ANONYME : Anonymement vôtre (Gobu)

[Anonyme]

Anonymement vôtre

P…le 10 décembre 2007

Madame Xavière Siméoni

Juge d’Instruction

Pôle Financier du Tribunal de Grande Instance de Paris



Madame le Juge,



C’est en tant que simple citoyen et irréprochable justiciable de la République que je me permets de vous écrire. Les responsabilités – assez écrasantes, je dois l'avouer – que j’exerce actuellement ne me laissent en général que peu de temps pour m’épancher par écrit – un magistrat aussi affairé (si je puis dire) que vous en sait quelque chose : quand c’est charrette, c’est charrette – mais j’ai pensé qu’il y avait urgence en la circonstance, et que le simple justiciable et l’irréprochable citoyen que je suis se devait de communiquer à l’institution judiciaire des informations précieuses, relatives à un dossier que mon excellente amie Rachida D. (vous comprendrez que je ne puisse citer de nom dans une missive d’un caractère aussi confidentiel) a eu l’excellente idée de vous confier.



Voici les faits, dans leur brutale crudité. Il se trouve que le principal suspect dans ce dossier nauséeux, un certain Jacques C…(pas de noms, pas de noms !) aussi connu sous le sobriquet facétieux de Grand Brochet à Lunettes, ne m’est pas inconnu. Sans entrer dans des précisions biographiques fastidieuses, je crois pouvoir vous révéler que mes fonctions passées (moins éminentes certes que celles que j’exerce désormais, mais assez flatteuses tout de même) m’ont contraint à côtoyer d’assez près ce répugnant individu, en dépit de la réserve prudente et de la répulsion instinctive que m’inspiraient tant sa réputation sulfureuse que ses manières pour le moins frustes.



Sans parler des côtés obscurs, voire pathologiques, du personnage ! Songeons que nous avons affaire à un particulier qui n’hésitait pas à offrir (au frais du contribuable, naturellement) des banquets de tête de veau abondamment irrigués de bière d’importation, qui ne répugnait pas à forcer sa malheureuse épouse (une dame charmante et pleine d’allant au demeurant) à quêter publiquement de la petite monnaie pour arrondir ses frais de représentation pourtant pharaoniques, et qui ne ratait jamais une occasion de frayer avec la plus vile populace dans le seul but de figurer dans les magazines en train de flatter de la paume le mufle baveux d’un taureau de concours, de palper avec grivoiserie les attributs virils d’un verrat à la descendance pléthorique, quand il ne bécotait pas à bouche-que-veux-tu les lèvres frémissantes de dégoût de quelque malheureuse innocente de village promue bien malgré elle Miss Cuisses de Grenouille à Contrexéville ou Reine de la Biennale du Livarot. On pourrait gloser à l’infini sur la libido tourmentée et les pulsions contre nature de cet homme sans mœurs, mais laissons aux experts psychiatriques que ce manipulateur-né ne manquera pas d’appeler à sa rescousse le soin de démêler ce qui relève chez lui de la perversité pure et de la pathologie.



Tout ceci est du domaine public, et je ne vous ferais pas l’injure, Madame le Juge, de vous énumérer les innombrables infractions au Code Pénal de cet aventurier sans scrupules, que ce soit dans le domaine public où il exerçait – hélas – sa coupable industrie, ou dans la sphère domestique, où il pouvait avec moins de freins encore donner libre cours à ses penchants dépravés et à sa totale absence de scrupule. Sans vouloir m’immiscer le moins du monde dans la vie privée des gens – ceux qui me connaissent, et ils sont un certain nombre, savent le prix que j’attache à la défense du privé – je me dois tout de même de vous informer que ce sinistre quidam traitait son entourage proche avec la désinvolte cruauté d’un pacha turc de la décadence (on connaît l’attraction pour le moins suspecte que ce diplomate de salon voue à l’Empire Ottoman) n’hésitant pas, entre autres turpitudes, à fourrer à coups de fourche son infortunée fille aînée dans la couche douteuse d’un champion de lutte aux biceps hypertrophiés, dans le seul but d’accroître sa popularité (on sait l’engouement du vulgaire pour ces grosses brutes luisantes de sueur qui se flanquent des peignées sur le ring) ou bien encore de contraindre sa pauvre légitime (une personne bien éduquée et d’excellente naissance néanmoins) à se coiffer d’une ridicule casquette publicitaire pour ingurgiter cul sec avec lui des kilomètres de Ricard-tomate, afin de sortir du rouge le bilan commercial d’un familier, producteur de boissons anisées de son état.



On l’aura compris, Madame le Juge, le dossier que vous avez en mains contient tous les éléments nécessaires pour traîner ce nauséabond tripoteur dans le box des accusés et lui faire infliger par la juridiction ad hoc le châtiment qu’il n’aura pas volé, pour une fois ! Je n’ignore pas, naturellement, que Monsieur C…(respectons pour le moment la discrétion de règle dans les instructions en cours), sans disposer du pouvoir discrétionnaire dont il usait et abusait il y a peu, n’en appartient pas moins à une institution respectable (dont il se peut que je fasse un jour partie moi-même, enfin le plus tard possible) et que son statut passé le met à l’abri de bon nombre de questions indiscrètes. C’est pourquoi je tiens à vous préciser, Madame le Juge – tout à fait entre nous bien entendu – que je ferais tout, je dis bien tout, ce qui est dans la mesure de mes moyens (qui ne sont pas négligeables) et du ressort de mon autorité (même remarque) pour vous faciliter la tâche et faire en sorte que nous puissions de concert mettre fin aux agissements révoltants de ce méprisable chef de bande et l’envoyer finir à l’ombre des barreaux de la République ses jours que j’espère longs (le bougre a la santé, en dépit de son âge avancé et de son foie en lambeaux) Si besoin est, n’hésitez pas à faire appel au truchement de mon excellente amie Michelle A…-M...(nous sommes entre initiés, ha ha) qui pourra sans difficulté enrichir le dossier d’instruction de détails circonstanciés et de précisions croustillantes fournis par ses services. Vous connaissez leur compétence en ce domaine, bien des affaires en cours sont là pour en attester. En tout état de cause, je souhaite, comme vous, que cette affaire soit bouclée dans les meilleurs délais. A l’approche des Fêtes, je trouverais plaisant que ce misérable puisse réveillonner là où il le mérite. Vous m’aurez compris.



En l’attente des suites judiciaires et pénales que ce courrier ne manquera pas de susciter, je reste, Madame le Juge, anonymement vôtre.



Un honnête citoyen indigné.



PS : Il me revient à l’esprit qu’un décret récent autorise les pouvoirs publics à rémunérer les informateurs anonymes et dignes de foi dont le témoignage désintéressé aurait contribué à faire avancer la Justice. Non pas que je sois le moins du monde dans la gêne – ma rémunération mensuelle a d’ailleurs été substantiellement étoffée récemment, en vertu d’une décision qui honore la République – mais il se trouve que l’antique montre-bracelet dont j’ai hérité de mon trisaïeul commence à donner des signes de fatigue, et que j’ai cru voir dans la vitrine de chez Rolex un modèle plus récent qui s’accorderait mieux avec les manchettes amidonnées que mes nouvelles fonctions me contraignent à porter. Vous m’aurez compris aussi…

[Invité]

Sans parler des côtés obscurs, voire pathologiques, du personnage !

Bizarre cette phrase dont le ton prend à contrepied le style du texte entier.
J'ai aimé la lecture de se texte, langage soutenu mais misérabilisme de l'intention. Un beau contraste qui sent le vrai.Qui ne s'est jamais fait délateur? Pour l'homme visé, je ressens plus de pitié que de désir de revanche: laissons les vieux en paix. :-)))

[Charles]

Excellent ! Plein de clins d'oeils et de références à la politique française, ça va être un peu dur de tout comprendre pour nos amis belges, québecois … Drôle, bien écrit et ça sent le vrai ;-) Attention à ne pas mettre la lettre entre toutes les mains, ça peut nous faire une nouvelle affaire clearstream ;-)) Et je dirais donc Bravo Gobu, ça fait plaisir de te revoir !

[Sahkti]

DE LA PART DE MENTOR:

Excellente diatribe sous forme de lettre de corbeau dont les abréviations ne peuvent tromper personne. Pauvre C… (te trompe pas, c’est pas une insulte !) Pauvre riche vieux qu’on va encore ennuyer dans ses vieux jours, qui risque de n’avoir fait qu’une seule prestation dans son nouveau job et qui risque de troquer son minable squat contre une cellule VIP un jour ou l’autre. Suis comme Panda : indulgent. Et admiratif de ce texte si parfaitement écrit, comme d’hab. ;-)
Gobu, t’es reconnu ! ;-) Aucun doute là dessus, ou alors un imitateur hors pair ? J’y crois pas. :-))

[Kash Prex]

Texte génial =). J'ai adoré, et en plus je n'avais pas compris l'identité de l'auteur de la lettre avant le post-scriptum, donc nouveau rire sur la fin... Non vraiment rien à redire, les formulations sont excellentes, les clins d'oeil à la politique française délicieux, le tout plein d'humour. Bravo =)

[Yali]

Joli pamphlet, ça, y’a pas à dire Gobu ☺

[Sahkti]

Grand Brochet à Lunettes... hahahaha!!!
Excellent ce texte, rempli de références, d'humour et ironique à souhait. Le sujet est connu mais on ne s'en lasse pas. L'auteur parvient à maintenir un dynamisme, un rythme tout au long de sa lettre qu'il a également su ne pas faire trop longue, c'est bien dosé. Extra!

[Krystelle]

Et le "c'est fini" alors ? Il est où ?!!

Pour le reste : de l'humour, une culture solide, une écriture pointue, que demander de plus ? Peut-être un rythme un peu moins monocorde. Certes, il donne ici une tonalité particulière au texte, mais n'empêche, je trouve que ça a quand même un petit côté soporiphique....

[Siphon]

Je ne peux qu'approuver ce texte, du premier mot à son ultime sursaut de vénalité, tant il m'a plongé dans un état permanent d'alacrité de bout en bout.
L'irréprochable syntaxe au service de la délation sournoise m'a profondément séduit, les références nombreuses aux diverses actualités sont autant d'épices à savourer tout du long de ce met des plus relevés et de par le fait, très à mon goût.

Hormis cela, et puisque tout est perfectible, j'ai noté une répétition à propos du "citoyen respectable" en début de texte qui à mon avis est un poids dispensable.
Je m'attendais également à l'anecdote du "mulot" que je n'ai pas retrouvée même si le genre animal est honoré à plusieurs reprises.
Je regrette également la redondance des parenthèses qui aurait pu être contournée par le biais de tirets et de cloisonnements par les virgules ; en outre, certains apartés me semblent quelque peu superflus.

Un thème bien exploité, une forme charmante et un ton adéquat : un instant de jubilation offert par un auteur qui mérite d'être salué.

[Siphon]

mets*

[ninananere]

Dommage pour le "C'est fini".
Une bonne blague, et jolie critique. Oui, j'ai bien rigolé.
Mais pour ma part, je ne pense pas à Gobu, mais à notre C, à nous. Mais restons anonyme.

[Zou]

Vocabulaire riche mais trop classique et caricatural pour moi.

[Lifewithwords]

Moi j'ai trouvé les phrases longues, beaucoup trop longues...

Mais j'ai bien ri, surtout au PS (comprenez Post Scriptum pas autre chose hein ?) ! C'est très bien vu en tout cas...

Je ne me prononce pas pour l'auteur... :-))

[Lyra will]

Super le post scriptum !

Sinon c'est très bien écrit, mais je n'ai pas accroché, c'est peut-être le sujet, la politique française, qui me laisse de marbre, je ne sais pas...

[Loupbleu]

Joliment écrit !
Le contenu me laisse un peu de marbre, peut-être parce que trop habitué de lecture de journaux satiriques. Le style est remarquable, dans le sens où je crois bien avoir reconnu l'auteur, aussi parce que : phrase longues, mais syntaxe impec, des images et expression inattendues et jouissives, peut-être dans la forme (pas le fond), un petit côté à la Desproges.

[Numériplume]

Bon texte. Plein d'humour, de vérité, de clin d'œil, le tout servi dans une lettre qui sonne tellement vrai. ça ne me laissera pas un souvenir impérissable, mais ça change de tout ce que j'ai lu jusqu'à présent.

[bertrand-môgendre]

Commentaire : Alambiqueur des tournures de phrases frisant les vapeurs d'alcools excellents, le corbeau aurait pu s'appeler gobu. Le PS aurait pu se passer de l'insistance d'un besoin de remise à l'heure des prochaines échéances ayant déjà pris bien du retard .

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