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Les maux du dimanche

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Message  Raoulraoul Ven 11 Oct 2013 - 10:28

Les maux du dimanche

Lorsqu’ils revenaient chez eux ce n’était jamais leur maison. Perdus dans le brouillard, les moignons froids des arbres les accueillaient avec leurs bras de misère.
Partout dans la ville, les chauves-souris fuyaient les nappes d’eau croupissantes. Leur têtes paraissait avoir ce même découragement qui accablait les enfants du pensionnat où le dimanche ils attendaient tomber le triste crépuscule.
C’est alors que commença à cette époque, pour Lucien, cette image effrayante des arbres associée à sa hantise de l’existence.
Au milieu des flacons de formole flottaient des cadavres de tortues et de serpents. Dans la salle de classe déserte, Lucien venait se réfugier et observait les animaux morts. Il préférait leur spectacle à celui des chemins de campagne où il exécrait les promenades en bicyclette trop pénibles pour ses jambes chétives, même si ses beaux cheveux roux lui donnaient fière allure dans le vent.
Aujourd’hui l’espace en ce dimanche était morne, celui d’une amère solitude pour les enfants du pensionnat. Le chagrin comme une mer monstrueuse les noyait à force d’espérer une réponse de tendresse qui ne venait jamais. La pendule sonnant minuit, accrochée à la peinture verdâtre du réfectoire, annonçait une nouvelle semaine de blessures ouvertes pour chacun des petits pensionnaires.
Quand les deux yeux fermés, au creux de son lit, Lucien se couchait, une hostilité implacable montait en lui. Il serrait ses poings jusqu’au sang dans les poches vides de son pyjama.
Le long du vieux faubourg seules les bouches affamées connaissaient sans doute ce langoureux vertige du désespoir.
« Nous sommes assis au soleil » répétaient souvent les enfants, en enfouissant leur mains gelées dans la niche de leurs aisselles, puis ils allaient se confier, pleurant dans les jupes des institutrices. « Je leurs parlais à peine » pensait Lucien, mais la lueur d’un sourire pouvait lui suffire. Dans ces moments là, il se sentait comme un fringant cheval du matin, se roulant dans la rosée.
Le livre était exposé, ouvert sur leur pupitre. Les élèves rétifs devaient y puiser un peu de connaissance. Hélas c’était en somnambules qu’ils parcouraient les pages austères du livre. Dans la cour de récréation, on voyait les élèves déambuler, mélancoliques, laissant derrière eux comme une traînée d’escargot.
Mais c’était une autre histoire, cette souffrance taciturne. Des insectes parfois, venaient à leurs oreilles faire tinter les médailles d’or de leurs ailes. Lucien restait sourd à toutes distractions. Il y avait du silence entre lui et les autres, jusqu’au prochain dimanche où  un espoir osera lui fredonner sa maigrelette musique.
« Maman viendra me voir ». Lucien voyait déjà ses yeux de saphir se poser doucement sur lui. Un évasement sans orifice s’élargirait en lui pour recueillir la douceur apaisante de maman. Pourquoi la jeune femme était une flamme, dans le cœur de Lucien ? La Reine de la fête qu’il imaginait chaque dimanche, alors que chaque dimanche était un jour d’ennui qui tailladait toujours plus son corps de gamin, décharné et blême de trop rêver.    
« Quand les deux yeux fermés, des moignons froids sur nous ont des élans de chauves-souris, on s’abandonne. Partout dans la ville, la mer monstrueuse avance à bicyclette. Aujourd’hui l’espace est splendide, comme la peinture de nos blessures ouvertes.
Au-milieu des flacons, de langoureux vertiges nous transforment en insectes. Leurs têtes paraissent aussi étincelantes que des médailles d’or, sans hostilité.
Pourquoi cette jeune femme aux cheveux roux nous inocule-t-elle un découragement si profond ? Il y a du silence entre nous. Ce n’est que le brouillard, une hantise de l’existence. Mais c’est une autre histoire. Une traînée d’escargot s’étire sur notre bouche.
La pendule sonnant minuit, tombent les jupes des institutrices. Elles drapent notre solitude dans leurs plis.
Le long du vieux faubourg, sur des nappes d’eau, arrive une maman aux aisselles chaudes comme des nids. Nous sommes assis au soleil, les poches vides, sous des arbres verts. - Je leurs parlai à peine aux arbres - rêvait Lucien devant un triste crépuscule »
Tous les enfants ainsi vivaient un contagieux délire.
C’est alors que commençait, chaque jour pour eux, les affres de l’abandon. Sans lueur. Vaste évasement sans orifice.
Lorsqu’il revenait à la réalité du pensionnat, Lucien était comme un somnambule, encore sous le charme de cette Reine de la fête, aux yeux de saphir.
Un  livre était exposé dans la salle de classe, inerte et sans flamme.
Dehors clopinait un cheval du matin.
Lucien feuilleta longtemps le livre pour éloigner ces rêves qui rendaient fous pareillement tous les pauvres orphelins du pensionnat, à Gournay-en-Bray.  

**
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Message  Invité Ven 11 Oct 2013 - 20:50

Dieu que ce texte est sensible et poignant ! Sans une once de misérabilisme, cela dit.

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Message  Invité Sam 12 Oct 2013 - 8:26

J'ai lu ce texte, triste effectivement.
J'avais relevé quelques petits détails à corriger, mais je n'ai posté mon commentaire. J'avais remarqué aussi dans le récit une différence d'optique intéressante : présent, passé, rêve, réalité. Je reviendrai.

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Message  Raoulraoul Jeu 17 Oct 2013 - 8:37

Merci Easter pour ta réaction, d'autant que ce texte est l'approfondissement d'une démarche entreprise dans mon précédent texte "Trois bouquets de phrases...". Toujours cette recherche entre la contrainte et la liberté du récit pour une cohérence partagée. Comme tu l'as compris le style naturaliste n'est pas mon fort, alors j'aime les détournements, les mises à distance, les écrans, pour essayer de transmettre du réel et du vrai intérieur...
Toutefois il faut croire que ta réaction sensible est minoritaire vu la rareté des autres lecteurs !
Peut-être que Iris pourra m'honorer d'un petit retour comme elle l'a écrit.
A bientôt.
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Les maux du dimanche Empty Re: Les maux du dimanche

Message  Louis Sam 19 Oct 2013 - 8:20

Un texte sensible et émouvant sur des enfants orphelins, sans famille, sans maison.

Les images sont bien choisies, elles font la force et l'intérêt du texte.
Celles des arbres d'abord, symboles de la famille. Dépourvus de bras accueillants, « les moignons froids des arbres les accueillaient avec leurs bras de misère.»,  ils manquent de chaleur affective, ces êtres mutilés et « froids » ; ils sont « perdus dans le brouillard », ces arbres à peine visibles, à peine réels, fantomatiques.
Celles des « tortues » ensuite :  « Au milieu des flacons de formole flottaient des cadavres de tortues et de serpents. » Les tortues portent sur elles leur « maison », mais elles ne sont que « cadavres ». Le personnage, Lucien, y voit l'image de sa condition et de celle de ses congénères du pensionnat : plus morts que vivants de n'avoir d'autre maison, d'autre demeure que soi-même. L'image de la tortue a son pendant dans celle de l'escargot, « Dans la cour de récréation, on voyait les élèves déambuler, mélancoliques, laissant derrière eux comme une traînée d’escargot» ; «  Une traînée d’escargot s’étire sur notre bouche ». Ce mollusque est solitaire  qui n'a d'autre logis que celui qu'il porte sur lui ; il laisse apparentes des traînées, lui qui se traîne dans la vie, et Lucien de rêver dans sa coquille de la briser, pour se changer en « un fringant cheval du matin, se roulant dans la rosée » ; pour s'ouvrir, « évasement sans orifice », afin d'accueillir « la douceur apaisante » d'une mère.

C'est tout un bestiaire qui est ici mobilisé, et chaque animal est une projection du vécu douloureux de l'enfant orphelin, en attente d'une mère qui ne vient pas.
Des chauves-souris appartiennent aussi à ce bestiaire. Elles ressemblant aux enfants, «  Leurs têtes paraissaient avoir ce même découragement qui accablait les enfants du pensionnat », les animaux sont le miroir dans lequel se reflète l'image des enfants orphelins. La chauve-souris, animal hybride, à la fois souris courant sur le sol et oiseau prêt à s'envoler, par son être composite, représente et génère la polysémie des images.
Les chauves-souris fuient « les nappes d'eau croupissantes », fuient leur côté terrestre de souris, mais surtout le côté escargot se traînant sur le sol humide avec une prédilection pour l'eau et la pluie, or les jeunes orphelins aspirent au soleil «   Nous sommes assis au soleil, répétaient souvent les enfants », désirant s'envoler vers un véritable foyer, voler comme une chauve-souris, et délaisser la maison-coquille qu'ils portent sur le dos.

La tête des chiroptères présente, comme celle des enfants le dimanche, un air tout aussi accablé. Tous « attendaient tomber le triste crépuscule » ; tous attendent que s'évanouisse la lumière trompeuse du soleil, que cessent les déceptions que fait naître « l'espace splendide » et lumineux du jour.

Les chauves-souris se nourrissent d'insectes, le soir tombé, et les insectes sont autant d'espoirs aux ailes dorées, « Des insectes parfois, venaient à leurs oreilles faire tinter les médailles d’or de leurs ailes. » Quand vient le soir, quand prennent leur envol les chauves-souris, figures ambivalentes, elles n'emportent pas les enfants sur leurs ailes, loin du pensionnat, mais dévorent tous les espoirs qui voltigent encore en cette journée particulière du dimanche.  

Les images finissent par se brouiller et se mêler dans la tête de Lucien.

Une seule image reste claire, une seule image ne prend pas forme animale ( les arbres aussi ont figure animale autant qu'humaine, avec leurs « moignons » ) : l'image de « la Reine de la fête », la mère rêvée toujours absente.
Elle est minérale, «  ses yeux de saphir » et non animale ; elle est « flamme dans le cœur de Lucien », et non liquide, fluide, « eau croupissante » pour escargots rampants ; elle se dresse comme une flamme, et ne coule pas sur le sol comme s'écoule l'eau ; elle est lumière, brûlure, en même temps que « douceur apaisante » ; elle est porteuse de « nids » et non de coquilles, «  une maman aux aisselles chaudes comme des  nids ». Elle seule est pleinement humaine ; elle seule pleinement vivante, et pourtant toujours absente, toujours manquante.
Le foyer inexistant et tant désiré, pour Lucien, comme pour les autres orphelins, n'est pas le couple, mère et père, mais avant tout la mère. C'est elle surtout qui représente la part manquante douloureuse de leur être incomplet, privé d'une essentielle partie d'eux-mêmes.

Force et symbolisme des images donc, aux multiples échos dans l'intériorité du lecteur  : vigueur du feu et de la flamme ; constance, fermeté du saphir, couleur bleu azur, profond comme un ciel ; en opposition à l'eau croupissante ou fuyante, l'eau qui a pour destin de s'assombrir, d'absorber en elle toutes les ombres, tous les chagrins ; symbolisme aussi de tout le bestiaire : tortues, escargots, chauves-souris..., tout cela exprime bien, et de façon émouvante, le sentiment d'abandon et les rêves déçus de ces enfants orphelins en ce jour particulier du dimanche.

Louis

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Message  Invité Sam 19 Oct 2013 - 8:37

Spoiler:
Le texte, en son entier, nous plonge dans un univers triste à mourir. D'ailleurs, que font ces enfants, sinon survivre à leur désespérance, leurs attentes déçues et leur chagrin ?
Des descriptions ou évocations ponctuent le texte : trainées d'escargot,évasement sans orifice. Ces éléments, répétés en boucle, viennent nourrir les rêves, accentuant cette impression de vivre en vase clos, dans un univers où rien ne se produit, que l'attente. La métaphore du bocal de formol qui abrite des insectes morts illustre tristement le pensionnat.
"Nous sommes assis au soleil". C'est bien la seule chose qui réchauffe un peu l'atmosphère du texte.

Spoiler:

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Message  Raoulraoul Mer 23 Oct 2013 - 15:02

Formidable, Louis, la filière du bestiaire que tu mets à jour ! Je n'y avais pas pensé à ce point. Ta démonstration se tient. Cela m'interroge sur le "message" possible de notre imaginaire, message que son auteur ne déchiffre pas toujours sur le moment, et même après - On signifie toujours réellement à notre insu -
Je remarque aussi par ailleurs que les autres lecteurs qui ont eu la gentillesse de commenter sont restés sous le choc de l'émotion, du sensible, sans oser commenter au-delà. Est-ce par pudeur, respect pour l'auteur à cause du sujet ? Ce texte n'est pas autobiographique. Il en reflète peut-être l'impression... Il y a un "ton" sans doute qui se prête moins à la critique... Dans ce cas tant mieux. Mais ça ne cesse de me questionner le rendu subjectif d'un texte. Merci à toi Louis de demeurer ce poète analyste de nos textes.
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