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L'hymen des tours

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Message  Jano Mer 12 Mar 2014 - 9:42

 Björn naquit avec la marque, dans un village de pêcheurs blotti près d'un fjord aux eaux translucides. Quand la sage-femme le présenta à sa mère, celle-ci horrifiée le repoussa et fondit en larmes. Malédiction ! Fou de colère, son père voulut l'égorger sur-le-champ mais son bras fut retenu. On ne tuait pas de cette manière les enfants qui portaient la marque. Parce qu'il le fallait, la sage-femme le recueillit et s'en occupa jusqu'à ce qu'il puisse subvenir seul à ses besoins. Les hommes lui construisirent alors une hutte hors du village, lui donnèrent une hache, un couteau et l'abandonnèrent à son triste sort. Björn grandit ainsi aux marges de la communauté sans famille, sans amis.

Lorsqu'il atteignit ses quatorze ans, trois cavaliers en armures surgirent de la forêt. Craintifs, les villageois s'enfermèrent dans leurs masures, épiant les intrus qui s'arrêtèrent devant la demeure du chef. De brèves paroles furent échangées, le chef du village hocha la tête puis les conduisit à la hutte misérable de Björn. Le bruit des sabots alerta le jeune garçon. Il trouva face à lui les cavaliers juchés sur leurs lourds destriers qui le toisèrent en silence. Apeuré, il voulut s'enfuir mais n'eut pas fait deux pas qu'il fut attrapé par le col, soulevé, puis placé à califourchon devant un cavalier. Plaqué contre une carapace de métal, un bras le ceinturant : prisonnier.
Les trois cavaliers reprirent alors le chemin d'où ils étaient venus. Avant de disparaître sous les frondaisons, Björn catastrophé eut le temps d'apercevoir les villageois qui mettaient le feu à sa hutte.

– Où va-t-on ? Qu'est-ce que vous me voulez ?

Il eut beau multiplier les questions les cavaliers ne lui répondirent pas, de tout le trajet ne lui adressèrent jamais la parole. Des heaumes aux cimiers étranges dissimulaient leurs visages.
Ils traversèrent des combes, des collines et des vallons, chevauchèrent sans interruption. À la tombée du jour, Björn aperçut une masse imposante dans le lointain, dressée à l'horizon comme une menace imprécise. Plus ils s'en approchaient, plus il sentait une sourde angoisse l'envahir. Bientôt il distingua des tours, des remparts, de larges volumes qui annonçaient clairement un château fort. Le donjon était si haut qu'il se perdait dans les nuages.
Après avoir franchi une forêt de sapins, ses ravisseurs s'immobilisèrent au bord d'un précipice les séparant de l'îlot rocheux où campait la forteresse. Un des cavaliers se saisit alors d'une corne et souffla dedans à pleins poumons. Des cliquetis de chaînes annoncèrent la lente descente du pont-levis. Une fois abaissé, le groupe s'y engagea au rythme lent des montures. Quand la herse s'éleva à leur approche, Björn eut l'effrayante impression d'une bouche vorace s'apprêtant à les engloutir.
Jamais il n'avait vu une construction de cette ampleur. Tout ici l'écrasait, le réduisait à une portion minuscule de son être. Le silence absolu qui régnait ne le rassurait pas davantage. Il semblait n'y avoir âme qui vive.
Björn cherchait à deviner les raisons de son enlèvement. La marque dont le destin l'avait affublé en était-elle la cause ? Voulait-on le punir de cette difformité ? Ce n'était pourtant pas de sa faute ! Il maudissait une fois de plus ce coup du sort qui l'avait empêché de mener une vie normale.
Ses sombres pensées s'interrompirent quand les cavaliers s'arrêtèrent enfin. Ils étaient au milieu d'un cloître, reconnaissable à la galerie couverte qui en faisait le tour. Sur le mur du fond, encastrées dans des alcôves, on pouvait voir des rangées superposées de sarcophages en position verticale, chacun gravé de motifs différents.
Björn toujours maintenu fermement, ils descendirent des chevaux, empruntèrent une échelle et grimpèrent jusqu'à la troisième rangée. Sur une corniche étroite, ils se dirigèrent vers un sarcophage orné de trois petits signes en amande. Un cavalier fit soudain jaillir son épée du fourreau, à la grande frayeur du garçon qui crut sa dernière heure arrivée. Il ferma les yeux mais l'épée ne s'abattit pas sur lui. Fortement elle frappa du plat le bloc de granit. Le coup résonna d'échos métalliques et, avec lenteur, le sarcophage s'ouvrit en deux. Quand le cavalier qui enlaçait Björn s'en approcha, le petit captif paniqué comprit ses funestes intentions.

– Non ! Lâchez-moi ! Lâchez-moi !

Il se débattit de toute la rage dont il était capable, lança des coups de poings et de pieds, tenta désespérément de mordre son ravisseur. Ses gesticulations parvinrent presque à le dégager mais l'intervention des deux autres annihila sa résistance. Ils le jetèrent sans ménagement à l'intérieur du sarcophage puis rabattirent aussi vite qu'ils le purent le couvercle pesant.

– Par pitié, ne faites pas ça !

Un dernier rai de lumière éclaira le visage affolé de Björn avant l'obscurité, le froid sépulcral, le silence.

* * *
Longtemps il pleura à chaudes larmes dans ce tombeau qui s'était refermé sur lui. Ces hommes étaient donc des bourreaux chargés de le faire disparaître. Peut-être que les autres sarcophages contenaient aussi des malheureux frappés d'infamie. Non, il ne subirait pas cette fin ! Il avait toujours lutté pour survivre, affronté l'exclusion et des conditions difficiles sans jamais baisser les bras. Il refusait de mourir de cette façon.
Le volume du sarcophage lui laissant quelque liberté de mouvements, il parvint à attraper le couteau glissé sous la ceinture. Les cavaliers n'avaient pas pris la peine de le fouiller. Délicatement, il glissa la lame dans la rainure qui séparait les deux éléments emboîtés pour essayer de faire levier. Peine perdue, les deux parties étaient solidement imbriquées et Björn craignait de briser la lame. Dépité il frappa le couvercle de ses deux poings.

– Je veux sortir ! Je veux sortir !

Il se figea, perplexe, puis recommença à cogner. Le sarcophage bougeait ! Pas beaucoup mais assez pour lui redonner espoir. Les intempéries avaient certainement fragilisé le scellement. Il n'en fallait pas plus pour que Björn, tel un forcené, se jetât contre la dalle, donnât de furieux coups d'épaules, recommençât encore et encore. Les oscillements qu'il sentait à chacun de ses assauts décuplaient son énergie. Ses épaules et ses hanches furent bientôt meurtries, douloureuses, mais il n'arrêta pas pour autant ses efforts, usant de son corps comme d'un bélier.
Autant d'obstination et de hargne finirent par faire céder le mortier friable. Le sarcophage bascula sur sa base, inexorablement, finissant de rompre les dernières attaches. Emportée par son poids, la tombe de granit dégringola avec fracas, fit demi-tour dans les airs, heurta les corniches inférieures puis se brisa violemment sur le dallage. Le jeune garçon perdit connaissance.

* * *
Quand il rouvrit les yeux, il ressentit un insupportable mal de tête. Il porta la main à son cuir chevelu, poisseux, pour rencontrer une plaie profonde. Son corps le faisait souffrir, couvert de contusions comme s'il était passé sous les sabots d'un cheval mais il était libre. Ce n'était pas aujourd'hui qu'il rejoindrait les sombres territoires du Niflhel. L'inquiétude le rattrapa bien vite. Et si les cavaliers avaient entendu du bruit ? Pris d'angoisse, Björn se faufila à travers le couvercle brisé et courut se réfugier sous la galerie du cloître. Heureusement la nuit qui était tombée dissimulait sa présence. Recroquevillé dans un renfoncement, derrière une colonne, il patienta jusqu'au lever du jour.
Ce furent les cris des choucas planant au-dessus des tours qui le sortirent d'un demi-sommeil. Une brume matinale recouvrait la forteresse. À la faveur de cette visibilité réduite, Björn put quitter discrètement sa cachette. Dès qu'il se redressa, de violents maux de tête l'obligèrent à s'appuyer un instant. Il respira un grand coup puis entreprit d'explorer les lieux. Aussi furtif qu'un animal, il rasa les murs, attentif au moindre son suspect. Avec mille précautions il prit le chemin inverse qui l'avait mené au cloître. Parvenu à la vaste cour d'entrée, il resta longtemps aux aguets derrière un tas de bois, épiant à droite et à gauche. Rien. Pas un bruit, pas un mouvement, aucun signe de vie. L'endroit semblait étrangement désert, sans plus traces des cavaliers. À sa grande déception il constata que le pont-levis était relevé et la herse abaissée, condamnant toute tentative de fuite de ce côté-là. L'abreuvoir rempli d'eau claire qu'il aperçut à ce moment le poussa à se montrer. Les mains en coupe il but goulûment avant de se frotter le visage. La fraîcheur lui fit un bien considérable, réveilla la faim qui le tenaillait. Peut-être qu'en fouillant le château il dénicherait quelque nourriture ? Il lui fallait reprendre des forces s'il voulait trouver un moyen de s'évader. Il se dirigea alors vers la porte la plus proche et, le cœur battant, s'engagea dans les entrailles de cette immense prison.
À pas de loup, le couteau à la main, il suivit le long couloir qui s'offrait à lui. Avec inquiétude il remarqua des torches accrochées au mur. Il n'était donc pas seul et devait redoubler de vigilance. Silencieusement, il continua sa progression. Les torches l'inquiétaient mais en même temps lui permettaient de voir dans ces sombres corridors dénués d'ouvertures. Le froid commençait à le gagner, la faim, les douleurs au crâne le relançaient. Sa situation était critique mais il n'avait d'autre choix que d'avancer, d'espérer trouver quelque chose qui lui vienne en aide.
Il déboucha sur une salle voûtée qui ressemblait justement à une cuisine : une longue table en bois massif, des bancs et tout au fond le foyer d'une cheminée. Hélas, nulle denrée à se mettre sous la dent !
Il traversa la salle pour prendre un escalier en colimaçon, étroit, qui le mena à un étage plus aéré. De fines meurtrières laissaient glisser des rais de lumière. Une galerie le conduisit à une intersection où, au hasard, il prit à droite. Quelques mètres plus loin il buta devant une porte impressionnante. Haute, les vantaux savamment ouvragés avec comme une invitation la clé dessus. Björn s'en approcha lentement pour y coller son oreille. Il n'entendait rien mais l'épaisseur du bois pouvait étouffer les sons. La curiosité prenant le pas sur la prudence, il tourna la clé recouverte de dorure en retenant son souffle.

* * *
Il découvrit une vaste salle, faiblement éclairée par un brasero en son centre. Sur les murs tombaient des tapisseries aux couleurs défraîchies représentant des scènes de chasse. Quand il leva la tête, il ne put retenir un cri de surprise. Dans les airs était suspendue une cage en fer au bout d'une chaîne, quelqu'un prostré dedans ! À plusieurs mètres au-dessus du sol, Björn ne pouvait distinguer les traits de la personne. Qui pouvait mériter un tel sort ? Il hésita puis pénétra franchement dans la salle. C'est alors qu'il remarqua une assiette posée à terre avec les reliefs d'un repas. Oubliant toute précaution, le jeune garçon se jeta sur les restes pareil à une bête affamée.

Qui es-tu ?

Il sursauta, fit un bond en arrière et brandit son couteau. Les paroles venaient de la cage. Sous le coup de l'émotion, Björn ne bronchait pas.

Qui es-tu ? reprit la voix, douce, claire comme celle… d'une fille !

Interloqué, Björn s'approcha de la cage pour constater en effet qu'une jeune fille s'y trouvait. Plus âgée que lui, la peau incroyablement pâle, diaphane, comme si elle n'avait jamais reçu le moindre rayon de soleil, des cheveux ressemblant à des fils de soie argentés. Ses yeux légèrement bridés, d'un noir profond, le fixaient avec insistance. Par réflexe, parce que des années d'ostracisme l'avaient rendu honteux, Björn se couvrit le visage.

– Ne me regarde pas comme ça. Je… je ne suis pas normal.
Je ne comprends pas ce que tu dis, comment t'appelles-tu ?

Elle parlait un langage inconnu, aux consonnes roulantes, avec une intonation où ne transparaissait nulle crainte, seulement de l'étonnement. Björn rangea son couteau, garda la tête sur le côté pour éviter de lui faire face.

– Tu ne parles pas comme moi, ça va être compliqué. Est-ce qu'il y a d'autres gens ici, où sont ceux qui t'ont enfermée ?

Afin d'argumenter ses propos, il pointait du doigt différentes directions de la salle.

Tu as peur ? Ne t'inquiète pas, ils ne reviendront pas maintenant. Pourquoi tu ne me regardes pas ?
– Quoi ? Écoute, je suis désolé, mais je ne peux rien pour toi. Moi aussi j'étais prisonnier, je me suis évadé et je cherche le moyen de quitter cet horrible endroit. Et puis… et puis tu es une fille, tu ne sais pas te défendre. Alors… adieu, je suis désolé.

Björn tourna les talons et revint vers la porte. Il ne pouvait rien faire pour la délivrer et puis, de toute façon, qui l'avait aidé lui ? Sa vie durant personne ne lui avait tendu la main, jamais apporté le moindre secours. Si au début la sage-femme l'avait élevé c'est bien parce qu'elle y avait été obligée, qu'elle n'avait pas eu le choix à cause de la malédiction. Suffisamment elle le lui avait rappelé à la pointe de sa canne.

Non, ne t'en va pas ! Je t'en prie, ne me laisse pas toute seule !

Les cris déchirants de la captive arrêtèrent net le garçon au moment où il allait sortir. Elle risquait d'alerter les occupants, il fallait fuir, se dépêcher de quitter les lieux avant qu'il ne soit trop tard. Pourtant il ne bougea pas ; des pensées confuses, contradictoires, s'emmêlaient dans sa tête, provoquant son hésitation. Il finit par faire volte-face. Non, il n'avait pas le droit de la laisser ainsi, ç'aurait été donner raison à ceux qui le prenaient pour un être immonde et puis… et puis elle était si jolie ! Il retourna rapidement vers la cage.

– Mais tais-toi donc ! Tu veux rameuter tes geôliers ? Bon écoute, j'ai changé d'avis, je vais essayer de te sortir de là.

Il suivit du regard le parcours de la chaîne qui maintenait la cage, nota qu'elle longeait le mur pour s'enrouler autour d'un treuil, à l'angle de la pièce. Il s'y précipita, fit sauter la cale qui bloquait l'engrenage d'un coup de pied et empoigna les leviers. Délicatement il descendit l'objet du supplice. Une fois posé à terre, il s'élança pour ouvrir la porte mais se rendit compte qu'elle était fermée par un cadenas.

Là-bas ! Là-bas !

La fille désignait un endroit où Björn découvrit une barre de fer. Il s'en empara et de toutes ses forces l'utilisa comme moyen de pression pour faire céder le cadenas. Dans sa précipitation, il n'avait pris garde à se dissimuler le visage, aussi fut-il stupéfait quand, l'ouverture libérée, la jeune fille se jeta contre lui. Il demeura les bras ballants, ne sachant du tout comment réagir. Radieuse, elle relâcha son étreinte pour se toucher la poitrine.

Katja. Je m'appelle Katja, et toi ?
– Heu… si tu veux savoir comment je m'appelle, moi c'est Björn, du village d'Halmstad.
Björn ? Merci Björn de m'avoir délivrée. Il y a si longtemps que je suis ici.
– Pourquoi on t'a enfermée là-dedans ?
Je ne comprends pas ce que tu dis Björn. Viens, il ne faut pas rester ici.

Elle lui attrapa alors la main, spontanément, sans la répulsion que les gens lui renvoyaient d'habitude. On eût dit qu'elle ne voyait pas la marque, en tout cas qu'elle n'y prêtait guère attention. Ce simple contact d'une paume contre la sienne, franche, amicale, était pour Björn totalement nouveau. De la main des autres il ne connaissait que les coups ou les jets de pierres, de leurs bouches les insultes, le mépris, toujours de la crainte.
Rempli d'un sentiment singulier, il se laissa guider par cette étrange fille aux cheveux éclatants comme du métal.

* * *

Elle l'entraîna à l'intersection qu'il avait passée auparavant. Björn n'avait pas lâché la barre de fer, se disant que ça ferait une bonne arme en cas de danger. Un peu plus loin ils s'engouffrèrent à l'intérieur d'une tour.

– Il faut qu'on ait une vue dégagée, je sais par où sortir mais je dois me repérer.

Il ne comprenait toujours pas un mot mais se laissait mener sans résistance, tout à son ravissement d'avoir une amie. Il sentait qu'il pouvait lui faire confiance, n'était-elle pas prisonnière comme lui ? Il se mit à l'observer attentivement, à chercher une marque, une difformité quelconque qui aurait pu être à l'origine de son enfermement dans la cage. Aucune anomalie apparente, rien, il la trouvait parfaite, extrêmement belle même, seules ses couleurs de cheveux et de peau étaient hors du commun mais certainement pas repoussantes. Sous les habits peut-être ? Elle portait une tunique légèrement échancrée, descendant à mi-genoux et serrée à la taille par un ruban de tissu. Ses interrogations furent brutalement interrompues par une bourrasque qui lui coupa le souffle. Katja avait quitté la tour avant son sommet pour s'engager sur les remparts balayés par un vent impétueux. Après les instants passés dans la pénombre du château, la lumière provoqua l'éblouissement du garçon. Il lâcha la main de Katja pour se protéger les yeux.

– Mais qu'est-ce que tu fais ? Il ne faut pas traîner, ils vont revenir !
– Attends deux minutes, j'y vois plus rien.

Quand il put distinguer clairement autour de lui, il fut frappé par les dimensions de la forteresse. Elle était bien plus étendue qu'il ne l'avait imaginée. Épousant un éperon rocheux, le mur d'enceinte n'en finissait pas, ponctué ici et là de tours reliées par un réseau de courtines. Il passa la tête entre deux merlons pour apprécier la hauteur des murailles. Vertigineux ! Jamais ils ne trouveraient une corde assez longue ni n'auraient les capacités physiques de descendre une telle distance.

– Regarde Björn.

Katja pointait le donjon, monolithe de pierres sombres, au bout duquel battait une oriflamme où deux dragons entrelacés émergeaient du feu.

– Le blason de la déesse Angrboda, celle qui apporte le chagrin. C'est elle qui me retient ici. Qu'elle soit maudite !

Elle semblait habitée d'une sourde colère au point d'empourprer ses joues pâles. Björn scruta le donjon, l'impression funeste qui s'en dégageait le fit frémir. Soudain Katja se figea, se retourna vivement vers la porte qu'ils venaient de franchir.

– Écoute…
– Qu'est-ce qu'il y a ?
– Oh non, ils ont lâché les molosses !

Les traits de la jeune fille se décomposèrent, une profonde terreur pouvait s'y lire. Elle agrippa la main de Björn et se mit à courir en le tirant.

– Cours Björn ! Cours !

Elle n'eut pas besoin d'insister, le garçon entendait maintenant distinctement des aboiements enragés qui montaient des escaliers.

* * *
À toutes jambes les deux fugitifs se ruèrent vers le portillon qu'ils apercevaient au bout du chemin de ronde. Quand les aboiements éclatèrent en plein jour, Björn comprit qu'ils n'auraient jamais le temps de l'atteindre.

– Katja arrête-toi, ça ne sert à rien de fuir, il faut se battre !

Interrompue dans son élan, la jeune fille le regarda d'un air affolé. Björn se plaça alors devant elle en brandissant la barre de fer, animé d'une détermination farouche. Sa vie recluse et solitaire l'avait rompu à maints affrontements avec des animaux sauvages, que ce soit pour les chasser ou s'en défendre. Un jour où il s'était trop éloigné de sa hutte, il avait même réussi à repousser une bande de loups. C'est ce souvenir qu'il gardait en tête quand les deux puissants molosses, tous crocs dehors, se jetèrent sur eux. Le premier reçut la lourde barre sur le crâne, dans un bruit sec d'os brisé, s'affala lourdement à terre. Björn ne put éviter l'attaque du second qui lui cramponna l'avant-bras. Hurlement d'effroi de Katja ! Obligé de lâcher la barre, il s'empara de son couteau qu'il plongea rageusement dans le ventre de la bête. Surpris, le molosse relâcha prise pour son plus grand malheur. Björn en profita aussitôt pour le poignarder à nouveau, plusieurs fois. Touché mortellement l'animal s'effondra. Pourtant le garçon continua de frapper, de frapper, à califourchon sur le corps agonisant. Il semblait emporté par une furie incontrôlable, une hargne féroce que seule une vie impitoyable pouvait expliquer. Bientôt le molosse ne fut plus que charpie baignant dans une flaque de sang.

– Arrête Björn, ça suffit. Il est mort ! implora Katja en lui posant la main sur l'épaule.

Hagard, comme s'il émergeait d'un cauchemar, il lui fallut un moment pour reprendre ses esprits. Il croisa le regard effrayé de la jeune fille qui, pour la première fois, se posa attentivement sur sa marque. Honteux, il baissa les yeux. Elle qui l'avait jusqu'ici considéré avec douceur, humanité, allait-elle changer d'avis devant ce déferlement de violence, allait-elle le prendre aussi pour un monstre ?

– Je… je suis désolé. Il fallait… il fallait se battre. Ces chiens allaient nous tuer !

Elle ne répondit pas. Björn en fut profondément désemparé.

– Ne me regarde pas comme ça, je sais que je porte une tare ! Les dieux m'ont suffisamment accablé, je n'y peux rien, c'est…
– Chut, souffla-t-elle en lui posant les doigts sur la bouche.

Elle s'agenouilla à ses côtés, empoigna ses mains maculées de sang et l'aida à se relever.

– Tu as certainement beaucoup enduré Björn, sans doute plus que moi. Je ne comprends pas tes mots mais devine ta souffrance. Viens, il faut panser tes plaies.

Ils franchirent la porte et descendirent jusqu'au rez-de-chaussée. Elle semblait connaître parfaitement les lieux, n'hésitait jamais à prendre une direction. Le plus surprenant c'est qu'elle ne prenait aucune précaution pour aller d'un endroit à l'autre, insouciante d'une éventuelle présence. Björn constata pourtant qu'il y avait toujours des torches incandescentes dans les passages obscurs. Elles ne s'étaient pas allumées toutes seules ? Il voulut en faire la remarque mais se ravisa. À quoi bon, elle ne comprenait rien à ce qu'il disait ! Cette communication impossible le frustrait beaucoup. Il aurait tant aimé lui parler, lui demander qu'elle raconte son histoire et lui la sienne… peut-être. En fait il n'avait pas grand-chose à dire de sa piètre existence.
Ils passèrent un dernier portique pour déboucher sur une cour herbeuse, discrète, agrémentée d'une fontaine en marbre. En cercle étaient disposés des bancs vermoulus à moitié mangés par la mousse.

– Voilà, c'est joli non ?

Elle se tourna vers lui avec un grand sourire.

– C'est ici que je venais quand j'étais petite, mon coin secret.

Qu'elle était belle ! On aurait dit une elfe appartenant à un autre monde, une grâce immatérielle. Subjugué, Björn ne savait plus si elle était réelle ou le fruit de son imagination. Comme pour renforcer cette impression les contours de la jeune fille devinrent de plus en plus flous, se mêlèrent à l'environnement. Il ne la distinguait maintenant qu'à travers une espèce de brouillard. D'un revers de manche, il essuya un filet de sang qui s'était remis à couler de sa plaie à la tête, son bras mordu le faisait cruellement souffrir. Sa vision commença à tournoyer, sueur froide, nausée. Il chancela, voulut s'accrocher quelque part, perçut l'exclamation étouffée de Katja avant de sombrer dans les bras cotonneux du néant.

* * *
Trois corbeaux… un caveau… NON… cris… à l'aide !… poings contre la pierre… froid… murs immenses, immenses… couloirs… dédales… des chiens !… COURS BJÖRN COURS !… combat… sang et douleur… couteau déchire… des yeux, partout des yeux… pourquoi ?… flammes et dragons… un doux visage… peur… la peur s'en va… papillons blancs… tout plein de papillons blancs… lumière…

– Björn, ça va ?

Il ouvrit lentement les paupières. Katja était penchée au-dessus de lui avec une expression inquiète. Il se redressa sur un coude, toucha sa tête et sentit un bandage.

– Où… où suis-je ?
– Enfin tu te réveilles, tu es resté longtemps évanoui. Tiens, mange, pendant ton sommeil je me suis occupée.

Elle lui tendit un quignon de pain avec une tranche de lard.

– Où est-ce que tu as trouvé ça ?
– Mange te dis-je, tu es très faible. Tu dois reprendre des forces.

En s'asseyant correctement, il s'aperçut que son bras était également bandé. Elle l'avait soigné pendant son malaise, ne l'avait pas abandonné. Toujours dans la petite cour, à l'abri d'une saillie.

– Tu as vu, il neige ! dit Katja en montrant le ciel.

Papillons blancs. Une fine pellicule recouvrait les choses et atténuait les sons, silence particulier des étendues neigeuses. Les flocons voltigeaient avec lenteur, peu pressés de rejoindre le sol où ils s'empilaient en amas de cristaux. Elle interrompit ce spectacle en brandissant fièrement deux fourrures.

– Regarde, j'ai trouvé ça aussi ! Dans un vieux coffre. Elles sentent un peu le renfermé mais au moins on n'aura pas froid.
– Mais d'où tu sors ces fourrures ?
– Tu t'en poses des questions, hein Björn ? Je connais parfaitement ce château tu sais, j'ai grandi ici. Je… je ne me souviens plus très bien de l'extérieur pour tout t'avouer. Ah et puis zut, tu ne comprends rien ! Attends…

Elle quitta leur abri et ouvrit grandes les paumes de ses mains. Quelques flocons s'y déposèrent comme des baisers froids et mouillés. Satisfaite, elle revint vers le garçon.

– Voilà, ça c'est de la neige. Nei-ge, répète !

Björn sourit, il avait compris la demande de Katja.

– Neige.
– Oui ! Bravo Björn, à toi maintenant, comment tu dis ?


Elle lui présenta les flocons à moitié fondus en répétant.

– Comment tu dis ?
– Heu, ben neige. Neige.
– Neiche ? Non, neijeu, articula Katja très concentrée.

Le garçon essaya de se retenir mais ne put s'empêcher de pouffer. Elle fronça les sourcils, d'abord vexée, puis finit par éclater de rire. Loin du péril qui rôdait entre les murs, ils ressemblaient à deux enfants plongés avec passion dans leur jeu. Katja se précipita ensuite vers la fontaine qu'elle désigna du doigt.

– Ça s'appelle une fontaine, une fontaine. Vas-y !
– Fonténe.
– Non, fontaine !
– Fontène
, recommença Björn, davantage séduit par la gaieté que dégageait la jeune fille que par cette leçon amusante.

– Moui, c'est pas trop mal. Et toi, tu dis comment ?

Mais il ne l'écoutait plus, les sens soudain aux aguets. Il lui sembla entendre un bruit, lointain, comme des voix qui se rapprochaient. Il tendit l'oreille. Non, ce n'était pas des voix mais… des pleurs, des pleurs d'enfants ! Quelque part des enfants pleuraient, il les entendait maintenant distinctement. Katja perçut à son tour les sanglots, elle pâlit.

– Les Soupirs, ils viennent me chercher !
– C'est quoi Katja, qu'est-ce qu'on entend ?
– Oh Björn, je crains que nos chemins se séparent ici ! Angrboda nous envoie ses fantômes, nous ne pourrons résister.

Elle semblait totalement abattue. Une détresse sans nom transforma son beau visage envahi par la tristesse, la résignation. Elle s'approcha du garçon et lui saisit les mains avec émotion.

– J'ai eu beaucoup de plaisir à te rencontrer Björn. Tu as été une étincelle d'espoir dans mon destin de captive, un compagnon courageux que j'aurais suivi n'importe où. Mais je suis condamnée, comme toi. Nous ne pouvons nous défaire des malédictions qui entravent nos existences. C'est tellement injuste…

À peine eut-elle fini ses paroles que Björn, terrifié, vit émerger du sol et des murs attenants une multitude de créatures noires comme la nuit la plus sombre. Les pleurs devinrent assourdissants, se muèrent en des gémissements lugubres. Ces êtres venus de nulle part semblaient dénués de consistance. Leurs formes se modifiaient au gré de leurs déplacements, s'allongeant, se rétractant, en direction de la pauvre Katja maintenant affalée sur les genoux, la tête baissée.
Pétrifié par ces apparitions, Björn ne réagit pas quand les ombres agglutinées autour de la jeune fille la soulevèrent à l'unisson pour l'emporter avec elles. Étendue et les bras en croix, elle n'opposa aucune résistance. Le sinistre cortège s'engagea alors dans une galerie basse, à l'angle de la cour, puis disparut.

Dès l'instant où Björn perdit de vue Katja, une sensation insupportable de déchirement le fit sortir de sa stupeur. Il empoigna son couteau à la main et fonça à leur poursuite. Il eut tôt fait de les rattraper dans l'étroit corridor qui suintait l'humidité. Ivre de haine, il bondit sur la créature qui fermait la marche, la poignarda de toute la force dont il était capable. Mais la lame fendit l'air sans rencontrer la moindre chair ! Björn frappa à nouveau mais chacun de ses coups se perdait dans le vide d'une masse informe, entité diabolique. Il reçut en retour une forte gifle, administrée par une excroissance soudaine de la créature, qui le projeta violemment contre le mur. Le souffle coupé, il vit avec désespoir le corps inanimé de Katja s'éloigner inexorablement dans les limbes de la forteresse. Comment faire si l'on ne pouvait tuer ces démons ? En pleine confusion il se remit debout, et puisqu'il n'y avait rien d'autre à faire reprit sa course effrénée. Quoi qu'il en fût il devait trouver un moyen de la sauver, à tout prix, sa vie maintenant n'avait que peu d'importance. Seuls comptaient le sourire magique de Katja, sa voix si douce, sa présence auprès de lui qui le transportait dans des états émotionnels jamais connus.
Quand il les rejoignit pour la seconde fois, les créatures étaient en train de défiler sous une grille relevée aux pointes acérées. Björn s'affola ; si celle-ci s'abaissait derrière leur passage, il serait irrémédiablement bloqué ! Cette angoissante perspective décupla son énergie, d'un ultime effort il parvint à rattraper le groupe avant qu'il ne franchisse la grille. Sans réfléchir, il décrocha alors une torche et dans son élan s'en servit pour fouetter la première créature qui lui tomba sous la main. Contre toute attente, celle-ci se mit à pousser un cri épouvantable avant de se disperser en fragments de suie. Les flammes pouvaient donc les atteindre ! Euphorique, le garçon courut en tous sens, frappa avec frénésie les infâmes créatures qui s'évaporaient en d'épaisses volutes noirâtres dès que la torche les touchait. Devenu champ de bataille, le corridor retentissait d'effroyables hurlements sous les assauts impitoyables de moulinets de feu.

– Allez au diable ! Pourritures, je vous tuerai toutes ! triomphait Björn, qui ne cessa son combat qu'au dernier râle des fantômes d'Angrboda.

Le calme et le silence revinrent enfin. En sueur, essoufflé, le garçon chercha du regard son amie. Étrangement luminescente dans les ténèbres, il la découvrit gisante à terre sur les pavés humides. Sa chevelure argentée auréolait son visage encore plus pâle que d'habitude, on eût dit qu'elle ne respirait plus. Inquiet, il posa son oreille contre le cœur de la jeune fille pour constater, soulagé, qu'il battait normalement. Tel un objet infiniment précieux, il la prit dans ses bras et la remonta à l'air libre.
En traversant la cour de la fontaine, il ramassa les fourrures et en couvrit sa protégée. Le ciel continuait de se dissoudre en multiples flocons, humectant cheveux et sourcils d'un duvet froid. Il s'éloigna de cet endroit menaçant et dénicha plus loin un logis au sol entièrement recouvert de nattes. Avec précaution, il y déposa le corps inanimé de Katja. Épuisé, il s'assit alors le dos contre le mur et sombra bientôt dans une somnolence. Le temps se suspendit aux frimas…

* * *
– Björn ? Björn c'est toi !?

Il sursauta, Katja émergeait de son endormissement, le regardait incrédule.

– C'est impossible… comment as-tu fait ? Comment as-tu vaincu les Soupirs ?
– Katja ! Comme je suis heureux, j'ai eu si peur de te perdre !

Il s'agenouilla à côté d'elle, devina son étonnement et lui montra le bâton de la torche encore fumant. Avec de grands gestes, il lui mima le combat épique qui avait terrassé les créatures.

– Le feu ? Tu as tué les Soupirs avec le feu ?
– Feu
, oui, feu, s'amusa Björn, comme pour continuer le jeu brutalement arrêté.

Mais Katja avait le visage grave.

– C'est incroyable. Sans le savoir Angrboda t'a donné le moyen de vaincre ses sujets. Sache Björn que les flammes que tu vois dans cette prison sont les manifestations de sa présence. Ce ne sont pas des hommes qui les ont allumées, il n'y a pas d'humains ici… à part… à part les enfants maudits.
– Katja, tu sais que je ne te comprends pas.

Les yeux perdus dans le vague, elle poursuivait néanmoins son monologue, la voix frémissante.

– Ce que tu as tué, ou chassé je ne sais pas, ce sont les âmes des enfants qui portent la marque et enfermés dans les caveaux. À leur mort ils deviennent les serviteurs noirs d'Angrboda. Tu aurais dû être des leurs Björn, mais décidément tu es plein de ressources !

Elle se mit à l'observer bizarrement, mélange d'admiration et de perplexité. Ses yeux se posèrent sur l'anomalie qui entachait l'apparence de Björn. Elle tendit les doigts comme pour la toucher. Le garçon recula derechef et lança d'un ton agressif.

– Arrête, je n'aime pas ça ! Qu'est-ce qui te prend ?

Confuse, elle bredouilla.

– Oh pardon, excuse-moi. Mais tu sais, je ne trouve pas ça laid. C'est même plutôt… fascinant.

Elle arbora alors un large sourire en secouant la tête. Ce mouvement vif fit scintiller sa chevelure d'éclats aussi brillants que des étoiles.

– Tu vois, moi aussi je ne suis pas normale !

Quand elle souriait de cette façon, Björn oubliait son existence faite de brimades et d'humiliations. La gaieté communicative de Katja lui procurait une joie de vivre qu'il ne connaissait pas, véritable rayon de lumière éclairant la misère de ses jours. Mais elle reprit vite une expression inquiète.

– Angrboda doit être furieuse, elle va vouloir te tuer. Elle ne peut agir directement dans notre monde mais elle va rechercher un émissaire, tu peux en être sûr. Si elle nous envoie Nídhögg nous ne pourrons rien contre lui. Ça nous laisse un peu de temps, viens !

Elle bondit sur ses jambes et tira Björn à sa suite. Il fut à nouveau émerveillé de l'aptitude avec laquelle elle se dirigeait dans les méandres de la forteresse. Jamais elle n'hésitait à prendre une direction ni ne rebroussait chemin. De toute évidence elle savait parfaitement où se rendre.
Leurs pieds foulaient un épais tapis de neige quand ils franchissaient les parties extérieures, linceul immaculé recouvrant cet univers minéral. Les flocons ne tombaient plus, laissant place à une atmosphère glaciale qui nimbait leur respiration d'un halo vaporeux. Leurs doigts étaient gourds, leurs visages rougis par une bise sournoise qui circulait entre les murailles. À la faveur d'un point de vue, Björn découvrit l'immense forêt de sapins saupoudrée de blanc qui cernait leur prison. Vers le ponant, le soleil semblait pétrifié.
Katja ne marquait pas de halte, pressant toujours le pas. Elle redoutait quelque chose que son compagnon ne pouvait deviner.
Après avoir contourné prudemment une citerne creusée dans le sol, ils parvinrent à un coin reculé du château, une jonction perpendiculaire de deux murs. Björn remarqua un portail qui annonçait une porte, dissimulée au pied de quelques marches. Katja s'arrêta alors et se tourna vers son compagnon.

– C'est la poterne nord, je l'ai découverte il y a bien longtemps. Angrboda m'a enfermée avant que je ne puisse m'enfuir par là.
– On peut sortir par ici ? demanda Björn rempli d'espoir.

Elle hocha la tête pour confirmer qu'il y avait bien une issue. Sans attendre Björn se rua sur la barre en bois qui bloquait la porte, posée en travers de deux crochets. Elle résista. Il s'arc-bouta et poussa avec toute son énergie mais la barre refusait de bouger d'un centimètre.

– Katja viens m'aider ! Il faut soulever ça.

Ensemble ils tentèrent de dégager la barre, sans résultat. Elle semblait inexplicablement rivée à ses supports. Fourbue, Katja abandonna tandis que Björn donna un furieux coup de poing contre la porte.

– Mais enfin c'est pas possible, il n'y a rien qui tient cette fichue poutre ! On devrait pouvoir la bouger !

Elle murmura d'une voix à peine audible.

– Je m'en doutais, c'était trop facile. Il y a un sort qui condamne cette porte.
– Que dis-tu ?
– Je voulais t'épargner ça Björn, tu es si jeune, mais nous n'avons plus le choix, le temps nous est compté.

Elle marqua une pause puis reprit.

– Nous ne pouvons le faire dans la neige, il faut trouver un endroit plus… plus confortable.

Elle se redressa et lui fit signe de la suivre. Björn restait indécis, renâclant à quitter cette lueur d'espoir qui venait cruellement de s'éteindre.

– Attends Katja, où vas-tu ?! Il ne faut pas baisser les bras, il doit bien y avoir un moyen d'ouvrir cette porte ! C'est la liberté derrière, tu comprends !

Elle ne dit rien mais le regarda avec une telle intensité, d'une manière si déterminée qu'il se sentit obligé de lui emboîter le pas. Ravalant sa déception il se résolut à oublier la poterne. Si Katja abandonnait ce passage c'est qu'elle en connaissait certainement un autre. Aussi, grande fut sa surprise quand après s'être introduite dans un réduit tout proche, elle s'immobilisa au niveau d'une torche.

– Ça nous fera un peu de chaleur.

Médusé, il la vit alors ôter sa fourrure qu'elle fit tomber à terre puis délacer sa tunique. Entièrement défaite de ses vêtements, elle s'approcha de lui et posa avec calme ses mains sur ses épaules.

– Qu'elle est pénible cette impossibilité à se comprendre ! J'ai pourtant tellement de choses à te dire, à t'expliquer Björn. Tu dois t'unir à moi, c'est l'unique solution pour se défaire des griffes d'Angrboda. En perdant ma pureté, le charme sur lequel est bâtie cette immonde prison sera rompu. Je suis le socle qui rattache l'émanation d'Angrboda à ce monde. Il faut couper ce lien, il faut rompre ce cordon en le salissant.

Ces paroles prononcées, elle retira la fourrure de Björn qu'elle envoya rejoindre la sienne. Quand elle entreprit de déboutonner sa chemise, il comprit bel et bien ses intentions et recula.

– Mais… mais qu'est-ce… qu'est-ce que tu fais ? Je… je ne connais pas ces choses-là… je ne sais pas faire !

Il ne pouvait lui avouer que ses connaissances en la matière se résumaient à des visions dérobées, la nuit, quand il se glissait dans son village pour commettre des larcins. Et puis pourquoi voulait-elle faire ça ? Il fallait plutôt continuer à fuir, à trouver un moyen de sortir d'ici ! En réponse le corps de Katja se mit curieusement à irradier, à émettre des ondes bleutées encore plus fortement qu'il ne l'avait vu dans le corridor quand elle était inconsciente. Ses yeux bridés se plissèrent davantage, filtraient son regard, sa chevelure devint agitée comme des herbes folles secouées par le vent. C'est à peine si Björn la reconnaissait.

– Viens Björn, n'attends pas…

Méconnaissable sa voix avait pris des accents étranges, lointains. Elle semblait n'être plus tout à fait ici. Une attitude qui faisait peur au jeune garçon mais en même temps qui l'attirait, irrésistiblement, poussé vers elle par une lame de fond qu'il n'avait jamais éprouvée auparavant. Ce désir nouveau, puissant, finit par surmonter sa crainte, la beauté irréelle de Katja par vaincre ses réticences et il succomba à son appel. Victorieuse, elle l'entraîna sur le matelas de fourrures improvisé. Quand tout tremblant il s'enfonça en elle, il eut l'impression de pénétrer le merveilleux Walhalla dont la sage-femme lui avait autrefois parlé.

* * *
Les ombres mouvantes des flammes couraient sur la voûte, créant un improbable théâtre de figures. Engoncés sous les fourrures, face à face, Björn et Katja mélangeaient leurs souffles apaisés. La jeune fille avait retrouvé son aspect normal et paraissait maintenant pensive.

– C'est bizarre, je me sens différente. J'ai l'impression que quelque chose en moi s'est remis à battre. Je ne grandissais plus depuis mes seize ans, ça fait une éternité que j'ai cet âge-là. Peut-être que je vais recommencer à vieillir ?
– Vieillir, vieillir répéta Björn en écho.

Elle éclata de rire, amusée des tentatives du garçon pour l'imiter.

– Il y a encore du travail Björn.
– Travail Björn, travail Björn
, reprit-il taquin.
– Mais ma parole, tu te moques de moi ! fit-elle faussement outrée avant de se jeter sur lui pour le chatouiller.
– Non, ah ! ah ! ah ! Arrête Katja, arrête !

Ils roulèrent l'un sur l'autre en s'esclaffant, les corps enchevêtrés. Il n'y avait plus de distance entre eux, de retenue, comme s'ils se fréquentaient depuis toujours. Les yeux de Katja pétillaient, Björn était au comble du bonheur. Rouges et échevelés, ils s'ébattaient dans une lutte joyeuse où chacun essayait de prendre le dessus. Un grondement sourd interrompit soudain leur amusement.

– Qu'est-ce que c'est ?
– Chut…

Le grondement recommença, plus fort, pareil à un roulement de tambour, s'amplifia jusqu'à faire trembler les murs sur leurs bases. Une pierre se détacha et tomba près d'eux.

– Lève-toi, il faut partir !

Aussi vite qu'ils le purent, ils se rhabillèrent et coururent vers l'extérieur. Juste au moment où ils allaient sortir, une crevasse béante se forma devant eux. Björn n'hésita pas une seconde et sauta pour la franchir au contraire de Katja, tétanisée, qui n'osa plus avancer.

– Saute Katja ! Saute ! cria-t-il.

Le grondement s'était mué en épouvantable vacarme. Des volées d'ardoises dégringolaient des toits, des pans entiers de remparts se lézardaient avant de s'effondrer dans la boue neigeuse. Stimulée par les encouragements du garçon, Katja prit enfin son élan et bondit au-dessus de la crevasse. Björn l'accueillit dans ses bras.

– Que se passe-t-il Katja ?
– On a réussi Björn, on a réussi ! Le maléfice est rompu, la forteresse s'écroule !

Il la voyait étonnamment ravie alors que l'apocalypse se déchaînait autour d'eux. Le ciel se joignit à la partie, prenant des teintes sombres, tourmentées, déchirées par intermittences d'aveuglantes décharges électriques. Björn leva la tête et remarqua à l'aplomb du donjon un tourbillon noir qui trouait les nuages. L'oriflamme d'Angrboda battait avec fureur. Suivant son regard, Katja le tira par la manche.

– Nídhögg, c'est Nídhögg ! Cette maudite lui ouvre le passage ! Vite, on n'a plus un instant à perdre !

Avant de la suivre, il eut le temps d'entrevoir émergeant des nuées une face allongée, écailleuse, énorme, où se consumaient des pupilles étroitement fendues.

À grandes enjambées ils louvoyèrent entre les gravats et les débris, évitant les fissures qui se multipliaient à travers le dallage. Björn se rendit compte qu'elle l'entraînait à nouveau vers la poterne. Qu'espérait-elle donc ? Au moment où ils l'atteignirent, l'auvent céda sans prévenir. Brutalement percuté par un montant, il fut envoyé à terre. Sous les yeux inquiets de Katja il se releva en chancelant.

– Ce n'est rien, articula-t-il péniblement.

S'assurant qu'il n'avait pas de blessures, la jeune fille se plaça alors sous la barre transversale, celle qui leur avait donné tant de mal. Encore étourdi, Björn la vit pousser la barre vers le haut pour l'enlever de ses deux supports.

– Tu sais bien que c'est blo…

Il n'eut pas achevé sa phrase que la barre, n'offrant plus aucune résistance, bascula sur le côté. Ébahi, il se précipita pour aider Katja à ouvrir la porte. Pivotant lourdement sur des gonds rouillés, elle dévoila enfin l'issue salvatrice. Les deux fugitifs échangèrent un sourire radieux puis franchirent, main dans la main, l'enceinte jadis inexpugnable de la forteresse.
Au-dehors les attendait un pont suspendu, de planches et de cordes, qui traversait sur une centaine de mètres l'insondable précipice. Des grappes de pierres, de moellons et de morceaux de bois continuaient dangereusement de se détacher derrière eux. Parfois retentissait un grand fracas, telle une détonation, quand une partie du château s'affaissait sur elle-même. Ils pouvaient sentir l'odeur âcre de la fumée des incendies qui s'étaient propagés un peu partout.

– Il faut passer Katja, dépêchons-nous !

Elle regardait avec angoisse la fragile passerelle mollement balancée par un courant d'air venu des fonds. L'ultime obstacle. Björn devina son appréhension et la tira fermement par la main. Apeurée, elle ferma alors les yeux et se laissa conduire.
Cramponné aux cordes, le garçon essayait de progresser aussi vite qu'il le pouvait mais le balancement du pont, le mauvais état des planches et les hésitations de Katja ne lui facilitaient pas la tâche. Quand il se retourna pour l'encourager, un frisson d'effroi lui glaça le sang. Sur la rive en désolation qu'ils venaient de quitter, jaillissant du brasier, apparut la gigantesque créature d'Yggdrasil : Nídhögg le tueur.
Björn bredouilla.

– Par tous les dieux, il… il ne va quand même pas nous suivre !

La langue fourchue renifla rapidement la passerelle et, au désespoir du garçon, le monstrueux reptile s'élança. Dès qu'il s'engagea sur le pont, le poids de son corps tendit à l'extrême la fragile ossature, déséquilibrant les fuyards. Blanche comme une morte Katja invectiva son compagnon.

– Ne te retourne pas ! Allez ! Allez !

Toute sa vie Björn se souviendrait de cette course éperdue sur un plancher mouvant avec un effrayant prédateur à leurs trousses. Si des lattes n'avaient pas cédé sous la masse du monstre, ralentissant sa progression, jamais ils n'auraient échappé à ses crocs venimeux. Ce court laps de temps permit à Björn de cisailler avec panique les deux grosses cordes qui maintenaient le pont. Par chance, il n'eut pas besoin de les couper jusqu'au bout, les derniers brins lâchèrent alors que Nídhögg n'était plus qu'à quelques mètres. La gueule démesurément ouverte, sifflant avec rage et fureur, l'immonde créature disparut en tournoyant dans les abîmes.

Ils étaient sains et saufs, ils étaient libres !

De la forteresse, amas de décombres fumants, ne subsistait plus que le donjon, reliquat de la présence maléfique d'Angrboda, celle qui apporte le chagrin sur la terre des hommes.

* * *
Étendus à l'abri d'un sapin, sur une épaisse couche d'aiguilles, les jeunes fugitifs se remettaient doucement de leurs émotions. Pour la première fois de leur vie ils n'étaient plus habités par la peur, dorénavant liés, prêts à affronter l'inconnu d'un monde nouveau qui s'offrait à eux.
Les mains sous la tête, songeur, Björn se confia.

– Tu sais Katja, l'enfermement dans cette horrible prison est finalement la meilleure chose qui me soit arrivée. Je ne t'aurais jamais rencontrée sinon.

Elle le dévisageait avec affection.

– Bientôt je comprendrai tes paroles Björn, nous avons tout le temps pour apprendre maintenant.

Elle se mit à caresser le visage du garçon, à effleurer son troisième œil au milieu du front, cet œil de couleur azur qui lui renvoyait un amour infini.
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Message  jfmoods Ven 14 Mar 2014 - 10:21

Pour moi, il manque un certain nombre de virgules, ce qui fait que j'ai souvent été en apnée dans ton texte. Il doit manquer aussi un point d'exclamation ou deux. Trois phrases m'ont semblé maladroites parce que syntaxiquement confuses...

"Elle semblait habitée d'une sourde colère au point d'empourprer ses joues pâles." ("Elle semblait habitée d'une sourde colère qui l'envahissait au point d'empourprer ses joues pâles.")
"À peine eut-elle fini ses paroles" ("À peine eut-elle prononcé / fini de prononcer ces paroles)
"Une attitude qui faisait peur au jeune garçon mais en même temps qui l'attirait, irrésistiblement, poussé vers elle par une lame de fond qu'il n'avait jamais éprouvée auparavant." ("Une attitude qui faisait peur au jeune garçon mais en même temps qui l'attirait, irrésistiblement, poussé qu'il était vers elle par une lame de fond qui ne l'avait jamais gagné / traversé auparavant").

Pour moi, belle écriture. Belle histoire, bien racontée. Il y a juste cette question de langue... commune sans l'être vraiment... qui déroute un peu le lecteur. Langue mère et dialecte ? Cela mériterait d'être vaguement éclairci.

Ton texte m'apparaît comme une très belle parabole sur le dépassement nécessaire de toutes les formes d'ostracisme.
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Message  Sahkti Jeu 24 Avr 2014 - 15:45

Il y a un beau travail d'écriture, c'est indiscutable, et pas mal de soin apporté à l'ensemble. Et c'est peut-être justement là que ça coince à mes yeux, c'est que ça finit par rendre le tout, comme dire... un brin trop gentil pour moi. Le déroulement de l'histoire, on le devine aisément. L'idylle naissante aussi et perso, c'est vraiment loin d'être ma tasse de thé car dans la plupart des cas, je trouve que ça finit tôt ou tard par donner des allures gnangnan eu récit et malheureusement, ce texte n'y déroge pas, malgré toute les qualités qu'il renferme. Dès lors,ce la me fait davantage penser à un conte pour enfants, mais il y manque alors peut-être une touche de magie.
Bref, j'ai du mal à entrer totalement dans l'intrigue, désolée et, comme jfmoods, je ne comprends pas bien cette histoire de langage incompris pourtant compréhensible par nous.
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Message  Jano Jeu 24 Avr 2014 - 16:41

Je ne comprends pas pourquoi vous ne comprenez pas ce langage incompris (sourire). En fait il n'y a rien à comprendre (re...).
Katja parle une langue et Björn une autre. Pour les différencier à la lecture celle de Katja est écrite en italique, c'est tout. Il m'a semblé intéressant que les deux héros viennent de mondes distincts.
C'est effectivement un conte d'inspiration heroic fantasy tourné vers les ados.

Merci d'avoir pris le temps de parcourir cette longue histoire.
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Message  Sahkti Jeu 24 Avr 2014 - 18:14

Jano a écrit:C'est effectivement un conte d'inspiration heroic fantasy tourné vers les ados.
Dans ce cas, en effet, ça prend une autre dimension que je perçois mieux et ça colle assez bien à la cible.
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