Le bus 82, le bus 68

[desaparecer]

Paris, le 23 septembre 2013


Chère Clara,
J’espère que tu vas bien. Ca fait longtemps que je voulais t’écrire et je sais pas pourquoi je remettais tout le temps ça. Aujourd’hui je me suis dit que ça serait bien, parce que toi et moi, on s’est pas vu depuis un an maintenant.

Là j’habite à Paris, je suis venu parce que Max m’a dit qu’il aurait des bons plans pour moi. Et c’était vrai tu sais, maintenant j’ai un travail. Je t’ai mis une photo que j’ai prise ce matin. C’est à Montparnasse, un coin qui s’appelle Vavin. Le matin je prends le bus 82, il m’amène à Vavin et après j’en prends un autre, le 68 et il m’amène à Blanche, et là pendant des heures je travaille et après on me donne de l’argent. Je suis sûr que tu peux pas le croire, tu pensais pas que j’étais le genre de mec à prendre le 82 et après le 68, à travailler des heures et à recevoir de l’argent. Enfin moi non plus Clara, je savais pas que j’étais ce genre de mec là. Je suis dans une caserne (c’est l’endroit où y a les militaires) et je vérifie qui c’est qui passe. Quand c’est un type qu’à l’air bizarre je vais le voir pour vérifier qu’en fait c’est bon, il a le droit d’être là. Et aussi on m’appelle quand les gens veulent sortir ou rentrer avec les voitures. J’ai la télécommande et je peux leur ouvrir. Les gens sont gentils avec moi. Ils m’adressent des petits signes quand ils passent devant ma guérite, ils me font des sourires et tout, même les filles font ça. Alors moi je leur fais des sourires aussi. Une fois, y en a une qui s’est assise à côté de moi dans le bus, le 68, et on a parlé des temps qu’on mettait pour venir. Elle, elle mettait trois quart d’heure alors que moi juste une demi-heure. Mais elle a dit que ça allait parce qu’elle trouvait toujours de la place où s’asseoir. Et puis elle écoutait la radio, ça fait passer le temps.

Moi j’ai pas encore la radio, mais je vais peut-être en acheter une. Max est parti, au début on habitait ensemble, et même des fois on invitait des filles, ou bien on jouait à la console. Mais après il a dit qu’il avait trouvé un bon plan à Istanbul, alors il est parti, mais il a dit que je pouvais rester dans l’appart, il a dit que c’est comme si je le surveillais tu vois, genre je veille, comme à mon travail…

Des fois le soir, enfin je vais pas te mentir, c’est presque tout le temps, je m’achète une ou deux bouteilles de vin. Mais le lendemain, à chaque fois, je prends le bus 82 et après je prends le bus 68 et après je reste des heures à la caserne et je fais des petits signes aux gens ou bien je leur ouvre le portail et après on me donne de l’argent. Alors je crois que c’est ok.

J’avais envie de t’écrire surtout pour te dire de pas t’en faire pour l’autre fois. Si t’as pas voulu finalement c’est ok, je peux pas te le reprocher. Moi j’avais trop la rage à cause tu sais, de la robe que t’avais, le rouge à lèvre et tout ça. Surtout la manière que t’avais de me regarder des fois… J’espère que je t’ai pas fait trop mal au bras ce soir là. Mais maintenant je pense que c’est bon, les bleus doivent plus se voir. Alors voilà, si des fois t’allais pas bien ou bien que t’avais pas de sous, faut pas que t’hésite à m’appeler, pareil je peux t’envoyer la thune ou autre. J’en ai maintenant, parce que le matin, je prends le bus 82 et après le 68 et je reste là des heures et on m’en donne.




DANIEL

[Invité]

Bonjour.

Je trouve l'idée très intéressante. En très peu de lignes, on découvre un vrai personnage, naïf et presqu'enfantin, peut-être un peu demeuré, sans aucune empathie... La chute est très bonne aussi...

Par contre, j'avoue que je trouve le texte un petit peu trop artificiel, je n'arrive pas à imaginer cet homme écrire cette lettre. La retranscription de son écriture me gêne un peu, dans le sens où on imagine qu'il doit y avoir plein de fautes d'orthographe et de syntaxe, qui ne sont pas présents ici. On sent que l'auteur, d'un côté, a voulu retranscrire le langage oral et la pensée très basique de quelqu'un intellectuellement et culturellement très limité, mais il a choisi de nous livrer un texte avec une mise en page correcte, avec des phrases qui se finissent par des points, avec des bonnes concordances de conjugaison et respect de la grammaire (exemple : une photo que j'ai prise, le participe passé au féminin, je ne pense pas que notre "Daniel" l'aurait fait. Pareil pour l'emlpoi du conditionnel, des pronoms relatifs, etc).

Bref, au final, on arrive pas assez, à mon goût, à oublier l'auteur et entrer vraiment dans le personnage, d'autant que le texte est très court.
En osant plus, en "déconstruisant" le texte, en ajoutant des moments où il s'empêtre dans son discours, où il ne finit pas ses phrases... Le texte gagnerait plus de crédibilité, je pense.

Mais je répète : l'idée me parait excelente, le personnage très bien cerné, c'est juste l'expression qui ne m'a pas vraiment convaincu.

[Invité]

J'avoue avoir lu et n'avoir pas su que penser du ton adopté, s'il était fabriqué pour la circonstance ou pas.
J'avoue avoir été suffisamment intriguée pour retourner lire d'anciens textes de desaparecer et me faire une idée plus précise.
Au bout du compte, sans aller à dire que je suis enthousiaste, je fais plus que pencher dans le sens de l'appréciation ; à mon avis, ce n'est pas simple d'écrire comme ça, de donner une impression simpliste sans trop en faire, sans excès - il me semble que tu as trouvé un point d'équilibre.
Concernant la fin, sur le coup je l'ai trouvée un peu faiblarde, puis à la réflexion je me dis qu'elle s'inscrit bien dans la psychologie du personnage : les bleus n'étaient qu'un incident de parcours, pas de quoi fouetter un chat.

[Raoulraoul]

Je suis assez d'accord avec Vincent et Easter. Au début j'ai pensé qu'on pourrai écrire comme cela longtemps, c'était aussi une manière de se moquer du monde. Mais non, on finit par accepter cette parole à cause du contenu, du contexte. Une banalité désespérante, une violence ordinaire. Un texte à se flinguer finalement !

[Invité]

Pour ma part, j'ai marché  complètement.
Je ne suis pas d'accord avec le reproche de Vincent sur les niveaux de parole : il ne s'agit pas de "photocopier" le parler  d'un être  fruste, mais de le recréer pour des lecteurs (plus ou moins) lettrés, avec  - et le texte  est vraiment réussi de ce point de vue- l'objectif de nous faire percevoir à la fois la violence et l'innocence, de nous donner à voir les côtés insupportables  du macho sans susciter de rejet  massif.
Dieu sait si je suis sensible au machisme, mais il prend ici une coloration pauvre, pitoyablement tendre qui fait naitre la sympathie , une sympathie  apitoyée  et  révoltée en même temps,...
Ce personnage est très fort et je suis absolument admirative, desaparecer !!!
Surtout, ne disparais pas !

[Anne Veillac]

J'ai beaucoup aimé ce texte, avec ces numéros de bus qui reviennent régulièrement. Il y a un vrai personnage derrière cette écriture, avec son fonctionnement mental un peu particulier.
J'avoue avoir été un peu gênée par les négations incomplètes (genre "j'aime pas"). Mais comment faire autrement ? Cet homme a un langage parlé. Alors ?

[Sahkti]

En lisant ce texte, j'ai rapidement pensé "ça, c'est une vraie lettre, avec du papier, un crayon et tout et tout, pas un simple courriel". On a presque oublié comment ça faisait et je pense que c'est ce qui explique - sans doute - cet aspect en apparence figé. Ce n'est pas si simple de retranscrire cela de la sorte, on envoie désormais des mots rapides, pas vraiment soignés, on va au plus court, à l'instantané. Pas l'impression de ça ici, au contraire. C'est une vie qui se déroule en quelques passages et c'est plutôt chouette, ça donne envie d'entrer dans l'âme du personnage.

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