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Message  Final countdown Ven 12 Juil 2013 - 7:17

1. Ablutions

23h23.
Jeudi 15 mai 2013

A l'époque où ils avaient choisi leur salle de bain, Elle avait exigé deux lavabos. Il lui avait fait remarqué que la retraite était encore loin et qu'Il espérait tout de même baiser de temps à autres. Imperméable au sarcasme, Elle s'était obstinée avec une tel acharnement qu'Il avait fini par se vexer. C'était il y a tout juste un milliard d'années. Pour Lui, un couple incapable de subsister autour du même point d'eau n'avait strictement aucun avenir. Selon Son opinion, à Elle, c'était une bête question de confort et Ils pouvaient parfaitement s'offrir ce fichu deuxième lavabo, où était le problème-Merde-à-la-fin.

Le problème, c'est que ça me gonfle.
Tes arguments font toujours mouche, c'est bluffant...
On va perdre de la place pour rien.
Premièrement, je tiens pas à passer ma vie à traquer sur mon lavabo des poils de nez, d'aisselle, de tous ces endroits où les poils te poussent par milliers en une nuit ; bref, à traquer des poils qui ne sont pas les miens sur mon l...
Pas de poils. Compris. Tu penses vraiment que je suis pas foutu de nettoyer après moi ?
Ça paraît évident.
T'es une individualiste de première, chérie. T'es perso. Je voudrais pas être dans ton équipe de Zumba.
Moi, individualiste ?Qui est individualiste ? Je suis la seule qui pense à nous. C'est justement pour cette raison que, deuxièmement...


Extrait d'un de leurs premiers conflits ouverts. Suggestion de présentation.

Sans grande surprise, huit années plus tard, la salle de bain, comptait bel et bien deux lavabos.
Lloris se tenait debout devant celui de gauche, un rasoir électrique à la main, vêtu de son uniforme de travail. Il portait un pantalon à pinces, noir, une chemise noire dans laquelle il s'était mis à flotter dernièrement, une paire de chaussettes de sport à bandes bleues, enfoncées dans des mocassins à pointe, ambiance mariage turc, noirs ; et une fine cravate de gangster, en simili cuir, accessoire phare de cet accoutrement festif et monochrome. Sur sa poitrine, un badge magnétique aux contours dorés portait l'inscription Hôtel du Corbeau, Lloris, night auditor, au dessus de trois petits drapeaux (français, allemand, anglais) symbolisant les langues parlées par le veilleur de nuit. Le lavabo de droite servait à présent de vide poche ; débordant de boites d'allumettes, de tickets de caisse, d'emballages de chewing-gum, de mignonnettes de vodka à l'usage exclusif des minibars hôteliers, de petite monnaie, de prospectus, de cartes de fidélité, de piles alcalines, de stylos cassés. Le miroir (de gauche) reflétait le profil d'un homme d'une trentaine d'années, les traits fins, mais fatigués, sourcils en broussaille, une légère cicatrice au dessus de la lèvre supérieure, et une large éraflure autour du cou, que son col ne parvenait pas tout à fait à cacher.
Bien avant de devenir veilleur de nuit, bien avant d'exercer un métier et bien avant même d'avoir des poils, Lloris avait pris l'habitude de se croiser le moins possible dans les miroirs. Il se lavait généralement les dents face à un mur fissuré. A tort ou à raison, il avait toujours eu tendance à se trouver charmant, et menait par conséquent un combat acharné contre ces excès de narcissisme, qui le mettaient mal à l'aise. Le rasage, néanmoins, exigeait que Lloris se confronte à son image ; mais il s’efforçait alors de porter son regard uniquement sur la zone où passaient les lames, en prenant garde à ne jamais se regarder droit dans les yeux.

Il se rasait le jeudi soir, chaque semaine, pour toute la semaine. Une poste de radio minuscule diffusait un programme musical résolument franchouillard, faisant la part belle aux chanteurs morts (commercialement, spirituellement ou concrètement ; souvent les trois).
Tandis qu'il abordait le virage délicat de son mauvais profil, Lloris se figea. Le rasoir continua un moment à vibrer, à quelques centimètres de sa joue gauche, puis plus rien. On entendit alors distinctement les paroles de La Cabane du Pêcheur. Lloris venait par accident de croiser son regard.

Cette route ne mène nulle part alors,
viens faire toi-même le mélange des couleurs,
sur les murs de la cabane du pêcheur,
viens t’asseoir.


Lloris s'assit, effectivement, sur le rebord de la baignoire derrière lui. En levant un peu la tête, il pouvait encore se traquer dans la glace, craintivement, lui et sa moitié de barbe, lui et ses yeux et ce qu'il venait de voir à l'intérieur. Il s’aperçut un peu plus tard que ses lacets étaient défaits. Il éclata alors brusquement en sanglots. Il pleura longtemps, et sans retenue, comme peut chialer un enfant perdu dans un magasin d'outillage. De temps à autre, il poussait un râle d'agonie. Il s'épuisa, se leva, et reprit place devant le miroir. Il ouvrit le robinet du lavabo, et fit couler sans raison apparente un flot nourri d'eau chaude. Puis il ferma la fenêtre de la salle de bains.

Lloris fouilla longtemps parmi le foutoir du « vide-poche », avant de mettre la main sur une minuscule paire de ciseaux à ongles.
Les yeux dans les yeux, il leva le menton, tira sur le bout de sa cravate, qu'il tendit devant lui, puis, lentement, entreprit de sectionner celle-ci juste sous le nœud Windsor. Il avait imaginé une coupe plus franche, lourde de symbolisme (influencé par le cinéma d'auteur), mais le destin d'un minuscule ciseau à ongle n'est certainement pas d'amputer une cravate en simili cuir. Lloris dut s'y prendre à plusieurs reprises, ce qui permit de débusquer les deux ou trois larmes qui restaient à sa disposition.

*****

Vendredi 16 mai.
Quarante-deux minutes après l'incident.

Lloris avait posé ses mains de chaque côté du lavabo et faisait porter tout son poids vers l'avant, en fixant le siphon, dans une tentative désespérée d'enfoncer la plomberie aussi loin que possible, jusqu'à la faire disparaître sous terre, pourquoi pas.
L'eau chaude coulait toujours, en dépit de toute considération écologique. Le miroir était entièrement couvert de buée. Lloris, longtemps immobile devant la glace, effleura le moignon de sa cravate et déclama : Des années plus tard, le pauvre homme pouvait encore sentir son membre fantôme. Sur l'étagère, à côté de la radio, un téléphone portable vibrait, encore et encore. L'écran affichait « Bordel infâme ». Lloris tendit son index vers la glace, traça un rond dans la buée, au milieu duquel il fit deux croix pour les yeux, et une bouche souriante. Au moment où il décrocha, la radio diffusait Voyage, voyage.

- Salut.
- Lloris, c'est Alexis, du Corbeau. Est-ce que tout va bien ? T'as pas oublié que t'étais sur le planning cette nuit ? Il est minuit passé.
- …
- Parce que t'es bien sur le planning, je viens de vérifier. Alors, qu'est-ce qui t'arrive ? T'es en route ?
- …
- Hé Lloris ? Dis-moi que t'es en route...
- Je suis pas en route.
- Parfait ! Pu-tain, c'est vraiment par-fait ! Et prévenir, non ? Comment on fait nous, ici ? Je fais quoi, moi, maintenant ? J'ai personne pour te remplacer. Tu viens ou pas ?
- On dirait que non. T'as qu'à appeler Andreï. Il cherche des heures. Il m' a dit qu'il voulait bosser en ce moment.
- Andreï, oui c'est génial. Sauf qu'il est retourné en Croatie il y a deux mois, Andreï.
- Andreï est croate ?
- Je m'en fous, je m'en fous tellement, Lloris. Il est pas là, toi non plus. J'ai aucun extra sous la main. Qui va me tenir la réception ?
- Alexis, sérieusement, je me sens mal. Pas un peu mal. Très mal. J'arrive même pas à me raser. Je dors trois heures par jour. Ça me flingue de bosser la nuit. Je me transforme lentement en hibou.
- En quoi ?
- Je suis capable de tenir sept minutes sans cligner des yeux.
- Bon. Laisse moi juste te dire un truc. Il faut que tu te reprennes, sérieusement. Mais vite, vite, vite. Pour ce soir, on se débrouillera, je vais bien finir par trouver quelqu'un mais Madame G. va être verte de rage.
- J'ai perdu huit kilos. Je dors plus, la journée. Le lavabo de ma femme est devenu un vide poche. Je suis désolé.
- Est-ce que tu es en train de démissionner, Lloris ? Je dois savoir à quoi m'en tenir. Je sais que c'est compliqué chez toi mais mets-toi à ma place. En tant que chef de réception d'un hôtel quatre étoiles, qu'est-ce que tu ferais ? Dis-moi...
- A ta place, j'appellerais Andreï.
- Mais c'est pas vrai, il est con ! Puisque je te dis qu'Andreï est...

Lloris mit fin à la communication, replaça son téléphone avec précaution sur l'étagère, se retourna, fit couler de l'eau dans la baignoire, enjamba celle-ci sans prendre la peine de se déshabiller, tira le plus triste rideau de douche du monde, catégorie coquillages et crustacés, attrapa son paquet de cigarettes, en alluma une et resta debout, de l'eau jusqu'aux chevilles, observant ses lacets onduler sous la surface, prisonniers de ses chaussures de ville. Il suait considérablement. Sa chemise lui collait au corps. C'était désagréable. Du bout de sa cigarette, il s'amusait à poinçonner le rideau de douche. Odeur réconfortante de plastique brûlé.
Quand il jugea la profondeur adéquate, Lloris s'assit dans son bain, lentement, puis coupa le robinet. Le rasoir électrique était toujours à portée de main, volontairement ou non. Il se pencha pour l'attraper et joua un moment avec les trois vitesses disponibles sur l'appareil. Il s'adossa au rebord de la baignoire, ferma les yeux, puis décida qu'il était temps de s'immerger tout à fait. Seul son visage dépassait encore, surplombé d'une cigarette à moitié consumée. La main qui tenait le rasoir était elle aussi au sec. Quand il plongea la tête sous l'eau, le mégot disparut comme un phare qu'on éteint.
Le ronronnement du petit moteur électrique parvenait encore au veilleur de nuit subaquatique, un son étouffé, rassurant. Impossible en revanche de reconnaître la chanson qui passait à la radio, Jean Jacques Goldman ou Calogero, rien de décisif. Mais il aurait aimé savoir. Ça paraissait important, dans une certaine mesure. Il enclencha le mode rasage intense et, comme on pouvait s'y attendre, lâcha l'appareil au milieu de son bain, en se demandant si Andreï n'était pas plutôt bosniaque. Les plombs sautèrent immédiatement.

Plus de radio, ni aucun bruit parasite, juste le clapotement de l'eau contre le rebord de la baignoire, parce qu'au fond, au fond de son bain, en uniforme, Lloris se marrait. Saloperies de plombs. Pour une fois qu'un truc fonctionnait correctement, c'était tordant. Il riait de bon cœur, hoquetait sous l'eau. Quand le souffle lui manqua, il émergea, plongé dans l'obscurité. A l'aveugle, il parvint à mettre la main sur une de ses cigarettes. Mais ne trouva rien pour l'allumer. Il se dit que sa nouvelle vie commençait plutôt mal.

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Message  Invité Ven 12 Juil 2013 - 7:38

Eh oui, c'est normal, c'est nickel.
Du début à la fin, l'humour en plus.
J'avoue... j'ai adoré.
Rien d'autre à dire (?)

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Message  Marchevêque Ven 12 Juil 2013 - 8:31

Bonjour,
J'ai suivi Easter et je suis tombé sur ce petit bijou.
Rien n'à ajouter...un grand moment d'égarement dans votre monde tout en humour, en finesse, c'est ciselé comme du Baccara, bref, j'ai adoré...
A suivre cette decouverte estivale, en ce qui me concerne.
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Message  Invité Ven 12 Juil 2013 - 10:56

« Le ronronnement du petit moteur électrique parvenait encore au veilleur de nuit subaquatique » :
effectivement, on s’immerge rapidement dans cette nouvelle qui a du jus et dont les plombs ne sautent pas. :-)

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Message  Rebecca Ven 12 Juil 2013 - 12:35

Un vrai plaisir de lecture dans lequel on s'immerge sans prendre le temps de se deshabiller, en se hâtant mais lentement , et en frissonnant légèrement, se demandant si à la fin, notre enthousiasme sera douché et de quelle façon.
On sent bien le fil du rasoir, les éclaboussures du désespoir et la dérision de toute chose quand on ne sait plus si c'est vivre ou mourir qui est une démission.
Bravo.
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Message  Lizzie Ven 12 Juil 2013 - 12:41

Un bon moment de lecture. Divertissant, et tu arrives à renouveler l'écriture de scènes pourtant déjà usées. J'ai beaucoup aimé l'humour noir, tout du long, et à la fin. Bravo !

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Message  Invité Ven 12 Juil 2013 - 14:22

Oh yes ! j'aime !

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Message  Polixène Ven 12 Juil 2013 - 14:23

Je ne peux que répéter de façon plus mièvre les commentaires précédents, alors je ne rajouterai que bravo, bienvenue ici, j'espère que tu vas nos offrir encore des textes de cette trempe!
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Message  Invité Ven 12 Juil 2013 - 21:53

Je n'aurai que deux mots : Bra-vo !

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Message  Arielle Sam 13 Juil 2013 - 8:52

Un guacamole épicé d'humour noir ... Un régal !

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Message  Bakary Sam 13 Juil 2013 - 8:56

J'ai bien aimé : le cadre insolite, le personnage presque déjanté, le récit assaisonné au parfum de l'humour et la dérision , le tout composant une histoire drôle.
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Message  andrewalyacoub Dim 14 Juil 2013 - 16:26

j'ai beaucoup aimé comme tout les lecteurs je ne sais pas pourquoi mais l'ambiance et le cadre m'ont fait penser au début de l'écume des jours, non ?!en tout cas très réussi vous m'énérvez par votre joli plume. Merci encore. Totalement embarqué dans la salle de bain.
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Message  elea Lun 15 Juil 2013 - 12:22

Le "1. Ablutions" indique-t-il que c'est un texte à  suite ?
si c'est le cas je lirai avec plaisir les suivants même si je vais apporter quelques bémols (mineurs) au concert de louanges.

J'ai eu un peu de mal au tout début avec les majuscules de Il et Elle, je ne sais pas, ça m'a perturbée dans ma lecture, je m'en demandais l'utilité.
J'ai bien aimé le dialogue en italique mais pas du tout ce qui le clôture : Extrait d'un de leurs premiers conflits ouverts. Suggestion de présentation. C'est typiquement le genre de chose qui m'éjecte instantanément de ma lecture.

Ces réserves mises à part et exceptant quelques coquilles (dont deux "une" au lieu de "un"), j'ai lu le reste sans plus me soucier d'autre chose que d'être prise dans la narration dont j'ai apprécié l'humour et la dérision.

Bienvenue

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Message  seyne Lun 15 Juil 2013 - 21:30

et moi j'ai trouvé la fin un peu juste, même si bien racontée.
La chute.......ah c'est le plus dur, c'est comme le bouquet final des feux d'artifice, on attend l'artificier au tournant.
Tout le reste est super.
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http://www.angle-vivant.net/claireceira/

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Message  obi Ven 19 Juil 2013 - 12:38

Superbe! Vraiment superbe! J'adore le ton, l'humour poli du désespoir. Chapeau!

Perso, je n'ai pas tenté l'expérience et je ne m'y connais pas des masses en électricité mais un rasoir électrique dans une baignoire peut vraiment faire sauter les plombs sans électrocuter avant?
PS: je connais seulement le coup du sèche-cheveux dans les films policiers...

De toute façon, bravo encore!

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Message  Final countdown Ven 19 Juil 2013 - 23:22

Vous l'aurez voulu :

2. La poignée de terre

23h33

Assis sur le canapé du salon, entièrement nu à l’exception d'une demi-cravate et d'un demi-rasage, Lloris observait intensément une pizza congelée, dans son emballage plastique, posée sur la table basse. Un téléphone à cadran rotatif, peint en vert, muni d'un écouteur, était également à portée de main ; de même qu'un petit calepin à spirales, un pistolet modèle Glock 17 deuxième génération, un cahier Clairefontaine à grands carreaux sur la couverture duquel était tracé au marqueur le chiffre 9, une bouteille de whisky, un verre à moutarde, un stylo à plume Waterman (chargé de deux cartouches neuves) ; un paquet de cigarettes et un cendrier.

Lloris ne débordait pas d'activité. Son attention toute entière était concentrée vers la pizza congelé, qu'il fixait en marmonnant des mots emprunté au Haut Valéryen. Il gratta tout de même une croûte sur son mollet ; qu'il finit par arracher, considérer sérieusement au bout de son majeur, puis mettre en bouche, assouvissant une nouvelle fois cet étrange appétit dont il était coutumier. Il tenta ensuite de produire un rythme en tapant des mains sur ses genoux. Il se débrouillait plutôt bien mais perdit la cadence sur une tentative de contre-temps haut dessus des ses moyens. Il se décida à ouvrir le cahier numéro 9, prit le stylo à plume et rédigea cette  note, qu'on pourrait éventuellement qualifier de testament, à condition de faire abstraction des nombreuses digressions qui la parsèment:

Vendredi 16 mai, salon, 23h54

Je n'arriverai pas à me décider entre la crémation et l'inhumation. Je voudrais croire que cela m'est égal mais j'y pense tout le temps. Souvent, en tout cas. Si on finit par décider de m'enterrer, il est convenu, par la présente, que mon cercueil devra contenir, outre ma dépouille sans vie : une lampe de poche,  deux paquets de Camel Essential, un Zippo, un téléphone mobile (batterie au lithium), mes papiers d'identité, un jetpack, une pelle, et cinq litres d'eau minérale.

Par ailleurs, je déclare faire don de n'importe quel organe vital, à la condition expresse que celui-ci ne profite jamais à une femme (à plus forte raison une femme rousse).

D'un autre côté, j'ai appris que des personnalités dont je me sens très proche ont été incinérées, si bien que je ne sais vraiment plus quoi faire.

Marcel Camus
Laurent Fignon
Alfred Hitchkok
John Lennon
Seymour Glass

On ne peut pas être tout à fait insensible à cette symbolique de la flamme et du retour à l'état de cendre, une philosophie plus expéditive, et finalement plus rock and roll, du grand départ.

Les plombs ont encore sauté.

J'ai faim. Je m'appelle Lloris Garcia, nous sommes le 17 mai 2013 et je déclare sur l'honneur crever la dalle comme un enculé.

Appeler Frédérique Pasquazzo, même s'il est déjà tard. Essayer absolument. C'est plus important que tu ne sembles le croire.

Le calepin à spirales répertoriait un grand nombre de numéros de téléphone. Il était très abîmé et semblait avoir été manufacturé à l'époque des âges farouches. Lloris le feuilleta pendant un long moment. Le salon était éclairé par une dizaine de bougies, disséminées sans aucune cohérence à travers la pièce. Un sapin de noël se dressait dans un coin, nu lui aussi, aussi sec que possible, raide mort. A son pied, les épines avaient été regroupées, avec quelques guirlandes dégarnies, des boules multicolores brisées en morceaux, et diverses décorations hors d'usage, au milieu d'un amas de poussière et de mégots centenaires. Le long des murs, on distinguait des traces de meubles, des zones où la peinture avait vieilli moins vite. Hormis la table basse et le canapé convertible sur lequel Lloris continuait à éplucher son calepin, la pièce était vide. Des livres traînaient ici ou là, des vêtements noirs, un ballon crevé et un poste de télévision, débranché, sur l'écran duquel était scotché un dessin d'enfant. Le dessin représentait un chevalier médiéval pourfendant d'une épée de sept mètres la caricature de Mme Girard, une institutrice de CE2 bien connue de nos services. Lloris empoigna l’émetteur du téléphone à cadran et, se référant à son calepin, fit tourner les chiffres en prenant garde à ne pas se tromper.  Il s'attendait à tomber sur le traditionnel message indiquant que le numéro n'était plus attribué mais la sonnerie retentit plusieurs fois, et quelqu'un finit même par répondre : une voix d'adolescente, en colère.

Si t'appelles encore une fois, je te garantie que je t'envoie les flics, espèce de pourri.
...
Je connais ton adresse.
Attendez... Mademoiselle, bonsoir. Je crois qu'il y a erreur. Lloris Garcia à l'appareil. Je souhaiterais parler à Frédérique Pasquazzo, si c'est possible.
Oh ! Je vous demande pardon. Je pensais que c'était... Il y a quelqu'un qui n'arrête pas d’appeler depuis une bonne demi heure. Un plaisantin.

Un plaisantin. Lloris se demanda quel genre de jeune fille pouvait utiliser un mot pareil. Il l'imagina  étendue sur un tapis, appuyée sur un coude, les cheveux courts pour son âge, un roman de Dostoïevski à portée de main, piochant chaque fois qu'elle tournait une page dans un bol de fruits secs. Fumant le cigare, pourquoi pas. Ses mains devaient être longues et très belle, ses ongles rongés jusqu'à l'os.

Qu'est-ce qu'il voulait, votre plaisantin ?
Alors ça, je ne tiens pas à le répéter. Même pas pour un million de dollars. Évidemment, ce n'était pas très gentil. Vous avez dit que vous étiez, Monsieur ?
Lloris Garcia. Un ancien camarade de Frédérique.
Monsieur Garcia, c'est noté. Frédérique n'est pas là. Ils sont tous sortis voir cette nouvelle comédie musicale inspirée de la vie de Sigmund Freud.
Ok...
Il paraît que c'est barbant.
Barbant ?
Vous y avez assisté, Monsieur Garcia ?
J'ai failli tomber dans le coma, tellement c'était barbant. Vous êtes sa fille ?

La fille de Frédérique ?
Oh, non. Non, merci. J'ai assez de problèmes comme ça. Je suis la nourrice.
« Nourrice » comme dans... baby-sitter ?
Je n'aime pas ce terme. Souhaitez-vous que je prenne un message ?
J'en sais rien. Non. C'est assez personnel. J'aurais préféré lui parler directement.
Dans ce cas vous pouvez toujours essayer demain. Je suis certaine que Frédérique sera ravie de vous entendre. C'est une femme très sociable. Très à l'écoute. Elle est une véritable source d'inspiration, en ce qui me concerne. Vous avez lu son dernier livre ?
Ça vous embête si je vous demande votre âge ?
Pas du tout. J'ai quatorze ans.
J'en étais sûr.
Et sept mois.
Quel genre de bouquins est-ce qu'elle écrit ?
Ce sont des ouvrages de développement personnel. Fred est une Lacanienne, de formation. Mais elle a également été sous l'emprise de l'église scientologique pendant une dizaine d'années. Une fois libérée, elle est partie vivre au Népal avec le flutiste du groupe Jethro Tull, vous connaissez certainement. Son amant s'est tué tragiquement au cours d'un accident de motoneige. Quant à Fred, elle a été violée par des birmans, qui n'appréciaient pas qu'elle se promène nue dans la montagne.
Vous me faites marcher, là...
Bien sûr que non. Vous retrouverez tout cela dans ses livres, si ça vous intéresse.
Un titre en particulier, à me conseiller ?
Reprendre contact avec sa féminité, grâce à l'apnée. C'est son ouvrage le plus complet, selon moi.
J'aurais vraiment aimé lui parler.
Encore une fois, il vous suffit d'attendre demain, et de décrocher votre...
Demain, je serai mort.


Vous êtes certain ?
Je vais me tuer. Ce soir.
Entendu, Monsieur Garcia.
Vous êtes adorable, Mademoiselle, vous savez ça ?
Excusez-moi. Je ne voulais pas paraître indifférente. C'est juste que, contrairement à la plupart des gens, je ne considère pas le suicide comme un acte... ignoble. Ou lâche. Pas du tout. Il y a cette citation de Cioran que je trouve frappante - L'interminable est la spécialité des indécis. Je cite de mémoire.
Ok...
J'ai moi-même commis deux tentatives de suicide. La première à huit ans, après avoir accidentellement casser le bras de ma petite sœur, qui était encore bébé. La seconde, l'année dernière, dans un fast-food, alors que je passais une très bonne journée. Comment comptez-vous vous y prendre, Monsieur Garcia ?

Pour vous tuer ?
...
Ma question vous ennuie ?
Non. Je... J'ai un pistolet.
Vous avez déjà utilisé cette arme ?
Non, jamais.
Dans ce cas, ce n'est pas très prudent. Si je peux me permettre. Je préfère personnellement avoir recours à la pharmacopée.
De quoi ?
Les médicaments. Ou les drogues, si vous préférez.
Merci du tuyau.
Monsieur Garcia ?
Ouais.
J'ai toujours été de nature très curieuse. Une vraie commère, en fait. Et... Comme vous ne serez sans doute pas en état d’appeler demain, en tout cas je vous le souhaite, si votre décision est prise, je me demandais... Que vouliez-vous dire à Frédérique ?
Rien d'important.
Excusez-moi d'insister mais... Vous appelez la veille de votre mort. Au milieu de la nuit. Et vous ne semblez pas l'avoir vue depuis un certain temps.
Deuxième année de maternelle.
Vous n'êtes pas sérieux ?
Si. Je lui ai fait mangé de la terre.
Je vous écoute.
C'était la récréation du matin. On jouait ensemble au pied d'un arbre. D'habitude, on ne se fréquentait pas. Je sais plus pourquoi, ce jour là... Enfin voilà, on était en train de jouer et je lui ai dit que c'était pas mauvais du tout, la terre. Une bonne poignée de terre. Je lui ai fait croire que si elle voulait devenir jolie, il faudrait qu'elle mange beaucoup de terre.
Je comprends.
Je sais pas à quoi elle ressemble, aujourd'hui, mais à l'époque, c'était pas gagné. Tout le monde se moquait d'elle. Elle ressemblait pas à grand chose.
Qu'est-il arrivé, ensuite ?
Elle a avalé trois ou quatre poignées de terre. Je lui demandais si c'était bon. Je lui disais qu'elle était déjà un peu moins moche. Quand on est retournés en classe, elle avait encore la bouche pleine de terre. Notre institutrice, Madame Dessertaine, a disjoncté. Elle lui a fait craché sur son bureau. Et Frédérique a fini par vomir sur elle. Devant tout le monde.
C'est abominable.
Je sais. Je voulais m'excuser. On ne l'a plus jamais revue à l'école, après ça.
Je comprends ce que vous essayez de faire mais je pense que je vais garder tout ça pour moi.
D'accord.
Il faut que vous sachiez quelque chose, avant que je raccroche.
Allez-y.
Frédérique est une très belle femme aujourd'hui.
C'est...
Une vraie beauté.
Ok.
Je vous remercie d'avoir appelé, Monsieur Garcia. J'ai été ravie de discuter avec vous.

Lloris raccrocha le téléphone, sortit une cigarette, craqua six allumettes avant d'obtenir enfin une flamme durable, mit la main sur son Watermann, plein d'entrain, et poursuivit la rédaction de ses pensées, parfois fulgurantes ; sur grands carreaux, double interligne.

L'interminable est la spécialité des indécis.

Se renseigner au plus vite sur Cioran. A-t-il été inhumé, ou incinéré ?

Écrire une lettre à Frédérique Pasquazzo pour l'avertir que sa baby-sitter est probablement une sociopathe.

J'ai toujours faim, cela dit.
Je m'appelle Lloris Garcia et je souffre de malnutrition critique.
Je m'appelle Lloris Ladalle Garcia.
Lloris L. Chickenwings Garcia.

Après plusieurs tentatives infructueuses, je dois me rendre à l'évidence : il est impossible de décongeler cette pizza par la seule force de l'esprit (les formules empruntées au Haut Valéyrien se sont révélées tout aussi inefficaces).

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Message  Rebecca Sam 20 Juil 2013 - 5:48

Lloris L. Chickenwings Garcia, merci de te suicider le plus lentement possible, de te rater le plus souvent possible, j'aime bien déguster ta prose et tes menus faits et gestes au petit déjeuner, ça donne à mes deux biscottes à la confiture de citron un supplément d'amertume et de douceur qui les rend encore plus craquantes et fondantes, même si les péripéties de ta vie ne font qu'aiguiser mon appétit et que je me demande si se nourrir d'un personnage relève d'une diète éthique ou d'une perversion coupable.
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Message  Invité Sam 20 Juil 2013 - 7:07

Du cousu main.
À un moment, je me suis dit que le détail était vraiment trop ... détaillé (description de l'appartement), puis me suis ravisée, il faut ce qu'il faut pour poser l'ambiance.
Ce qui me ravit dans cette écriture, c'est le trait d'humour qui prend le lecteur au détour d'une phrase, dans les dialogues notamment ("Deuxième année de maternelle.") mais pas seulement ( "Se renseigner au plus vite sur Cioran. A-t-il été inhumé, ou incinéré ?").
Un personnage très attachant que ce Lloris L. Chickenwings Garcia, il a intérêt à rater son suicide, on en veut encore !

j'ai relevé ceci, à revoir :
"mais perdit la cadence sur une tentative de contre-temps haut dessus des ses moyens"
et une ou deux autres coquilles que je n'ai pas pris le temps de noter.

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Message  Invité Sam 20 Juil 2013 - 9:01

J'ai lu les deux textes avec un plaisir indicible. (Noter la ruse qui m'évite de faire un laïus :-)

Deux passages qui m'ont réjouie :
Il tenta ensuite de produire un rythme en tapant des mains sur ses genoux. Il se débrouillait plutôt bien mais perdit la cadence sur une tentative de contre-temps haut (au) dessus des ses moyens

On ne peut pas être tout à fait insensible à cette symbolique de la flamme et du retour à l'état de cendre, une philosophie plus expéditive, et finalement plus rock and roll, du grand départ.

Et puis oui, il y a quelques coquilles que j'ai relevées, mais je n'ai pas le cœur à les écrire ici tant j'ai aimé l'écriture, l'humour...

Un dernier mot : Encore !

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Message  Arielle Sam 20 Juil 2013 - 9:14

J'espère que Cioran offrira un sursis à notre indécis et lui permettra de savourer tranquillement sa pizza enfin décongelée me permettant d'en reprendre une part (chorizo ou anchois au gré de l'auteur).

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Message  Invité Sam 20 Juil 2013 - 12:17

Bon sang, mais c'est bien sûr...
Ça m'apprendra à ne pas être musicienne !
(merci Iris:-))

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Message  Polixène Sam 20 Juil 2013 - 14:43

Un régal!
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Message  Frédéric Prunier Sam 20 Juil 2013 - 14:55

JE SUPERLATIF... Deux Régals (ou deux régaux...)... ! )))
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Message  Janis Dim 21 Juil 2013 - 11:55


J'espérais une suite, une déclinaison de l'état du narrateur et de l'appartement, je l'ai, merci. Très réjouissant.
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Message  Raoulraoul Dim 21 Juil 2013 - 14:59

Un texte dans l'air du temps ; réalisme un peu décalé, désespoir de vitrine, références culturelles, structure linéaire, détails où le lecteur peut s'identifier, (le diable et rire ne sont-ils pas dans les détails ?...), le monde d'aujourd'hui qui grince... Texte habile.
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Message  Final countdown Ven 26 Juil 2013 - 8:56

Merci encore. La suite :

3. Pharmacopée

Lloris ferma le cahier, alluma une nouvelle cigarette, et se reporta à son calepin une nouvelle fois, avant de composer un autre numéro.

Salut, Nicolas.
Ouais, c'est qui  ?
Lloris Garcia.
Il est... Mais quelle heure il est, bordel ?
Deux heures du matin.
Qu'est-ce qui se passe ?
J'ai couché avec Sandra.

...
Attends. Refais la moi.
J'ai couché avec Sandra.
Quelle Sandra ?
La tienne.
C'est quoi, une blague à la con ? T'es beurré ?
Oui.

...
Bon, et qu'est-ce que ça peut me foutre ?
Je sais pas.
Tu sais pas ?
Je sais pas.
Ok. Il faut qu'on se voit. Il faut qu'on boive un coup. T'es où, là ?
Adieu, Nico.

Lloris passa les quarante-cinq minutes suivantes à passer des coups de fil, et laisser des messages. Le seul numéro qu'il n'osa pas composer fut celui de son ex-femme. Après son dernier appel, il reprit immédiatement le téléphone et composa un numéro sans jeter le moindre coup d’œil à son calepin, cette fois :

Suicide Info Service. Annie à l'appareil, je suis à votre écoute.
Salut Annie. C'est Lloris.
Lloris, bonsoir. Comment ça va ?
Je suis au top, Annie. Over the top.
Quoi ? Vous me dites ?
Je vais bien. Comment ça se fait que vous travaillez ce soir ? Vous n'êtes pas en repos, le mercredi, d'habitude ?
Mais si. Normalement, oui. Ce qu'il y a, c'est que le fils de Shirley est malade, le pauvre chou. Elle n'a pas pu venir, du coup. Faut bien que quelqu'un tienne la barre, en attendant.
Shirley... Son deuxième ? Celui qui fait de l'asthme ?
C'est ça. Antoine.
Antoine, ouais. A mon avis, avec tout ce pollen, c'est pas étonnant.
Ah, vous avez raison. Les allergies, ça pardonne pas. Moi, je touche du bois vous savez. Mon rhume des foins a pas encore commencé mais chaque année, j'y passe. C'est même de pire en pire. Enfin, pour l'instant, j'ai pas à me plaindre, je peux vraiment pas dire que...
C'est bien. C'est formidable, Annie.
Et oui. Bon. Et alors, vous ? Comment ça se passe ?
Moi, impeccable. Je remonte la pente.
Pas de pulsions ces derniers temps ?
Rien de rien.
Ça fait longtemps que je vous ai pas eu en ligne, je suis contente.
C'est pas faute de vous appeler.
Ah, ah, c'est vrai. Non, c'est vrai. Heureusement, on ne tombe pas toujours sur moi, hein ?
Je sais pas.
Bon, c'est bien. Très bien... Alors, pas trop d'idées noires dernièrement ?
Je vous assure que ça baigne. Je profite de chaque instant comme si c'était le dernier. Une chose après l'autre. Pas la moindre idée noire. Je me surprends à sourire seul dans la rue, comme un idiot, parce que j'ai vu un bébé, vous voyez. Un petit chien, n'importe. J'ai même pris quelques jours de congés qui me restaient.
Hé bien, je suis contente. Sincèrement. Ça fait plaisir à entendre, tout ça. Bientôt, vous ne nous donnerez plus de nouvelles, vous verrez. Vous nous oublierez complètement.
Je sais pas.
Allez, ça fait rien. Je suis bien contente.
Marie est à côté de vous ?
Oui. Oui, oui. Elle est là... Elle est en conversation avec une dame enceinte, très gentille, qui a envie de se pendre. Elle me fait des grands signes. Elle vous passe le bonjour.
Est-ce qu'elle a lu ce bouquin de Salinger que je lui ai envoyé : « Franny et Zooey » ?
Je crois... Je crois bien qu'elle l'a fait, oui. Il me semble qu'elle en a parlé, Lloris. Merci.
Super. Dites moi. Je me demandais. Vous sauriez pas, par hasard, où je pourrais commander une bouteille de gaz ?
Une heu... ?
Bouteille de gaz. Butane, propane. Peu importe. Je sais qu'on peut se faire livrer à domicile.
Houlala, attendez, une bouteille de gaz, vous êtes certain ?
C'est con mais je suis en panne de gaz. La bouteille que j'avais est complètement vide. Juste au moment où je viens de sortir une pizza du congélateur. J'ai très faim.
Franchement, j'en sais rien. Vous me posez une colle. Nous, on est tout à l'électrique, alors...

Vous n'avez pas de micro-onde, Lloris ?
L'autre connasse est partie avec.
Mince. C'est là qu'on voit à quel point c'est pratique. Encore que, avec les ondes, on sait pas trop à quoi s'en tenir, d'un point de vue santé...
J'espère qu'elle en crèvera en tout cas. Une jolie tumeur cérébrale dans la chatte.
Lloris, ce n'est pas constructif de parler comme ça.
Vous avez raison. Je voulais faire mon plaisantin. C'était déplacé. On ne peut pas avoir de tumeur cérébrale dans la...
Oui, bon. Vous êtes embêté avec votre pizza alors ?
Une reine, oui.
Il faut que je vous demande. Vous ne comptez pas faire une bourde avec cette bouteille de gaz ?
...
Lloris ?
Une bourde, vous dites ? Bon. Pour commencer, plus personne ne se fout en l'air au gaz. Vous devriez quand même être au courant des grandes tendances, non ?
Nous sommes tout à fait au courant de ce qui...
Faudrait être déjanté, non, franchement ? C'est presque irresponsable.
Vous avez raison.
Évidemment que j'ai raison. Les voisins ont rien demandé. C'est du bon sens.
De toute façon, je ne peux pas vous aider. Je ne connais aucun numéro de livreur de gaz, moi.
Ok.
Et puis il est près de trois heures du matin.
Ça fait rien. On laisse tomber. Je vais me débrouiller. Vous passez une bonne nuit, d'accord?Le bonjour à Marie, bon rétablissement à Antoine, attention au rhume des foins et vous pouvez toutes aller vous faire mettre.
Merci Lloris, au revoir.

Lloris raccrocha le téléphone à cadran et saisit son portable.

All Night Pizza, bonsoir. Arthuro pour votre commande. Je vous écoute.
Arthuro, écoute moi bien. Lloris Garcia à l'appareil. Numéro  06 54 56 76 65. Il me faut une quatre-fromage, une grande bouteille de coca, six nuggets, un paquet de nachos, un sceau de gacamol et un twix, par carte bancaire. Troisième étage, porte de gauche.
C'est noté, Monsieur, je vous remercie de votre commande et vous souhaite un...
Arthuro ?
Oui, Monsieur.
Ne me déçois pas.
Vous serez livré dans trente à quarante minutes.

Lloris posa son téléphone portable sur la table, exactement où il devait être, puis il saisit son Glock par le canon. La crosse du pistolet frappa quatre grands coups. Les deux premiers coups firent mouche, et l'appareil s'éparpilla sans faire d'histoire. Les deux autres coups furent pour la table basse, qui encaissa. Lloris se leva brusquement, et quitta le salon. On entendit un grand vacarme dans une autre pièce, quelques jurons, avant que Lloris ne reprenne place sur le canapé, une armoire à pharmacie dans les bras, visiblement arrachée à un mur. Il vida le contenu sur la table. Il se servit un grand verre de whisky, qu'il descendit en un battement de cil, puis avala trois tubes d'Arnica 15ch, six longues rasades de Toplexil, une tablette de Spasfon. Il absorba oralement un demi-tube de pommade destinée à lutter contre les infections de la voûte plantaire. Il écrasa les deux cachets d'antibiotiques qui lui restaient, puis passa sa langue sur la poudre. Il se resservit un whisky, qu'il torcha comme un gentleman, en quinze secondes.
Son regard tomba alors sur les suppositoires contre la toux.
Il se pencha sur le côté et se demanda combien il serait capable d'en introduire avant de perdre connaissance. A la moitié de la deuxième plaquette, fatalement, Lloris tourna de l’œil et s'écroula sur son canapé, en position latérale de sécurité, ainsi qu'il avait l'habitude de dormir, et de se réveiller.
La plupart du temps.

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Message  Invité Ven 26 Juil 2013 - 18:59

Alors ? Suspense or not suspense ?
Il est mort Lloris ou simplement endormi "en position latérale de sécurité" ?
À mon avis, il est du genre coriace, il lui en faut plus que ça pour passer de l'autre côté.
En tout cas, ça tient la route et le rythme et, ne serait-ce que pour ça, je dis bravo, ça n'a rien d'évident mais c'est réussi ici.
J’ai bien ri au dialogue avec la représentante de SOS suicide (les dialogues sont vraiment ton point fort) - puisque on peut rire de tout n’est-ce pas, juste pas avec n’importe qui...

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Message  Polixène Ven 26 Juil 2013 - 21:07

Je les ai relus tous les trois du coup, ils sont aussi bons les uns que les autres.
Et...pour le casting, on fait comment?
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Message  CROISIC Ven 26 Juil 2013 - 21:33

Hou ! Hou !
y'a du plaisir à s'coucher tard en restant sur Prose.
Superbe découverte. Merci.
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Message  Janis Lun 29 Juil 2013 - 10:18


ha ha ! j'adore la dame enceinte très gentille qui a envie de se pendre ! et le texte en général
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Message  Sahkti Lun 29 Juil 2013 - 11:56

1 – Les ablutions

C’est excellent, je me suis réellement régalée du début à la fin.
Le sens du détail, cette manière grinçante de raconter des tranches de vie, qui semblent si réalistes, teintées de pathétisme et d’une douce mélancolie et puis cette façon d’amener la fin… pas l’air de rien, non, on la pressent mais là n’est pas l’important ; c’est plutôt dans cet art de capter l’attention du lecteur qui, dès le départ, accroche au personnage et a envie de la suivre.
Sans effets inutiles si superficialité quelconque, tout est là, maîtrisé.
Un bon moment !
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Message  Sahkti Lun 29 Juil 2013 - 11:56

2 – La poignée de terre

Encore le sens du détail qui fait mouche, la précision qui pose d’emblée le décor et l’atmosphère (et puis grand sourire perso avec l’évocation du haut valéryen). Tout cela participe à une construction efficace, riche en petits moments et précisions qui font toute la différence.
Sans oublier la pointe d’humour qui vient piquer de ci de là, toujours au bon moment.
La liste des personnalités incinérées est croustillante d’éclectisme et aussi d’une certaine forme de tendresse qu’on retrouve au fil du texte ; il y a de l’empathie avec le personnage.
Le dialogue devient progressivement surréaliste (par moments, cela dit, on ne sait pas toujours qui parle, il faut relire, mais c’est un détail) et j’apprécie qu’à l’issue de clui-ci, on puisse trouver une idée telle que "Écrire une lettre à Frédérique Pasquazzo pour l'avertir que sa baby-sitter est probablement une sociopathe."
Et la pizza impossible à décongeler malgré les formules obscures… encore un régal, merci !

(J’espère égoïstement que Lloris va mettre très longtemps à se suicider parce qu’en attendant, c’est vachement bon ! Est-ce la perversion ? Sans doute pas, non, juste une gourmandise difficile à écarter de son chemin :-)
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Message  Sahkti Lun 29 Juil 2013 - 11:57

3 – Pharmacopée

Moins de détails de décor et d’atmosphère cette fois mais cela ne crée pas de manque car ce n’est plus le moment, nous passons à autre chose, tout aussi bon, même si relativement différent. Un nouveau dialogue étonnant, on pense se diriger vers une direction particulière et puis non, une autre voie s’ouvre à nous. Pas forcément une énorme surprise mais une bretelle très agréable à prendre, on se laisse volontiers transporter vers d’autres idées, avant d’en arriver au livreur de pizza et ceci que je trouve superbe, placé là, comme ça, à ce moment là : "Arthuro ? Oui, Monsieur. Ne me déçois pas."
Quant au mélange Spasfon (mince, je connais trop ce truc…) et pommade plantaire, je n’ose même pas y penser… drôle et en même temps, émouvant, presque triste.

Reste à savoir si il est mort… j’espère bien que non.

Encore merci pour ces très bons moments-lecture !
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Message  Final countdown Ven 2 Aoû 2013 - 16:16

4. Satisfaction clientèle

03h34.

Le filet de bave qui pendait au coin de ses lèvres présentait une texture mixte et une couleur non répertoriée à l'heure où nous rendons compte des événements. On cognait à la porte d'entrée depuis deux minutes, dans le plus pur style intervention du GIGN. Lloris ne sursauta pas exactement. Il commença par se casser la gueule du canapé convertible, fouilla le sol à la recherche de son pistolet, puis jeta instinctivement un coup d'œil à l'horloge murale (emportée par son ex-femme six mois plus tôt (en lieu et place de laquelle on trouvait aujourd'hui un rond irrégulier tracé au marqueur, et deux aiguilles tordue (même soucis du détail qu'on peut observer sur les montres que les enfants se dessinent parfois au poignet))). L'horloge indiquait 3h45, ce qui ne devait pas être si éloigné de la réalité. Lloris se dirigea vers la porte en rampant, mais sur le dos, son arme pointée vers le plafond, pour une raison assez obscure. Les coups se répétaient inlassablement, faisant vibrer le parquet. Lloris s'imagina un homme de main, l'air ennuyé, derrière la porte, portant costume, balafre charismatique et batte de base-ball ; un brave type qui se serait malencontreusement trompé d'étage, de fiction, de continent même, et s’apprêtait à le noyer dans la cuvette des toilettes, comme c'est la coutume outre-atlantique. Il hésita donc à ouvrir. Il fit sauter la sécurité de son arme de poing, plaqua son dos contre le mur, fléchit les genoux, prit trois inspirations courtes, puis ouvrit sèchement la porte, avant de faire un pas de côté et ajuster son tir potentiel à mi hauteur, de manière à perforer la poitrine de son assaillant ; une technique qu'il avait apprise en visionnant un épisode de Julie Lescaut.
En dépit de ces précautions d'usage, aucun être doué de raison n'aurait pu ouvrir le feu sur le décolleté vers lequel Lloris pointait maintenant son Glock. Il s'agissait au contraire d'un 90D pris au piège d'un uniforme d'hôtesse de l'air. La fille ne semblait pas avoir la moindre motivation belliqueuse, ni l'intention de franchir la porte sans qu'on l'y invite expressément ; ni elle, ni sa jupe droite, ni son blazer bleu ciel, ni son petit chapeau mignon, ni ce cul qu'on ne distinguait pas encore mais sur lequel on aurait parié n'importe quoi, pensa Lloris. Elle présentait un carton de pizza, bien à plat sur sa main gauche, tandis que sa main droite maintenait à l'horizontale une part impressionnante, dans laquelle elle mordit avec une belle assurance, compte tenu de la couche de fromage fondu. Elle mâcha un long moment, sans s'émouvoir d'être mise en joue, le temps que Lloris puisse la détailler sans rien omettre. Elle affichait, au delà d'une plastique à balancer son âme aux chiottes, le plus beau visage jamais sujet à description dans une œuvre romanesque. Elle portait de longs cheveux roux, qui bouclaient sur ses épaules. Lloris ôta son doigt de la gâchette et bredouilla :

Vous savez, j'ai une sonnette.
Je préfère cogner. C'est plus folklorique.
C'est ma quatre-fromage ?
Avec un peu de retard. Mais elle est chaude.
Je suis pas sûr d'avoir encore très faim.
Est-ce que je peux entrer, Lloris ?
Ne le prenez pas mal, mais d'habitude, le livreur reste sur le seuil. Je vais chercher ma carte si vous voulez bien att...
Est-ce que je ressemble à un livreur de pizza, selon vous ?
Non. Vous ressemblez à une hôtesse de l'air.
Alors ?
Alors, c'est... intéressant. Et bizarre aussi. J'aime beaucoup ce que vous faites, Mademoiselle.
Madame. Est-ce que vous comptez me laisser vieillir sur le pas de votre porte ou vous allez m'inviter à boire quelque chose ?
Franchement, j'en sais rien.
Moi si.

La fille fit quelques pas dans l'appartement. Lloris s'écarta pour la laisser passer. Le cul de l'hôtesse était digne de confiance : il tenait toutes ses promesses. Elle se dirigea instinctivement vers le salon, se débarrassa de la boite de pizza sur la table basse, glissa la facture sous le cendrier, et se mit à inspecter la pièce sans en dire davantage. Elle passa une main à travers les branches du sapin mort, le long des murs sur lesquels on devinait encore la trace des meubles, et elle s'accroupit devant le poste de télévision, intéressée par le dessin d'enfant qui était scotché sur l'écran.

Quel âge a Nino? Demanda-t-elle sans se retourner.
Six ans et demi, répondit Lloris, par automatisme, comme si les hôtesses de l'air ne cessaient de débarquer chez lui, en pleine nuit, entre deux vols, pour demander des nouvelles de son fils.
Après avoir obtenu son baccalauréat , mention assez bien, Nino Garcia étudiera la psychologie à la faculté de Strasbourg. Dix ans durant. Sa thèse, inachevée, sera intitulée : Déviance somatique et syndrome du rétroviseur chez l'Enfant Triste. Il jouera de la basse dans un groupe de rock industriel. Il deviendra par ailleurs un joueur d'échec convenable. Nino travaillera pendant vingt-cinq ans au service courrier d'une entreprise d'assurance/prévoyance, tamponnant sans relâche mais avec grande lassitude des kilomètres de déclarations d'accident. Il commencera à fumer en seconde. Il pratiquera la course à pied, jusqu'au bout. Il sera très amoureux, tout au long de sa vie, mais pas de sa femme, qu'il ne quittera pourtant jamais. Suite à un accident de voiture, son dos le fera atrocement souffrir. Nino ne versera pas une larme quand il apprendra ce qui vous est arrivé. Il ne se pardonnera jamais ce défaut d'émotion.
Merci.
Je vous en prie.
Est-ce que mon ex-femme mourra d'une tumeur cérébrale causée par l'utilisation trop fréquente d'un certain micro-onde ?
Morte dans son sommeil. Quatre-vingt huit ans.
Pétasse.
Je ne porte pas ce genre de jugements.
Je dois quand même vous demander qui vous êtes.
On me donne plusieurs noms...
En fait, vous fatiguez pas. Je crois que j'ai compris.
Je suis La Mort.
Vraiment, j'avais deviné.

Lloris se rassit sur le canapé et piocha une part de pizza.
Il acceptait la présence de cette femme surnaturelle avec un calme qui le surprenait. Il ne songea même pas à enfiler un caleçon. Elle était sans doute bien plus dangereuse qu'un raid du GIGN, ou qu'une douzaine d'hommes de main, triés sur le volet. Même Julie Lescault n'aurait pas fait la fière. Mais Lloris fantasmait depuis si longtemps sur le personnel de bord des avions de ligne qu'il se sentait presque en sécurité, malgré la tournure très improbable que prenaient les événements. La pizza était bonne, la meilleure qu'il eut jamais mangée.

Alors voilà, dit-il d'un ton badin : la mort est une femme.
Si on veut, oui...
Pourquoi je ne suis pas surpris ?
Vous nourrissez pour les femmes des sentiments contradictoires, vous savez.
Comment je pourrais faire autrement, avec des hystériques bipolaires pareilles?
Vous vous exprimez comme un vieux réactionnaire.
La Mort, si vous êtes membre des FEMEN, je vous prierais d'avoir au moins la décence de me présenter vos seins.
Plus tard, sans doute.
Ok, alors nouvelle question : qu'est-ce que vous faites ici ? Et ne me dites pas que j'ai le cancer...
Je suis venue pour deux raisons. D'abord, faire en sorte que vous ne vous ratiez plus. Ensuite, vous posez quelques questions, concernant les raisons qui vous poussent à nous quitter de votre propre initiative.
Je pourrais vous chasser de chez moi. Je pourrais vous demander ce qui est arrivé au vrai livreur de pizza.
Il aurait du porter un casque. Et ne pas répondre à ses textos pendant ses courses. Le jeune homme a parfaitement compris la situation. Quant à vous,vous n'avez aucune envie, ni aucun intérêt à ce que je parte. Ne serait-ce que pour mon uniforme. Vous vous demandez déjà si je compte vous faire l'amour.
J'ai jamais dit que...
Rassurez-vous, nous y viendrons. Nous avons toute la nuit.
Ok, ok... Vous avez raison. On verra bien.
Mangez. La quatre-fromage froide, c'est épouvantable. Où est-ce que je pourrais m’asseoir ?

Lloris courut vers la chambre en quête d'une chaise pliante. Il l'installa devant la Mort, qui tira sur sa jupe avant de prendre place. Elle croisa les jambes, comme on replie l'espace-temps, d'un mouvement extraordinaire. Entre Basic Instinct et Rencontre du troisième type, pensa Lloris. Elle sortit un bloc note d'une poche de sa blouse, puis dénicha un stylo dissimulé dans ses cheveux. Lloris lui offrit un verre de whisky, qu'elle accepta et descendit d'un trait avant de se mettre au boulot :

Donc... Il ne fait aucun doute que vous, Lloris Garcia, envisagez de prendre vos distances avec la vie. Selon mes notes, vous éprouvez une fatigue permanente, ainsi qu'une envie de pleurer qui ne vous quitte plus, même si elle ne se manifeste presque jamais par des larmes. Vous avez des fourmis dans les jambes à l'heure de dormir et vous ressentez un abattement profond lorsque vous devriez être en alerte. Vous accumulez beaucoup de colère, dont vous ne faites rien. Vous vivez dans un sentiment d'irréalité. Vous êtes convaincu de pouvoir tenir sept minutes sans cligner des yeux. Et vous craignez de vous transformer en chouette hulotte.
En hibou.
En hibou, excusez-moi.

La Mort corrigea sur son carnet, et poursuivit :

Au regard de ces éléments, vous vous apprêtez, Lloris, à faire ce que les autres appellent pudiquement une bêtise. Tu vas faire une connerie, n'est-ce pas, Lloris Garcia ?
J'envisage sérieusement de me foutre en l'air, c'est juste.
Parfait. Puisque nous sommes d'accord là-dessus, j'aimerais vous poser quelques questions, pour nos statistiques.
Nos statistiques. Vous êtes combien ?

Elle approcha sa main du paquet de cigarette et leva les yeux vers Lloris, en quête de son approbation. Servez-vous, fit-il. Il allait lui approcher une flamme quand il remarqua que la cigarette s'était allumée au moment même où elle avait été placée entre les lèvres de la Mort, qui exhala une épaisse fumée noire, emplissant la pièce d'une odeur de souffre. Elle poursuivit :

Évidemment, je pourrais tout vous expliquer : le système, comment on s'organise, les tenants, aboutissants, les réunions du comité, et cette torpeur administrative dans laquelle on baigne ; mais non. Tout ce que vous devez savoir, c'est qu'on ne vous laissera pas partir comme ça, sans vous demander un minimum de rendu final. Dans le commerce, on dit qu'il faut être deux fois plus à l'écoute des clients mécontents. Dans notre branche, c'est la même chose : votre opinion nous intéresse, puisque justement, elle n'a pas été favorable à la vie.
C'est épatant.
Je vous remercie. On va commencer doucement. Quelle tâche quotidienne vous aura le plus ennuyé au cours de votre existence ?

Lloris se remit à frapper sur ses cuisses, à la recherche d'une ligne de percussion. Sa tête oscillait de gauche à droite, comme s'il hésitait entre deux corvées qui l'auraient particulièrement exaspéré, jour après jour.

La masturbation, annonça-t-il.
Intéressant. C'est un départ plutôt tonique. Je n'entends pas souvent cette réponse.
La masturbation, validez s'il vous plaît.
C'est fait.
Se laver les dents à tout bout de champ, c'est embêtant aussi.
Bien entendu.
Est-ce que vous vous lavez les dents, vous, La Mort ?

L'hôtesse de l'air ne tenta même pas de réprimer le fou-rire qui se propagea à travers son corps sublime, jusqu'à son gros orteil gauche (un membre qui ne se déridait pas facilement). Son rire était totalement dépourvu de charme, rappelant celui d'un pompiste texan consanguin, en complet désaccord avec son physique et le manuel des bonnes manières de Madame De Rotschield. D'ailleurs, elle avala son mégot sans broncher, avant de répondre :

Quand je me couche un peu tard, il m'arrive d'aller directement au lit, mais en règle générale, je fais attention. Autre question : que pensez-vous qu'il se passera après votre disparition ?
Pas grand chose. Il ne se passera pas grand chose... Encore une ou deux saisons de Game of Thrones, la fête du personnel dans trois mois... le litre d'essence va passer la barre de l'euro. Le conflit israelo-palestinien semble encore avoir de beaux jours devant lui, je ne serais pas étonné de rater un soulèvement massif de la jeunesse turque, sur le modèle du printemps arabe. A part ça, mon gosse va m'oublier, tout le monde va m'oublier sans faire d'histoire. Cet appartement sera loué à un jeune couple qui débute dans la vie, ils seront patients l'un avec l'autre, se moqueront des deux lavabos dans la salle de bain mais finiront par avoir chacun le sien ; ils vont tout repeindre, ensemble, ils seront patients l'un avec l'autre, plein d'attentions, il lui tiendra l'échelle, elle tombera quand même enceinte. Peut-être qu'ils casseront un ou deux murs.
Je voulais dire, pour vous, que pensez-vous qu'il se passera pour vous ?
Je sais pas.
Réincarnation ? Sauvegarde de l'âme ? Dimension parallèle ? Troupeau de vierges ? Nous aimerions connaître vos attentes à ce sujet.
Sachant que vous la connaissez, vous, l'issue finale ?
Ça va de soi.
Et vous n'allez rien me dire.
Je risque ma place.
Franchement, j'en sais rien. Ce qui va se passer après, je m'en moque. Je suis trop crevé pour réfléchir à ce genre de chose. Ne me faites pas rôtir dans une grande marmite pour l'éternité, en me perçant la couenne de temps à autre avec un trident.

Ce serait très décevant.
Secret professionnel, Lloris.
Allez vous faire foutre.

Lloris fut pris d'une douleur atroce , quelque part dans la bouche. Il eut l'impression qu'une flèche électrique traversait son cerveau. Il grimaça, sonda sa cavité buccale à l'aide de sa langue puis recracha une dent, qu'il observa avec horreur, au creux de sa main. La Mort resservit deux verres de whisky. Elle tendit le sien à Lloris :

Pour votre bain de bouche, dit-elle.
Putain, ça fait un mal de chien, jugea Lloris, balançant sa dent d'un geste énervé à l'autre bout du salon.
Montrez-moi un minimum de respect, à partir de maintenant.
Comptez là-dessus.
Nous poursuivons ?
Finissons-en.
Qu'avez-vous pensé des nourritures terrestres, globalement ?
La bouffe ?
Précisément.
J'ai adoré. J'aurais aimé que le kebab entre plus tôt dans ma vie, et qu'on ne m'oblige pas à manger tous ces légumes dont les noms m'échappent. Mais d'une manière générale, la nourriture terrestre était super. Et abondante.
Merci pour cet avis positif. Votre opinion est importante.
Je n'ai jamais eu à chasser, ni à dépecer un renard. Vraiment, bien foutu.
Que pouvez-vous me dire à propos du sexe ?
Le sexe... Ok, le sexe. Bon... Écoutez. Sur le principe, génial. Je veux dire, si on se comporte comme un bonobo, le sexe c'est imbattable. Mais en tant qu'homme blanc hétérosexuel de classe moyenne, ça a toujours été une source d'emmerdements. Tout ce que ça implique, de juste baiser... Vous pouvez jamais savoir ce que ça va vous coûter.
Vous avez été infidèle. Cela vous a-t-il rendu plus épanoui, sexuellement parlant ?
J'ai couché avec une ou deux gourdes qui n'étaient pas ma femme, pour tromper l'ennui et me rassurer quant à mon tempérament sexuel.
Et cela a été un échec.
Pas du tout. J'ai apprécié chaque moment.
Je le note.
Si vous pouvez me pistonner sur une réincarnation, pensez bonobo, ok ?
Autre chose à dire, sur le sexe ?
Si ce n'était pas tellement douloureux, et si j'avais encore le moindre avenir ici-bas, j'irais tout de suite chercher ma paire de ciseaux à ongles, là bas, dans la salle de bain, et je me couperais la bite.
C'est noté.
En même temps, quand je vois le carnage dont je me suis rendu coupable sur cette cravate, je ne sais plus au juste.
Merci pour ces clarifications. Si nous parlions un peu de la famille ?
La famille ? Un fiasco. Impossible, la famille. Ça ne tient pas la route une seconde. La famille telle que je la connais : une catastrophe, merci pour ça. A commencer par le concept de couple, qui ne m'a jamais paru pertinent. Vivre avec une femme, tout le temps, la même, se partager le quotidien, manger ensemble, dormir ensemble, se démener tristement l'un sur l'autre, partager l'habitacle d'une voiture et la responsabilité d'un itinéraire, utiliser les mêmes toilettes, parler ensemble constamment, acheter de l'électro-ménager, organiser des vacances ensemble, c'est tellement foutu d'avance. Comment continuer à supporter le plus sympathique être humain qui puisse être, après avoir vécu deux ou trois ans de ce régime ? Pour quelle raison et dans quel but ? Acheter davantage de frigos, de bouteilles de gaz, se raconter perpétuellement les mêmes anecdotes, se plaindre mutuellement des mêmes choses... La seule solution qui vous reste, et ça tout le monde le sait, c'est faire des mômes pour justifier toute cette merde domestique dont on se goinfre conjointement, dynamiter l'ennui mortel dans lequel vous vivez avec votre ombre, main dans la main. Alors bref, il arrive, l'enfant. Elle arrive. Même résultat. C'est à ce moment précis, tandis que vous pensiez avoir touché le fond, que vous comprenez que ce qui était supposé vous tirer vers le haut va en fait vous poutrer sauvagement la gueule. Game Over.
...
Insert coins.
...
Faites une croix sur le sommeil, tirez un trait sur le sexe, dépensez toutes vos économies, ne touchez pas vingt mille francs, oubliez le visage de vos amis, les sorties, votre passion pour le vélo, pour la peinture flamande, le piment d'Espelette, tout ce qui constituait votre personnalité vole en éclat, vous vous résumez à une fonction unique, vous êtes parents, vous êtes misérables aux yeux de tous, avec vos discussions de parents, vos poussettes de parents, vos infidélités de parents, votre rôle majeur dans une crèche parentale, vos sales gueules de parents pauvres et sans sommeil.
C'est tout pour la famille ?
Je m'abstiendrai de parler de mon père, si vous voulez bien.
Comment vous en sortez vous, sans votre horrible famille, maintenant que vous êtes abandonné de tous, et libre à nouveau ?

Lloris ?
J'ai le temps de prendre des bains.

La Mort fit claquer son carnet et disparaître son stylo dans ses cheveux roux. Elle resta silencieuse un long moment, avant de conclure :

Lloris Garcia, vous avez échoué. Vous vous vengez sur des concepts. Vous débitez une liste que vous avez apprise par cœur, comme un refrain pénible. Vous voulez vous convaincre que c'était couru d'avance, que vous n'aviez aucune chance, que si vous n'aviez eu qu'un lavabo, les choses auraient pu mieux tourner. Vous pensez qu'on ne vous a pas écouté, mais vous n'avez jamais rien dit. C'est ce que font les hommes et les femmes que je rencontre. Ils enfouissent leur tête dans la sable. Ils évitent toujours les miroirs de salle de bain. Vos yeux sont fermés depuis longtemps, déjà. Vous êtes mort depuis une éternité, Lloris Garcia. Un million d'années, à peu près.
...
Ça n'a pas du être facile.

L'hôtesse de l'air décroisa les jambes, libérant ainsi le cosmos, et fit basculer sa poitrine vers l'avant, ce qui lui permit de se lever sans effort, grâce au principe fondamental du contrepoids. Elle profita des trois pas qui la séparaient de Lloris pour offrir au monde un échantillon de sa démarche lubrique. Au passage, elle saisit le Glock dans sa main gauche. Debout face à lui, ses genoux touchant les siens, ses yeux plantés dans les siens, elle dit à Lloris, sur le ton de la confidence cette fois : Pourtant, vous l'avez aimée, cette vie. La Mort retroussa sa jupe. La nudité de Lloris ne permit pas au veilleur de nuit de dissimuler sa surprise. Et vous étiez fou de cette femme. A califourchon sur le suicidaire, La Mort avança son visage tout près de celui de sa proie, et passa sa langue, presque imperceptiblement, le long de son cou. Vous avez même été un père, à certains moments, murmura-t-elle au creux de son oreille. Tu n'as pas à te plaindre, crois-moi. Ta vie n'était pas aussi moche que tu t'es acharné à le croire.
Elle passa deux doigts le long du profil encore broussailleux de Lloris, puis sur ses lèvres, puis dans sa bouche. La dernière érection de Lloris Garcia était si violente qu'elle en devenait presque douloureuse. La Mort se laissa glisser et la prit dans sa bouche sans la moindre mise en garde. Les yeux de Lloris restèrent grands ouverts. La dernière image qu'il emporta avec lui : un sapin de Noël mort. Sa dernière pensée articulée, Lloris la prononça à haute voix, tandis que la Mort l'avalait tout entier et que le canon du revolver était appuyé contre sa tempe : Tu ne m'as jamais déçu, Arthuro.

La balle qui traversa sa boite crânienne ne fit pas cligner ses yeux.

Final countdown

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Message  Lizzie Ven 2 Aoû 2013 - 19:38

Passage éclair pour dire que je n'ai rien à dire d'intéressant, je lis en mode "livre", j'entends par là que je suis scotchée à l'histoire et que tout le reste me passe au-dessus.
En gros, la suite, la suite !!!

Lizzie

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Message  Invité Ven 2 Aoû 2013 - 20:10

Ah c'est étrange, j'ai eu moi l'impression que la nouvelle se terminait...
Sacrée nouvelle d'ailleurs, menée de main de maître depuis le début.
Puisqu'il m'a semblé qu'on était en fin de parcours, je trouve que le virage est bien négocié sinon totalement original, avec la personnification sexy de la mort.
Quoi qu'il en soit, bravo et merci, d'abord pour cette excellente lecture intégrale, ensuite et concernant plus précisement ce passage, pour la référence au Dude et finalement, pour  la dérision de ce dialogue, l'occasion d'un nouvel éclat de rire spontané :

Sachant que vous la connaissez, vous, l'issue finale ?
Ça va de soi.
Et vous n'allez rien me dire.
Je risque ma place.

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Message  Lizzie Sam 3 Aoû 2013 - 7:08

Après avoir posté mon commentaire (écrit immédiatement après ma lecture, vous l'aurez compris), j'ai pensé qu'effectivement, c'était peut-être fini, qu'on ne retrouverait pas les aventures d'un Lloris ressuscité à la manière d'un personnage des meilleurs soap américains. Pff... Si c'est le cas, merci en tout cas pour cette lecture !
Wait and see...

Lizzie

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Message  Invité Dim 4 Aoû 2013 - 16:18

Note : 90D. Mention très bien.

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