Le monde entier déferle dans ma bagnole. Le bulletin météo égrène sa prévision. Orages avec éclaircies. Je ne suis plus seul. Les phares éblouissant des autres conducteurs s’éteignent. L’horizon bleuit. Le chauffage tempéré intérieur de ma bagnole fait que je suis moins ennemi de moi-même. Je m’apprivoise. Je me moule avec la route, avec le pays dont les enseignes deviennent lisibles. J’ôte mes lunettes, plus rien à déchiffrer, l’habitus reprend ses droits.

A midi, je boirai un thé à la cannelle dans ma bouteille thermos. Et déjà son effluve s’inscrit dans le programme de mes gestes. Puis après une volée de secondes, France, entre deux réunions ou rendez-vous, me pianotera son sms quotidien « je t’m + + + » .

                                                                   **

 
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Message  Invité Sam 22 Juin 2013 - 10:16

Le quotidien, ça peut être auto boulot dodo ; ça peut être aussi cela, écrire un texte empreint de poésie bien sûr, mais aussi de fantaisie résignée, parfois presque drôle (Mes jambes franchissent le seuil. Suivent mes sacs et cartable.) ; et surtout un texte débordant d'humanité, ça foisonne de détails discrets, de remarques faussement anodines ( ma préférée : Dans un coin, se morfond une paire d’espadrilles. Elle ne veut pas sortir. Je lui demande pourquoi. L’espadrille, ensablée, explique qu’il faut attendre. Les bottes font barrage.)

Quel très très beau texte, Raoulraoul, à lire encore et encore, au hasard des paragraphes, pour le plaisir de l'élégance.
Une fois encore, je suis complètement et sincèrement admirative.

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Message  Ba Sam 22 Juin 2013 - 18:49

Une journée entre rêve et réalité que quelques croix achèvent, bien rendu...
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Message  Invité Dim 23 Juin 2013 - 13:33

les 2 Raouls
Son tempo, gonflé comme un nuage de femmes.
Où est la sortie, la sortie, etc. Bing, une bosse. Sont solides les cloisons !

heu ! pourquoi se réveiller ???? Parce que, une nuage de femmes, tous les hommes en rêvent… Surtout dans les br
as de l'irrémédiable beauté (tiens, les émoticônes (ticône, déconne, c'est voisin) ont disparu… ceci étant, pour se poiler, reste les spoilers). :-))


le même a écrit:Des essences ramenées d’Anatolie

Des essences ramenées d'Anna au lit (détournement sans prise d'otage). Autant rester dans le sujet. Plus loin : France parfois me dit qu’un jour la mer se soulèvera (oups ! C'est France, pas Anna. J'espère qu'il n'y aura pas de dommages collatéraux).

Bon, j'arrête, paceque je risque d'avoir des ennuis avec la modé (je veux pas de ration de baston).
J'ai juste trouvé le style un poil télégraphique.
idem a écrit:
C’est une période loin de maintenant.  

Curieuse manière de le dire, mais j'aime bcp.


On va pas le dire à chaque fois a écrit:De l’autre côté des carreaux, lui aussi, il peine à ouvrir ses yeux, à émerger de sa couette cosmique.

Chouette la couette cosmique !


pfffff a écrit:sont rangées des antiques boîtes de chocolat.

d'antiques sinon c'est lourd (pour moi).


D’ailleurs les ordres sont toujours ceux d’un perroquet. Ils reviennent sans cesse.

Sujet de philo pour le bac.


Elle inondera les magasins, fera flotter les tombes dans les cimetières.

J'imagine très bien une armada de cercueils conquérants flottant sur une mer de miel (ou de pastis).


les bonnes clés pour rentrer dans les endroits de la journée.

Superbe.


une mince parole pour tourner la poignet de la porte.

poignet, c'est volontaire ?

Pourtant, la bagnole, c’est elle qui me permet de remplir mes heures avec de l’argent.

Triste mais nécessaire.

Un beau texte, original, qui nous transmet une lecture du monde à la fois poétique et élégante (et pointilliste).

Quelques broutilles (rapidos) :

- Lorsque qu’un
-
sont rangées des (d')antiques
-
pas grand(-)chose
-
le chausse-pieds (un seul pied à la fois :-))
-
la poignet (ée)
-
je descend(s) les degrés
-
je slalom(e)
-
du chasseur égaré(, mais) Mais quand je m’approche
-
A midi (À)
-
son sms(SMS)

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Message  Invité Mer 26 Juin 2013 - 12:46

Il y a ces gestes du quotidien, cette routine, tout ce qui est extérieur, à quoi on se sent extérieur et qui du coup, parait étranger.
Et puis il y a cette perception interne, intime de soi, de ses craintes, de ses peurs.
Tout ceci exprimé avec une poésie qui rend floue la frontière entre les deux niveaux de perception.
J'ai aimé ce texte que je viendrai relire.

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Message  Pussicat Mer 26 Juin 2013 - 23:53

tout a été dit, rien à rajouter de plus sinon que tu nous enfiles de sacrées perles en ce moment Raoul... bientôt le collier de nouvelles.
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Message  PAPIBALA Jeu 27 Juin 2013 - 10:15


Il y a de belles choses,
il y a aussi des choses que je n'aime pas.
Or, c'est bien ici le résumé de nos vies.
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Message  Raoulraoul Sam 29 Juin 2013 - 12:26

Merci à vous tous ; Easter, Ba, Iris, Pussicat, Papibala pour votre lecture conciliante qui encourage toujours mon porte-plume. Merci aussi beaucoup à toi Luluberlu pour la correction salutaire des broutilles...
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Message  Louis Mer 3 Juil 2013 - 10:00

Le rêve nocturne est habité par des musiciens, par une musique. Une musique entraînante marque la cadence, et l’on danse. Un mouvement sans fin, « qui nous fait trépigner sans jamais se lasser », activité perpétuelle mais sans  fatigue, abattement et tristesse qui accompagnent le quotidien, et sans prosaïsme, «  dans les bras de l’irrémédiable beauté ». Un mouvement giratoire, une « valse », un tournoiement,  par lequel « on tourne sur soi-même »
  La musique onirique n’est pas monotonie, le rythme est répétitif, mais pas ennuyeux ; le mouvement est circulaire sans être un morne retour du même, mais le même tour et retour, la répétition toujours mais sans reprise de l’identique. Le mouvement embrasse « la beauté irrémédiable », la beauté dans tous ses atours, surprise, originalité, nouveauté ; un mouvement sauvé par la grâce du songe, activité idéale dans la perfection du cercle, dans la figure de l’infini ; sauvé par la grâce féminine, « Son tempo, gonflé comme un nuage de femmes ». Où que l’on tourne, où que l’on se tourne, des visages, des corps, des rondes et rondeurs féminines, dans une atmosphère tout imprégnée du féminin, dans les nues où tout tourne dans le cercle des rapports entre les hommes et les femmes, dans l’infini de l’altérité, dans l’infini de l’être aimé.

La trame du jour est bien différente, toute en contraste avec la ronde onirique. Le mouvement n’est plus circulaire, mais linéaire. Les gestes sont mécaniques, l’action est machinale « Je suis un automate qui se brosse, se coiffe, s’essuie et se parfume. ». Loin des figures légères et libres de la danse.

La réalité est à « affronter ». Il faut s’y confronter. On ne l’accueille pas dans ses bras comme le partenaire d’une danse, elle n’entraîne pas celui qui se lève dans un tourbillon enchanté. Nulle valse  avec la réalité du quotidien ; loin d’esquisser des pas de danse, les premiers pas du lever sont maladroits, « Je me prends les pieds dans le tapis de la salle de bain. Jambes lourdes, incertaines » ; la réalité est dure, on s’y heurte, s’y cogne, elle fait mal. L’affronter pourtant, malgré la « peur », « l’anxiété », debout contre elle à lui faire face alors qu’elle repousse, hostile, vers la moiteur de la couche au rivage des songes. Pas une danse, un combat. Pas un ensemble tournoyant, un face à face.

La réalité guide les pas chancelants, « Heureusement le couloir étroit guide mes pas », dans une voie déjà toute tracée. Tout le jour sera un long couloir, pas une « piste sans bord » pour une danse qui se déploie dans tout l’espace possible, en tous sens, en toutes directions. La vie diurne se déroule entre des bords étroits. Long corridor.

Dans la vie réelle, les nuages sont de pluie, « l’humidité qui tombe du ciel sans discontinuer depuis plusieurs semaines », non de femmes. Le chemin long des corridors  écarte du féminin, en rapproche pour s’en éloigner, et suivre la voie tracée, « Sur un tabouret reposent des sous-vêtements. Noirs, soyeux. Ils espèrent une caresse ». Une caresse en passant. Les signes féminins «  suspendent les minutes », oui, mais ne suspendent pas le temps ; ils introduisent une part d’immuable, une fraction d’éternité, une part de rêve érotique dans la réalité éveillée ; ils creusent « des abîmes de senteur », évasion par les dessous de ce temps étroit coincé entre les bords des corridors,  évasion éphémère « loin de maintenant », mais maintenant reprend le dessus. Et il faut respirer un air qui n’est plus féminin, supporter la journée qui ne jouera pas un air, une mélodie féminine.

La journée n’est pas musique et danse, pas silencieuse non plus, mais bruyante, « Dans la cuisine, je fais trop de bruit ». Pas de mélodie dans « Le pain grillé qui se brise dès qu’on le mord. » Tout prend un air étrange, « Tout me paraît tellement étranger », même ces ustensiles si familiers, si ordinaires, « Le bol de café. La cuillère. Le pain grillé… ». L’esprit habite encore l’air musical des rêves, et l’homme, « fait de l’étoffe des songes » comme disait Shakespeare, comment pourrait-il se sentir chez lui dans le monde de la cuillère et du bol de café ! Au son du craquement d’un pain grillé !

Le jour qui se lève « rassure ». « Il donne une figure aux arbres, jette une limite à l’illimité. » Mais l’illimité  n’est pas le « sans bord », comme l’est la piste de danse contrairement au couloir de la journée qui s’avance.
De même la lumière rassure. L’illimité, c’est aussi l’obscurité autour du monde que délimite le halo de clarté produit par la lampe, « C’est elle la lampe électrique qui me réchauffe le cœur, m’envoie un peu d’assurance. Je ne méprise jamais les lampes dans l’obscurité qui accompagne la vie »
L’illimité est l’indistinct, l’informe, l’indéfini. Quand il trouve une limite, « je reconnais  la route ». L’illimité n’est pas l’infini. Il est cette mer qui un jour « se soulèvera », selon les déclarations de France. Invasion de cet indistinct angoissant, quand « Elle viendra, attisée par le vent, lécher notre balcon. ». Alors tout sera mêlé, noyé, dans l’indéterminé, y compris les vivants et les morts, « elle fera flotter les tombes dans les cimetières. Les anciens ressusciteront et viendront glisser dans notre tympan un miel de sagesse. ». L’illimité noie tout dans l’indistinction et l’uniformité ; l’illimité déborde, catastrophe ! mais l’infini sans bord est ouverture, c’est l’immensément ouvert à tous les possibles dansants, c’est la vie rêvée.

La journée, corridor aux bords étroits, est répétition. Gestes devenus automates, répétitions d’hier et d’avant-hier. Psittacisme des jours uniformes, quand tout se répète à l’identique. Ce que représente bien la présence du perroquet, « A mon perroquet du Gabon, je dis bonjour ». L’oiseau dans sa cage répète des « ordres », rappelle l’ordre du jour, toujours le même, « les ordres sont toujours ceux d’un perroquet. Ils reviennent sans cesse.». Répétition du même éloignée de l’éternelle et même répétition dansante. Au perroquet, « jamais je ne lui obéis » : désobéissance ironique, désobéissance imaginaire, rêvée, mais obéissance au jour le jour.

La réalité quotidienne manque de ce qu’offre le rêve : la danse, l’infini, l’éternité.
On se découvre vide alors, au fil du jour. Vide du contenu du rêve, et plein de vent. « Dans ma tête il s’immisce et il me rappelle que je suis petit. »
Le vent ne souffle pas un grand air musical, « il mugit » ; par lui : « ça branle, ça grince ». Mais il est aussi  un perroquet. Il serine, répète le même, répète que le même, c’est une «  vie de pas grand-chose ».
Pas grand-chose, le même, au regard de l’espace infini des possibles où danse la vie.

Quelles chaussures  mettre pour avancer dans le chemin du jour ?  Nulles ballerines dans le « placard ». Il y a bien celles qui « lancent sur les chemins d’aventures », mais «  En pensées ». En réalité seront chaussées celles qui font marcher tout le long de la journée, d’un même pas.

Kierkegaard est présent sur le bureau. Il dit le vécu, il dit l’existence, juste par les titres de ses œuvres, « Crainte et tremblement » ;  « Stades sur le chemin de la vie ». A quel stade de la vie se situer ? Question muette.

Le chemin de la journée se poursuit : descente des escaliers, sortie de l’immeuble silencieux encore endormi, passage des ombres entre les flaques d’eau qui noient les trottoirs. On a beau faire du « slalom » entre ces fragments de mer qui doit tout envahir, le chemin du jour suit sa trajectoire rectiligne. Parallèle à celle d’hier ; à celle de demain.
Dans le parc, par-dessus les arbres, une dame blanche, une effraie. Bien sûr, l’effraie effraie. Elle dit pourquoi  il ne faudrait pas s’écarter du chemin. Hors du chemin quotidien, on ne trouve pas  une piste de danse, on ne vit pas d’aventures exaltantes, mais on risque les drames et « les crimes, les sueurs du chasseur égaré ». L’effraie sait conter Scène de chasse en Bavière, sait répéter l’horrible scénario. Poursuivre donc le chemin linéaire de la journée, droit dans ses chaussures qui au moins ne prennent pas l’eau du trottoir. Rejoindre la « bagnole » honnie. Rouler vers le jour, suivre le jour, suivre la route, se confondre avec elle, « Je me moule avec la route ». N’être rien d’autre que ce chemin qui avance. Ce chemin qui n’a d’autre but que d’être ce chemin.

Ne reste plus qu’à attendre la seule positivité de la journée, le seul +, le triple plus, le supplément d’âme qui rend la journée vivable, le SMS que France enverra.

Bravo Raoul pour ce texte qui dit bien le quotidien, en contraste avec son autre en songe.

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Message  Raoulraoul Dim 7 Juil 2013 - 8:23

Très instructif, Louis, ton développement faisant jouer les oppositions. Les rondeurs de la nuit. Le linéaire du jour. L'Illimité dont tu déplies les figures et connotations. La notion de Répétition (une fois encore Kierkegaard). Ton commentaire s'appuie ainsi sur les différences de diverses natures ; souvent l'anecdotique du quotidien et renvoyé à une métaphore du Temps, de l'Espace, enrichissant alors mon texte. Immanence et méta-physique. Je suis touché notamment par ta référence à "Scènes de chasse en Bavière" de Peter Fleischmann dénonçant à l'époque ce qu'on nommait le fascisme ordinaire. Ce film a beaucoup influencé mes choix, en ce temps là, 1969. Toutefois dans mon texte ici, cette Bavière là est aussi imprégnée pour moi de celle de l'empereur Louis II, Wagner etc... Merci beaucoup Louis pour ton hyper-texte.
Raoulraoul
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