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L'œil du paon

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Message  roro Dim 30 Mar 2014 - 23:24

Ma grand-mère composait des puzzles de plus de 3000 pièces. A l'époque j'ignorais la symbolique des objets. Je n'osais toucher aucune des pièces qu'elle disposait sur un grand plateau, triées selon leurs nuances et couleurs. Aujourd'hui je revois cette scène à travers le prisme cristallin d'une mémoire traumatique. J'entrevois aussi dans le salon le vert éclatant d'une plume de paon qui me toise avec insistance. Peu de mots et beaucoup de regards. Dans le grand salon, grand-mère cherche ses pièces à travers la vitre épaisse de ses lunettes. Quand je lève les yeux sur mon père j'ai l'impression de voir non pas deux paires de yeux mais deux poissons noirs dans un grand bocal. Je me mets à sauter sur les dalles noires et blanches du salon et c'est comme si je jouais sur les cases d'un échiquier géant. J'attends toujours le moment où grand-mère se dirige vers le tiroir et sort le jeu de Barjis, pour jouer avec moi. Je choisis toujours les chevaux et je lui laisse les pions. Je n'ai jamais vu un jeu aussi esthétique, le tapis est constitué d'un tissu de velours brodé de fils dorés, les pions sont en cuivre doré et à la place des dés on a des coquillages de cauris percés. Si c'est face on avance si c'est pile rien ne se passe. Jamais elle ne hausse la voix mais elle m'intimide beaucoup. Alors j'essaie d'éviter de la fâcher mais je l'observe de loin. Ma mémoire ramène des éléments-clé de ce décor. Un rossignol peu farouche, un perroquet gris qui n'apprendra décidément jamais à parler. Mon père fume des cigarettes et dépose les mégots dans un cendrier en inox. Sa mère utilise toujours un porte-cigarette noir. Alors je m'imagine que c'est une actrice, et j'ai une confirmation le soir quand elle se met à chanter devant l'émission de musique orientale. Sa gestuelle et son entrain m'intimident. Elle regarde cette émission toute seule, elle semble heureuse.

Il ne faut jamais s'asseoir dans son fauteuil, mais il est possible de s'asseoir partout ailleurs, même dans le fauteuil du grand-père disparu. Si elle ouvre les volets verts-clair, on voit le soleil filtrer à travers le store : c'est toujours l'été à Tripoli Quand elle n'est pas là, je fouille dans les tiroirs près de la télé, je fouille aussi dans les objets dè père. Je trouve des chaussettes, des flanelles et aussi un tiroir avec plein de piles électriques et d'éléments électriques. C'est un réel fouillis. Son lit est bien fait, la table d'écriture est dégagée. Plus tard je l'imaginerai en train d'écrire. Je l'imagine fumant, buvant un verre de café, je l'imagine perturbé par le vol d'un oiseau. Un jour, il a du abandonner le perroquet, le donner à sa soeur : "ta grand-mère n'a plus la patience pour s'en occuper". Dans la chambre je traine parmi les piles de journaux, ça sent le renfermé, il y a des livres en arabe qui me repoussent et un tas de journaux jaunes. Aucune image. Parfois sa voix m'interpelle, il me demande des nouvelles de mes héros de bandes dessinées, surtout de Pif et Hercule. Je pense qu'il les aimait bien.

Le matin, des brisures de cornflakes. Se laver les mains au petit lavabo qui a un petit robinet doré. Le savon est orangé, son odeur est persistante.

Elle a les cheveux teints en blond, d'un blond doré comme du blé. Une mousseline légère sur le corps. Des jambes fines, une allure gaie et déterminée. Son nom signifie "le pardon".

Je ne lui parle pas trop, mais je l'observe.

Le matin des brisures de cornflakes. et la fin du séjour des bagages bien pliés, une scène de dispute et quelques pleurs. Il y a une sculpture immonde au bas de l'immeuble, une énorme sculpture vert foncé plaquée contre un mur au grain grossier. C'est une lettre, c'est sûr, ce signe Chinois veut dire quelque chose. Mais quoi? Si la porte d'entrée est fermée, on ne sonne pas, on crie. L'appartement est au premier et il y a toujours quelqu'un pour ouvrir.

Le matin des brisures de cornflakes et un peu de lait. Que veux-tu manger? Me demande-t-il. Je choisis ce que je veux, pour ces quelques jours volés à la vie...

La fenêtre s'ouvre sur le balcon, la plante est toujours en fleur, le soleil est éclatant. C'est toujours l'été à Tripoli.
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Message  seyne Lun 31 Mar 2014 - 10:03

Le charme, le plaisir simple d'une évocation, un voyage à travers l'espace et le temps.....là où tu nous invites à regarder le monde de ta famille, avec tes yeux d'enfant.
J'aime l'absence de prétention, d'intellectualisation, la netteté des souvenirs et l'importance accordée au jeu, à toutes les sortes de jeux.
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Message  jfmoods Mar 1 Avr 2014 - 9:36

"À l'époque"
"deux paires d'yeux"
"des éléments-clés"
"les volets vert-clair"
"il a dû abandonner"
"Ta grand-mère n'a plus..."
"Dans la chambre je traîne"
"... c'est toujours l'été à Tripoli. Quand..."
"... me demande-t-il."

Je trouve que ton texte manque parfois de virgules.

L'intemporalité de ce moment (raconté presque exclusivement au présent de narration et à l'imparfait) est accentuée par les adverbes de fréquence : "toujours" apparaît six fois dans le texte, "jamais" quatre fois. Le père et la grand-mère nous sont décrits à deux reprises en vis-à-vis ("vitre épaisse de ses lunettes" / "deux paires d'yeux", "cendrier" / "porte-cigarettes"). Comme ils lui apparaissent dans un décor composé d'oiseaux ("rossignol", "perroquet"), le lecteur aura tendance, à partir de la seconde lecture, à les assimiler à un couple... d'inséparables. Comme le fait remarquer judicieusement Seyne, le jeu est un élément important du récit, qu'il soit de société ("Barjis") ou plus solitaire ("puzzles"). L'"échiquier géant" faisant office de marelle ainsi que le puzzle figurent, chacun à leur manière, un rapport mystérieux au monde (auquel répond, en partie, la "fouille" de l'enfant). La grand-mère détient sa part d'ombre, c'est pourquoi l'enfant l'"observe" et part dans des conjectures au travers d'indices. Il en va de même pour le père dont le passé est scruté pour être réinventé ("j'imaginerai") à travers une série d'objets réinvestis par l'imaginaire, comme le confirme l'anaphore ("je l'imagine" x 2). Le centre névralgique du texte se trouve à la quatrième phrase, celle qui expose, en quelque sorte, les enjeux cruciaux du souvenir...

"Aujourd'hui je revois cette scène à travers le prisme cristallin d'une mémoire traumatique."

L'antithèse qui se développe ici met bien en perspective la manière disproportionnée dont les sens ont pris en charge ce moment. Comme le suggère le titre ainsi que l'adjectif "cristallin", les notations sont essentiellement visuelles et épousent une large palette de couleurs. De fait, le texte prend l'aspect d'une toile qui, telle un "paon", donnerait à s'admirer au spectateur à travers un spectre varié de colorations. Une toile qui, à l'image de la plume verte, regarderait aussi, en quelque manière, son spectateur, et ce de façon peu amène ("toise"). Les autres sens sont presque gommés de l'équation du souvenir. L'ouïe est réduite au minimum ("Peu de mots", "Parfois sa voix m'interpelle", "Je ne lui parle pas trop", "... on crie."). À peine peut-on mentionner l'odorat ("Le savon est orangé, son odeur est persistante."). Le toucher n'est que suggéré par l'empressement à fouiller. Ni le tactile ni le gustatif ne constituent des éléments sur lesquels la mémoire à trouvé à se focaliser, à se construire. Non, nous sommes bien là devant un monde où l'image se présente comme le support obligé d'appréhension des choses ("... il y a des livres en arabe qui me repoussent et un tas de journaux jaunes. Aucune image."). Cela au point que le lecteur, à un moment donné, aura l'impression de se trouver face à une mise en abyme, l'enfant regardant sa grand-mère qui, elle-même, regarde.

Merci pour le voyage !
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Message  seyne Sam 5 Avr 2014 - 10:37

J'avais lu trop vite, zappé la phrase que relève jfmoods sur "le prisme cristallin d'une mémoire traumatique", et donc j'étais passée à côté d'une dimension essentielle du texte. Quelque chose d'une tragédie à peine suggérée par ces mots.
Ils donnent à l'ensemble une lumière encore plus belle.
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Message  jfmoods Dim 6 Avr 2014 - 7:23

"Aujourd'hui je revois cette scène à travers le prisme cristallin d'une mémoire traumatique."

Tout dépend du sens que l'on donne ici à l'adjectif "traumatique". Est-ce le sens premier du terme ? Doit-on en faire une interprétation plus abstraite ? Après une première lecture, on pense à un simple effet d'antithèse. Il n'y a rien, apparemment, qui puisse faire pencher le lecteur vers une mise en perspective véritablement douloureuse, même si le rôle précis de cette plume de paon reste énigmatique et un brin anxiogène. On a l'impression que tout vient de l'appréhension particulière des sens sur l'événement, peut-être le côté silencieux, un peu trop figé de ce moment.

Cependant, "cristallin" et "traumatique" sont non seulement contraires, mais apparaissent également inconciliables. Du coup, on penche fortement du côté du paradoxe. Sous couvert de nous relater un événement transparent, on nous suggèrerait, en filigrane, une histoire beaucoup plus opaque, beaucoup plus grave.  

Impossible de trancher. On doit laisser la porte ouverte aux deux interprétations.

Se dresse alors l'image, dans un tout autre contexte, de "L'aigle noir" de Barbara.
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Message  roro Dim 6 Avr 2014 - 8:06

Merci pour votre passage, je suis étonnée de la finesse de l'analyse, et des éléments qui ont été devinés! Le texte est biographique.

Seyne: oui, le jeu est important, et toutes sortes de jeux effectivement même ceux qui n'ont pas été montrés ici. C'est juste une parenthèse, une halte dans une enfance bizarre. Qui a manqué de jeu, justement. Ces souvenirs avec le père sont si rares que la mémoire leur attribue une couleur particulière. Derrière cette légèreté apparente, ce tableau de vie quotidienne normal, se cache une histoire beaucoup plus dure, beaucoup plus complexe.

Jfmoods: votre analyse m'a vraiment plu car vous avez deviné ce que j'ai mis en arrière-plan, en coulisses même. L'intemporalité (due à la rareté des souvenirs qui ne s'inscrivent pas dans une durée ou dans une linéarité), le couple d'inséparables (père/grand-mère), le mystère omniprésent, l'anxiété aussi. Le paradoxe dont vous parlez, c'est le tabou, le non-dit d'où peut-être la référence à la chanson de Barbara (chanson peut-être inspirée par le père de la chanteuse). Il y a effectivement une grande douleur derrière cette scène et une tentative de reconstruction... Votre analyse du texte est très pertinente, très juste.
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Message  gaspard Mar 8 Avr 2014 - 14:52

Je me pose des questions sur Tripoli. As-tu vécu là bas ? Y vis tu ? C'est deuxième texte que je lis de toi. Il est moins traumatique que l'autre, mais —est-ce une réminiscence du premier?— j'y devine la même déchirure. Tripoli m'intrigue. Tu dis “autobiographique“.
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Message  roro Mar 8 Avr 2014 - 20:31

Bonsoir Gaspard,

Tripoli c'était l'enfance, je suis originaire de cette ville. Mais je vis en Europe depuis des années...
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Message  seyne Mer 9 Avr 2014 - 8:05

j'ai encore réfléchi à cette histoire de "cristallin", qui fait ici doublement sens : la transparence, bien sûr, mais aussi l'effet grossissant d'une lentille, ce qu'est exactement le cristallin.
Je repensais à tout ce qui se modifie de la perception dans certaines situations : extrême précision mais rétrécissement du champ visuel, modification de la perception du temps, et aussi à plus long terme une sorte de fixation de la mémoire - on dit : "c'est comme si c'était hier".
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