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Étrangers étranges

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seyne
Raoulraoul
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Étrangers étranges Empty Étrangers étranges

Message  Raoulraoul Lun 20 Jan 2014 - 17:14

Etrangers étranges

Sur la dune, au-milieu des joncs, deux individus cinglés par le vent. Des sternes aux ailes blanches irisent le plomb du ciel.

–  Qui es-tu ?
–  J’ai fuis une planète dont les bottes me chassaient, et puis j’ai voulu rejoindre d’autres bras pour partager les mêmes deuils.
–  Te souviens-tu des entrailles qui t’ont formé ?
–  Hélas, je pleure une semence qu’aucun linge ne pourra sécher. Je regarde des lunes si anciennes que je ne sais plus si elles ont donné une lumière.
–  Peux-tu encore boire et manger, comme tu le faisais avant dans le flanc du désir ?
–  Je ne connais plus l’érection d’être soi-même. Je dois apprendre à accepter le désarroi comme une expérience.
–  Comment alors occupes-tu tes journées ?
–  Je chante les charmes des panoramas lointains. J’aime les crépuscules dont le reflet me rappelle le silence de mes montagnes. J’écris des bêtises pour me consoler.
Tu marches un peu ?
–  Je marche, je marche, pour oublier que jamais il n’y aura de bonheur ni d’amnistie. J’emprunte des passages pour un naufrage inconnu.
–  Quel est ton espoir ?
–  Je souffre d’obscurcissements. Un jour la conscience les guérira.
–  Quel est ta douleur ?
–  De devoir accepter la négation du miracle de l’enfance. Ne plus pouvoir dormir sans que des baisers de douleur me maintiennent les jambes ouvertes.
–  Ton souhait le plus absolu ?
–  Je voudrais être banni du fantasme que j’aime. Dès que je suis sorti du fruit de la dormeuse, depuis je demeure sur la nuque du brouillard.
Du brouillard ?
– Oui, il me protège de la laideur. Mais toi, qui es-tu ?
–  Quelqu’un qui manque de soif pour se retourner sur ses obsessions…
–  Continue ! Ca m’intéresse.
–  C’est toujours la frayeur des complications qui vous blesse. Mais je ne voudrais pas encombrer mes intimes par mon cercueil.
–  Tu t’adresses à un exilé, qui s’éteint à petit feu, dans le trou de ce qui n’est plus.
–  Alors maquille ta tristesse ! Referme pour toujours tes abîmes.
–  Parle pour toi-même !
–  C’est par beaucoup d’improvisation qu’on parvient à  enfouir ses monstres.
–  Comment savoir ?
–  Tu ressens comme une déflagration de n’avoir jamais pleinement vécu tes envies ? C’est cela ?
–  Je ne sais pas.
–  Ignore les chiens qui t’ont éduqué ?
–  Les parents ? Jamais. Une mère meurt toujours deux fois de ne pas avoir été reconnue.
–  Il te faudrait aussi perdre tes démons et tes gendarmes. Effacer surtout les promesses de toutes ces poupées qui vous obligent à leur obéir. Se purger des langues mauvaises dont on fait la rumeur

Sur le sable, par endroit, se devinent les traces d’un pneu de tracteur. Une embarcation vient d’être larguée. Des ombres se balancent dans l’écume. Autour le cri des sternes, fugace et plaintif.  

–  Tu cries, tu chantes, t’illusionnes en croyant que le passé ne nous rattrapent pas.
–  Ayons la volupté de penser qu’on avance sur une île vierge. Suis-moi !
–  Impossible !
–  Tu imites trop le tortillement des gens dans leurs sanglots. Suis-moi ! Allons faire un tri dans les immondices de notre imagination.
–  Je m’enfonce dans ce linceul qui jour après jour me déconstruit davantage.
–  Parfait ! Il faut se noyer dans le sublime ! Savoir oublier le miroir déplorable de notre sexe !
–  Répète !
–  Si tu fixes longuement une contradiction devant-toi, jusqu’à ce qu’elle te brûle, alors elle finit par te rendre irresponsable ! Toutes les rédemptions sont autant glorieuses que humiliantes !
–  Glorieuses et humiliantes ?
–  C’est cela !
– Alors adieu !
Où vas-tu ?  
– L’après-midi encore une aiguille me guide, tandis que toi, plus aucune interdiction ne t’aide pour motiver tes batailles.
Comment oses-tu...
– Derrière les barreaux de la pluie, une friandise m’attend peut-être, faisant mon haleine chaude. Toi, tu marches dans l’abstraction. Chacun de tes pas efface l’autre.
Moi, je marche dans l’abstraction ?...
– C’est ça, dans l’abstraction et sans histoire. Adieu.
Idiot ! Tu crois que les périphéries calmeront ton ardeur ! Salut émigré !

Un individu regarde la mer, pendant que l’autre se dirige vers les entrepôts d’une usine, où une équipe de nuit déjà se presse devant les grilles. Le Cap Blanc-Nez s’estompe dans le lointain.

**
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Message  Invité Mer 22 Jan 2014 - 13:40

Et merveilleux nuages....
Je ne suis pas fan de ce texte, le ton poético-emphatique me gene, meme si j'apprécie plusieurs belles images ou formulations :
"j'ai voulu rejoindre d'autre bras pour partager les memes deuils" ou
"c'est toujours la frayeur des complications qui vous blesse"
En revanche, ici, ça me parait bizarre : "toutes les rédemptions sont autant glorieuses que humiliantes"

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Message  Invité Mer 22 Jan 2014 - 13:41

désolée pour les accents circonflexes défaillants

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Message  seyne Jeu 23 Jan 2014 - 21:43

ouais, y' a quelque chose qui ne fonctionne pas...on cherche la contrainte sans la trouver, ce qui est toujours mauvais signe (tu n'aurais peut-être pas dû dire que tu t'appuyais là dessus dans d'autres textes, où on ne la cherchait ni ne la trouvait.... quoique même après cet aveu ils étaient trop intéressants et beaux pour qu'on ait envie de se livrer à une étude anatomique).
Et puis il y a de l'abstrait pompeux qui saute au visage, sans second degré perceptible.....bref...
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Message  jfmoods Ven 24 Jan 2014 - 20:52

"J’ai fui..."
"Ça m’intéresse."
"...  dont on fait la rumeur."
"... le passé ne nous rattrape pas."

J'aurais bien ajouté une petite virgule ici...

« Salut, émigré ! »

"Tous ces visages fatigués et sérieux ne témoignaient d'aucun désespoir ; sous la coupole spleenétique du ciel, les pieds plongés dans la poussière d'un sol aussi désolé que ce ciel, ils cheminaient avec la physionomie résignée de ceux qui sont condamnés à espérer toujours."


Il m'a bien semblé entrevoir ici l'ombre de "Chacun sa chimère", ce passage si prégnant des "Petits poèmes en prose". La "bête monstrueuse"  mise en scène par Baudelaire porterait ici le double postulat de la nostalgie d'un enracinement et du rejet des attaches. Cependant, j'ai aussi la tentation de lire le titre de ton texte à rebrousse-poil car ces deux individus m'apparaissent, parallèlement, comme l'enjeu d'une réflexion plus vaste sur l'individu et les champs de force qui le traversent. Pour moi, ces "Étrangers étranges" se présentent en effet comme frères jumeaux, ennemis intimes à l'intérieur de notre conscience. Ils cheminent en nous comme autant d'aspirations irréductibles et contraires. Nous sommes sans cesse en tractation avec ces inconciliables, à la recherche d'un pacte introuvable.

Merci pour le voyage !
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Message  Sahkti Dim 26 Jan 2014 - 8:33

Je me demande si le format du taille - taille un brin trop longue à mes yeux - ne finit pas par tuer le procédé. Progressivement, les dialogues perdent en naturel au profit de quelque chose de trop démonstratif, trop explicatif avec un texte qui ne correspond plus trop aux standards de l'échange verbal. Et puis, je finis par m'y perdre dans tout ce qui est dit, raconté... désolée.
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Message  Raoulraoul Lun 27 Jan 2014 - 14:30

Toute ma gratitude à vous pour votre lecture et vos commentaires spontanés.
A Coline Dé : Emphase poétique ? Sûrement. Mais l'étrange ne commence-t-il pas aussi par là ; sortir du langage ordinaire. Emphase ; du grec "emphasis", apparence. Où est le vrai derrière l'étrangeté de l'apparence ? Quant à ta surprise à propos de la "rédemption" ; glorieuse, si on croit au Sauveur qui rachète nos péchés, humiliante, si on doit se plier à la puissance divine qui aurait un droit sur nos fautes...
A Seyne : oui, il y a contrainte. Dois-je la dire ? Allez je cède. Une première écriture réaliste, puis une réécriture avec des mots imposés... Je ne comprends pas ta remarque sur le second degré. Quel second degré ? Il est probablement dans ce que jfmoods a judicieusement décelé.
A jfmoods : tu as écrit "nostalgie d'un enracinement et rejet des attaches". Là en effet est mon propos. Ces deux aspirations en nous. La nature de l'exil, intérieure, extérieure. "Tractation en nous avec l'inconciliable". Il y a ceux qui regrettent leurs racines, et ceux qui s'en passent, transgressent les origines pour aller de l'avant... Derrière "l'emphase", tu as vu le squelette de l'idée. Merci jfmoods, c'est réconfortant.
A Sahkti : trop démonstratif ? Peut-être. Je craignais pourtant d'être trop explicite, malgré le masque étranger de "l'emphase", métaphore, périphrase, etc... L'échange verbal, dans ces conditions, est-il possible entre deux étrangers ? Finalement, au fond, sur certains sujets, il n'y a jamais d'échange entre les êtres. Il faut bien le reconnaître. C'est peut-être pour cela qu'on écrit, on écrit à soi-même, en laissant passer le bout du nez de l'autre, l'étranger, le lecteur, dont on salue chèrement la présence.
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Message  seyne Lun 27 Jan 2014 - 20:18

J'ai honte de le dire, j'ai absolument rien compris au texte....une sorte d'allergie, justement à l'emphase, qui m'a bouché les oreilles du cerveau. Tu parles de masque, mais là c'est plutôt des boules quies, ou des oeilleres à oreilles :-)
Heureusement que jfmoods est là....
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Message  Louis Mar 4 Fév 2014 - 10:18

Un dialogue entre deux personnages inspirés, semble-t-il, des anges du film de Wim Wenders : Les ailes du désir.
Entre anges et démons, quel chemin choisir ?
Les deux personnages sont confrontés à la souffrance du désir, en particulier du désir sexuel, et à sa frustration ; ils sont pris dans le conflit qui oppose principe de réalité et principe de plaisir, Eros et Thanatos, voie de l'ange et voie toute terrestre, qui accepte le réel et passe par le travail, l' « usine », l'émigration.
Sur quelle voie conduire sa vie ?

Unité de lieu : sur une dune, « au-milieu des joncs, deux individus cinglés par le vent. »
Dans ce texte où s'enchaînent métaphores et métonymies, cette localisation contextuelle de la scène, hors dialogue des deux personnages, dans une didascalie, ne peut manquer de présenter des aspects polysémiques et symboliques. Ils se tiennent tous deux au milieu des « joncs », joncs comme des sexes dressés vers le ciel, tous deux « cinglés » par le vent. « Cinglés » : à la fois fouettés, excités par le vent, et rendus fous par lui.
Folie d'un moment pendant lequel tout le sens de la vie se retrouve mis en question, bouleversement d'un moment quand sont reconsidérés les choix existentiels.
Moment crucial, moment de crise.

Ils sont des « étrangers ». D'abord étrangers l'un à l'autre. Ils semblent ne pas se connaître, et chacun s'enquiert de l'identité de l'autre : « Qui es-tu ? »
Le premier est étranger à ce monde, une sorte d'extraterrestre exilé d'un monde terrestre pas très extra : «  J’ai fui une planète dont les bottes me chassaient ».
Les bottes métonymiques, repliées sur le métaphorique, l'ont chassé, expulsé hors de leur domaine paradoxalement très terre à terre : le bas royaume qu'elles foulent, le sol où elles règnent en maîtresses, le monde qu'elles mettent en marche. Botté loin de sa terre, elle qui pourtant le botte, et le voilà sur cette dune, sous le ciel où volent les sternes, les hirondelles de mer.
« J’ai voulu rejoindre d’autres bras pour partager les mêmes deuils. »
Du bas, des pieds chaussés, bottés, un exil vers des « bras » accueillants, un exil vers le haut. Une élévation. Mais pas au-dessus du monde, non, juste une remontée vers des bras, pour embrasser les mêmes « deuils », les mêmes renoncements, les mêmes acceptations de ce qui n'est plus, la même acceptation d'une mort.

Mais d'où vient-il au juste ce personnage ? De quelle planète très terrestre, monde de boue et de bottes ? Et quel est au juste son deuil ?

Paradoxalement, ce sont les questions de l'interlocuteur qui nous donnent des indices, plus que les réponses sibyllines de l'extraterrestre, interlocuteur qui en sait donc plus sur l'étranger qu'il n'y paraît : « Peux-tu encore boire et manger, comme tu le faisais avant dans le flanc du désir ? » Il sait là où l'extraterrestre  se tenait  « avant » , là où il était ailleurs : dans le flanc du désir. Il habitait le désir. Vivait de désirs très terrestres, très corporels, très sexuels. La réponse de l'exilé du désir confirme le caractère sexuel du monde d'où il vient : « Je ne connais plus l’érection d’être soi-même. » Il se reconnaît étranger à lui-même, en plus d'être étranger au monde ; il avoue une aliénation ; son identité se logeait dans le sexe, mais désormais il n'est plus un sexe debout, un sexe vivant, là au milieu des joncs !

« Peux-tu encore manger et boire » : La question de son interlocuteur semble hors-sujet. Pas vraiment. Il s'agit de soif et d'appétit de vivre en même temps qu'une soif et un appétit sexuel. N'a-t-on pas défini la libido ainsi comme un « appétit sexuel » ?
L'extraterrestre veut donc faire le deuil du sexe, abandonner ses désirs, renoncer à ses obsessions sexuelles. Il cherche à mettre sa volonté en conformité avec ce à quoi on le contraint, par la force des bottes.

Interrogé encore  : se souvient-il de ses origines, de l'identité donnée par elles, de ce que l'on a fait de lui ? Que reste-t-il de son être originel ? « Te souviens-tu des entrailles qui t’ont formé ? ».

« Hélas, je pleure une semence qu’aucun linge ne pourra sécher. » : étrange réponse. L'extraterrestre est aussi étranger au langage commun. Exilé dans une parole autre. Faite d'inversions : le linge ici n'est pas ce qui sèche, mais ce qui fait sécher, et sécher une semence. Faite de métaphores et métonymies :  une semence jamais asséchée, toujours humide donc, toujours arrosée par cette eau indispensable à une germination, à une croissance. Ce que génère cette semence en profondeur ne peut être évité. Un linge peut masquer, c'est un habit qui ne fait pas un moine, mais ne peut le détruire. Un linge se sèche, mais n'assèche pas. Les pleurs eux-mêmes contribuent à arroser la semence, les graines du désir.
L'extraterrestre est né là, dans « le flanc du désir ». La source qui arrose, et qui alimente ce désir s'avère donc inépuisable. Exilé dans l'apparence des habits convenables du renoncement, du « deuil », il conserve en profondeur la marque de ses origines. Ses désirs ne sont pas morts, mais enfouis, mais refoulés, derrière le « linge » des apparences, ou derrière les serviettes qui n'épongent rien, pas même les pleurs.
Le bonheur, satisfaction des désirs, de tous les désirs, s'avère impossible, c'est aussi le deuil d'un tel bonheur qui est recherché. Non dans une passivité, une dépression, mais une marche, « Je marche, je marche, pour oublier que jamais il n’y aura de bonheur ni d’amnistie », une avancée, vers des sublimations : « Je chante les charmes des panoramas lointains. J’aime les crépuscules (...) J’écris des bêtises pour me consoler. ». Le désir encore fait avancer, fait marcher, mais les lointains horizons ne sont pas le bonheur. Crépuscule du bonheur, et aussi d'une amnistie, d'une innocence retrouvée du désir, toujours coupable.
La « marche » en avant n'a pas alors grand sens, elle n'est que cheminement vers un néant, un ratage assuré de sa vie : « J’emprunte des passages pour un naufrage inconnu. »
Son espoir : « Je voudrais être banni du fantasme que j’aime. » : renoncer à ce qui subsiste de sa sexualité, le fantasme. Après le bannissement de la planète sexe, l'exil du fantasme où elle s'est réfugiée.

Mais le deuxième personnage, qui est-il ?
« Quelqu’un qui manque de soif pour se retourner sur ses obsessions… »
Il est cet ange, asexué, qui a perdu tout désir, toute « soif ».
Il se pose en conseiller de son acolyte, en directeur de conscience, en modèle du  comportement à adopter : « maquille ta tristesse ! Referme pour toujours tes abîmes ».
Il fait le constat que, si son compagnon est un « exilé », hors de sa planète à bottes, il reste chaussé lourdement de ses obsessions, et hanté par ses vieux « démons », il lui conseille donc de ne plus être un exilé, de ne plus fuir, bottes au pied, mais d'extirper de lui ses démons, de les exiler, de les chasser définitivement : « Il te faudrait aussi perdre tes démons et tes gendarmes.». « Perdre », « effacer », « se purger » : le vocabulaire indique bien l'idée d'une expulsion hors de soi ; ne plus être exilé, mais exiler ses monstres intérieurs, tout autant que les forces intérieures qui cherchent à les censurer, les « gendarmes », se vider de ses conflits internes, s'exorciser plutôt que s'exiler, et devenir angélique, pur esprit, pure conscience, pure lumière (  « Je souffre d’obscurcissements. Un jour la conscience les guérira. » ).
Il promet à son compère une nouvelle virginité, un être séraphique sans désirs, sans faute, sans culpabilité, une nouvelle innocence, une nouvelle pureté : « Ayons la volupté de penser qu’on avance sur une île vierge. Suis-moi ! ». Et c'est bien du corps sexué dont il faut se libérer, il ajoute : «  Il faut se noyer dans le sublime ! Savoir oublier le miroir déplorable de notre sexe ». Effacement, sublimation, il y a synthèse entre les deux idées. Une sublimation, une catharsis, la voie des anges aux ailes qui délivrent du désir.  
L'extraterrestre, toujours dominé par le principe de plaisir, ne consent pas à la purge que son compagnon lui propose, il ne veut pas d'une vie au-dessus du monde terrestre, qu'il ne croit d'ailleurs pas possible, il ne veut pas d'une vie d'ange, qui serait une vidange de soi, de son moi corporel et sexué. Une vie sans désir, et sans les interdits du désir à transgresser, lui semble une vie sans but, sans finalité, une vie dénuée de sens : « L’après-midi encore une aiguille me guide, tandis que toi, plus aucune interdiction ne t’aide pour motiver tes batailles. ». La vie aux anges lui paraît une « abstraction » : on s'abstrait du monde, on se place au-dessus de lui, mais pour n'être rien, dans une vie qui n'en est plus une, vie « sans histoire » sans « combats », une vie de rien, éteinte, terne, effacée, « Toi, tu marches dans l’abstraction. Chacun de tes pas efface l’autre ».

L'un propose donc une élévation, un exil par le haut, un devenir angélique, une rédemption glorieuse et humiliante » : il faut humilier son ego, rabaisser la fatuité du moi désirant, l'avilir, pour se grandir dans la gloire angélique. L'autre préfère le décentrement, l'évasion dans les marges, l'émigration dans les « périphéries » de la vie sociale, là où des satisfactions du désir, « des friandises », sont encore possibles malgré tant de frustrations subies : «  une friandise m’attend peut-être, faisant mon haleine chaude ». Renoncer au grand festin de la vie, oui, mais pas à tout dessert, pas à toutes douceurs, à toutes « friandises ».
Comme l'a bien vu Jfmoods, les deux personnages n'en font sans doute qu'un, ils sont la personnification de deux voies à suivre pour celui qui se trouve à la croisée des chemins existentiels.

Un texte intéressant, mais difficile d'accès à la première lecture. Quelques passages demeurent hermétiques, même pour une lecture plus attentive.

Le thème semble très proche de celui d'un texte précédent, « Dialogue extrême ». On y assistait à un devenir fantomatique des personnages, ici est exploré plutôt un devenir angélique. Voie des fantômes, voie des anges : voies d'une libération, d'une délivrance des chaînes du corps sexué. Non pas libérer le corps, mais se libérer de lui. Aspirations à une transparence physique et à une transcendance.
Tous deux se situent à un moment particulier, moment de crise : une pointe extrême où tout peut basculer, le bout d'un processus dans le premier, un moment crucial ici, où se joue un choix existentiel.

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Message  Polixène Mar 4 Fév 2014 - 20:26

J'ai la même sensation de malaise à cette lecture.
Pour moi cela provient du fait que le style est celui d'un certain théâtre: la première et dernière phrase nous assignent la place de spectateurs, ainsi que celle du milieu :
Au début:
Sur la dune, au-milieu des joncs, deux individus cinglés par le vent. Des sternes aux ailes blanches irisent le plomb du ciel.
Au milieu:
Sur le sable, par endroit, se devinent les traces d’un pneu de tracteur. Une embarcation vient d’être larguée. Des ombres se balancent dans l’écume. Autour le cri des sternes, fugace et plaintif.
Et en guise de conclusion:
Un individu regarde la mer, pendant que l’autre se dirige vers les entrepôts d’une usine, où une équipe de nuit déjà se presse devant les grilles. Le Cap Blanc-Nez s’estompe dans le lointain.


Ces indications scéniques campent un décor, des lumières, des sons.
Or les personnages, même si bien sûr ils restent "étrangers" l'un à l'autre, ne dialoguent pas véritablement, c'est presque une torsade de monologues. Cette distorsion crée le malaise. On ne rentre pas dans l'échange, il fait plaqué, ne fonctionne pas. Au théâtre, même quand il ne se "passe rien", le spectateur vit avec l'acteur.
De plus l'ambiance installée n'interagit pas avec les personnages, le même échange pourrait se situer en intérieur devant des images.
J'ai essayé de visualiser l'ensemble (à par le cri des sternes)mis en scène , mais tel quel, je ne signe pas !
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Message  Raoulraoul Jeu 13 Fév 2014 - 17:16

A Polixène ; tu appuis ton commentaire sur les codes classiques du théâtre. Ce n'est pas mon but. Une "torsade de monologues" ? C'est juste. Ton expression est belle. Ca ne dialogue pas vraiment ? C'est voulu. Mes étrangers à moi ne dialoguent pas. C'est l'absolu de l'étrangéité. "L'ambiance installée n'interragit pas sur les personnages" ; même là il y a décalage, le décor n'influence pas les personnages, étrangers aussi au décor. Ces étrangers sont étrangers à ce qui les entoure. Tu ressens un malaise ? Je suis d'accord, puisque je distors la normalité ; style, faux dialogue anti-psychologique, inéquation entre le lieu, les personnages et leur propos... faux-théâtre. Tout les conforts se déglinguent. J'apprécie d'autant plus que tu te sois risqué à rassembler les débris. Merci.
A Louis ; je n'avais pas pensé à la référence séraphique, les anges, pourtant contenue dans le corps du mot "étranger". Les connotations sexuelles, de même. Il faut dire que ce texte est une réécriture, le texte-souche étant réaliste, voire explicatif, que j'ai nappé partiellement d'une autre couche textuelle (sexuelle), produisant cette surface étrange, source à malaise, dérangement. Mais si ce lexique du hasard s'est imposé, c'est qu'il n'y pas de hasard. On le sait. Ta remise en sens, en ordre, met à jour toute cette cuisine. Je te remercie encore de ta clarté qui m'apprend à chaque fois.
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