L'instant était juste bon à prendre

[Frédéric Prunier]

petit poème en prose, d'après Anacréon, ode 44

le songe
s’était rempli comme un bidon de pluie, d’une belle eau limpide où dansait en transparence un fond tout bleu de ciel
j’ignorais l’asphyxie de son atmosphère pourtant devenue liquide, et je nageais comme on vole, ou peut-être le contraire

je découvrais le pouvoir des méduses, vide de tout mon intérieur
une multitude d’êtres et de choses emportés comme moi s’agglutinaient, déchets ballotés entre les courants contraires
mais je refusais cette adversité, l’onde restait douce et pure
nu et transparent, entre d’immenses immeubles de falaises submergées, aux fenêtres éclairées, j’observais les habitants de ce lieu étrange, eux ne me voyaient pas

c’est alors que le ressac des marées me colla aux parois
le corps sauvagement griffé, la peau retournée, je me sentis aspiré au fond d’un gouffre
une vallée plus tranquille où de longues herbes me badigeonnaient
je ne savais plus bouger

l’attente dura longtemps
j’étais au plus profond de la nuit et le sable m’avait totalement enseveli
j’imagine que c’était mon éternité, le destin que je  dessinais, celui d’une épave envahie par les sédiments
hors le temps
j’étais réellement endormi



à ce moment-là, j’avoue ma peur, je ne voulais pas de cet indéfinitivement, je n’avais encore rien écrit
mais le sable petit à petit bougea et doucement se balaya, le courant m’emporta malgré moi

pour conjurer le sort et cette menace de l’oubli, je parlais à voix haute
de temps en temps je griffonnais des morceaux de papier chiffonné, pour m’en souvenir
des images qui  se photographiaient par hasard
de mes endroits préférés, ceux dont l’accès ne se voit pas d’autre part, où dansent les algues des baisers liquéfiés
jusqu’au matin, qui n’était déjà plus très loin

il ne me restait alors
qu’à me hisser pour avaler mon oxygène obligatoire
on m’appelait, de cet autre côté, dans ce lieu familier des semelles collées au sol
et des mouettes hurleuses au vent du large, et l’assaut des montagnes, des tunnels percés au plus vite et des capitaux dilapidés
mon corps hésitait à sortir, il se tordait comme une ancre de plomb ramollie, entortillé dans ses draps
ce qui me réveilla tout à fait, il fallait me retourner

l’amour m’interpella en premier, debout devant moi, il attendait bien campé, dans le ciel comme un soleil dressé
je m’accrochai pour grimper au réel et regardai son air moqueur de me voir insensé
les oreilles toujours étanches d’écoutilles, le corps étrangement divisé, j’étais un sous-marin échoué et son hélice ensablée
incapable d’expliquer ce qu’il en était

inutile de chercher à comprendre
l’instant était juste bon à prendre

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Texte déplacé en poésie avec l'accord de l'auteur.
La Modération

[CROISIC]

... elle est belle ta musique Mr Prunier !
grimpée sur ton vaisseau de mots choisis
je navigue sur tes images
et je sombre sans mourir.

[Invité]

où dansent les algues des baisers liquéfiés

Anna, Créon de non !

J'ai bien aimé ce songe qui
s’était rempli comme un bidon de pluie, d’une belle eau limpide où dansait en transparence un fond tout bleu de ciel

Tu rêves beau !

[Invité]

Si c'est ce que tu appelles un "petit poème", que sont les grands ?
Malgré la longueur, on ne risque pas l’asphyxie tant les images sont agréables et fantasmagoriques.
Tu fais de beaux rêves mon Frédo.

De l'ode 44, tu n'as conservé que le titre, mais ce songe est, pour moi, le plus anacréontique d'une série  souvent encline au tristounet.

[Ariel]

J'ai lu ça, comment dirais-je - avec un plaisir d'archéologue.

Ton interpellation interpelle....

[Legone]

C'est vachement bien écrit, j'l'avais zappé c'ui là et c'est dommage. Une fois revenu à la surface, je me demande s'il n'est pas préférable de replonger moijeperso :o)

Amitiés

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