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Au Royaume du Sultan Barbu

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Polixène
Gobu
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Message  Gobu Mer 9 Avr 2014 - 13:07

LA PRINCESSE ET L’OISEAU BLEU (2)


Ce texte est la suite de "La princesse et l'Oiseau Bleu"

http://www.vosecrits.com/t2089-nouvelle-vague-la-princesse-et-l-oiseau-bleu.

Il peut cependant être lu comme une nouvelle à part entière...

Au royaume du Sultan barbu.


1) Le banquet du Sultan


Il était une fois une princesse qui avait fui le royaume de son père sur le dos d’un oiseau. Un oiseau bleu. On voit des choses plus étranges dans les contes, et même parfois dans la vie de tous les jours, quand on a su garder les yeux ouverts. A vrai dire, le mignon petit oiseau s’était révélé à l’usage un magnifique dragon en parfait état de vol, monture plus adaptée aux fesses d’une princesse, fussent-elles petites et pommelées à ravir.

Quoi qu’il en soit, la Princesse Zulm-Aya avait pris la tangente à dos de dragon. Elle avait bien fait : à peine se fut-elle envolée que malheurs et calamités s’abattirent sur le pauvre Royaume de Shamââr. A moins que ce ne fût son départ qui les ait déclenchées, comme le prétendent les mauvaises langues. Cela revient au même : ce qui est écrit doit advenir et il était écrit que la petite devait partir. C’est juste que les hommes ne savent pas lire, ou ne lisent que ce qu’ils veulent entendre. Ce qui est pire encore.

Le nom de la Princesse Zulm-Aya signifiait « L’Ange descendu du Ciel » Aussi lorsque qu’elle se présenta chez le souverain fortement barbu qui régnait sur l’un des trois redoutables états responsables de la ruine de son malheureux. royaume, nul ne s’étonna qu’elle surgisse des airs et sur une monture ailée. On s’étonne moins dans ces contrées, aussi les prodiges y sont-ils beaucoup plus courants. Pourquoi la petite avait-elle choisi de débarquer chez le roi barbu plutôt que chez le militaire moustachu ou les glabres maîtres de la république démocratique, nul ne le savait. Son caprice, celui de l’oiseau bleu, celui du vent, qu’importait : où qu’elle se posât, c’était ailleurs.

On lui fit accueil triomphal. Même là-bas, ça n’est pas tous les jours qu’une princesse de sang royal descendait du ciel en chevauchant un monstre aérien aux écailles d’un bleu aveuglant. Averti par ses mages, ses astrologues et ses devins, le roi se porta en personne au devant de la petite, assis en majesté sur un baldaquin coiffé d’un dais de brocart vert, couleur du Prophète. Le monarque, avec tout le respect qu’on doit à Son Auguste Personne, à force de ragoûts en sauce, de purées de légumes secs et de desserts écoeurants, avait acquis un tel embonpoint qu’il ne fallait pas moins de seize porteurs au crâne rasé et aux muscles luisants pour véhiculer son équipage. Il aurait pu choisir l’une des soixante-quatre limousines aux chromes plaqués d’or qui remplissaient les garages de ses palais, mais, s’agissant d’une princesse chevauchant un dragon, un peu de couleur locale ne pouvait nuire. Les malabars aux torses huilés, ça t’a quand même une autre allure qu’une automobile, même plaquée d’or.

Bien entendu, le roi avait convié son peuple à fêter avec lui l’envoyée des cieux. Les invitations des rois étant des ordres, une foule innombrable se pressait sur les lieux, tenue à distance respectueuse par un rideau de janissaires prolongés de longs fouets. L’hospitalité royale avait ses limites. Pour une fois, hommes et femmes – strictement voilées, naturellement, faut pas rêver – avaient le droit de se mêler pour acclamer l’héroïne du jour, et l’on n’allait pas rater une occasion d’esquiver le dur labeur quotidien, d’autant que le roi avait garanti aux employeurs qu’il les indemniserait sur le Trésor Royal pour le manque à gagner. Il pourrait toujours se récupérer sur les taxes par la suite, c’est ainsi qu’on maintient les caisses pleines.

Le dragon se posa pile-poil à l’endroit et au moment prédits par les prévisionnistes du roi, pour une fois d’accord entre eux. Il n’aurait plus manqué que ça : on en avait fait décapiter pour bien moins. Ce roi tenait l’exactitude pour la politesse de ses sujets, et il attendait la pareille de la part de cette princesse de contes de fées qui se pointait à l’improviste chez les gens en caracolant sur une bête volante. Il ne fut pas déçu : le dragon avait dû recevoir une excellente éducation.  Quant à la princesse, elle avait été élevée en princesse, et déléguait les questions de timing aux bons soins du personnel. Le souverain n’a pas besoin de montre : c’est lui qui indique l’heure.

Bref, le dragon atterrit comme dans un rêve, ou tout au moins un conte de fées. Dans un grand froissement d’ailes membraneuses, au milieu d’une tempête de poussière. A peine à terre, il fit jaillir de son mufle une giclée de flammes au dessus des têtes, faisant refluer l’assistance avec un grondement de terreur. C’était un dragon facétieux. Lorsque le tumulte se fut apaisé, la poussière dissipée et le jet de flammes tari, les naseaux encore fumants, il inclina son long cou de serpent vers le sol, afin que la princesse puisse s’en servir comme toboggan pour glisser doucement jusqu’à terre. C’était aussi un dragon fort galant. Lorsqu’elle s’avança, toutes les bouches s’arrondirent d’admiration et s’asséchèrent de concupiscence. Bien qu’elle fût vêtue selon les convenances, et ses cheveux emprisonnés dans un seyant foulard rouge, le feu de son regard, la lumière de sa peau et la grâce de son maintien rayonnaient. La rumeur n’avait pas menti : la Princesse Zulm-Aya était une bombe. Le Grand Chambellan prit la parole d’un ton emphatique. Le roi n’ouvrait la bouche que pour ordonner.

- Salut à toi, noble étrangère. Au nom de son Illustrissime Luminescence le Sultan Hammusuddin le Triomphant, Roi des Rois et Commandeur des Croyants, je te souhaite la bienvenue dans notre pays.
- Poil au kiki.

Une vague d’hilarité fit onduler l’assistance, qui se calma aussitôt que s’élevèrent les fouets des janissaires. La petite était bien mal embouchée et la barbe du monarque en frisait de contrariété. Ici, sur cette même Place des Festivités Exemplaires & Réjouissants Châtiments, il en avait déjà fait empaler pour trois fois moins que ça. D’un autre côté, elle était son hôte et les lois de l’Hospitalité sont sacrées. Et puis il y avait son dragon, aussi. Mieux valait laisser glisser l’affront. On ne sait jamais avec les dragons, ils ont notoirement un caractère fantasque.

- Ahem, poursuivit le chambellan, en tous cas mon Maître est très honoré d’accueillir la célèbre princesse Zulm-Aya, dont le chroniqueur chante la beauté, la sagacité et la jeunesse…
- Poil aux fesses.

Le pauvre roi avait décidé de rester de marbre. Il y avait d’autant plus de mérite qu’en général, on ne le tenait pas pour un modèle de mansuétude et de bonhomie. Plutôt que le Triomphant, ses sujets l’appelaient volontiers le Vindicatif, l’Implacable ou le Cruel. Sous le manteau et à voix très basse, naturellement. Les mouchards royaux avaient l’ouie fine et ses bourreaux ne passaient pas pour des rigolos.

- Dans le malheur qui te frappe, Zulm-Aya, alors que tu as perdu famille et patrie, sache que son Illustrissime Luminescence le Sultan Hammusuddin n’est pas seulement surnommé le Triomphant, mais aussi le Généreux.
- Poil aux yeux.
- C’est pourquoi, dans son infinience munificie…par la barbe du Prophète, j’en bafouille…
- Poil aux…
- Nooooon !

Le monarque en personne avait donné du gosier pour interrompre la rime limite borderline de la Princesse, provoquant un silence de mort. En général, quand il ouvrait le bec en public, les têtes ne tardaient pas à pleuvoir sur le pavé. Un frisson de terreur parcourut le public, quand s’éleva une voix au timbre velouté.

- Le Salam sur Ta Chatoyante Mirobolance, grand Sultan Hammusuddin. Plaise à Elle de pardonner ces enfantillages. La pauvre enfant est encore sous le choc et ne sait pas ce qu’elle dit. De plus, je crois qu’elle supporte assez mal les transports aériens.

Le Sultan fut bien forcé de compatir. Il connaissait cela ; à chaque fois que son métier de roi le contraignait à monter à bord d’une de ces maudites machines volantes, il en souillait son linge d’appréhension. C’était le dragon qui était intervenu pour défendre la princesse. Il avait changé d’aspect. Le dragon, grand magicien, peut prendre n’importe quelle apparence. C’est même à cela qu’on le reconnaît. Il s’était métamorphosé en parfait homme du Monde, drapé de sombre élégance, coiffé d’un haut-de-forme et le col de la jaquette fleuri d’un œillet blanc. La fleur fit son effet. A moins que ce ne fut le couvre-chef. Quoi qu’il en soit, son allure forçait le respect. Tel quel, on l’aurait pris pour l’envoyé plénipotentiaire de quelque redoutable puissance coloniale. Pour un peu, on se serait attendu à voir fumer à l’horizon du port les cheminées des canonnières. Le roi fit signe au chambellan de rester zen.

- Sur toi le Salam, noble dragon. Son Illustrissime Luminescence souhaite offrir à la jeune princesse l’hospitalité de son Sérail. En tout bien tout honneur, naturellement. Ces dames sauront prendre soin d’elle comme il convient.
- Je n’en doute pas une seconde. D’autant que je serai là pour veiller au grain.
- Comment serait-ce possible, Seigneur Dragon ? Seules les femmes et les eunuques sont autorisés dans le Sérail. Nul homme à l’exception de leur Maître le Sultan n’y peut entrer sous peine de la mort.
- Aucune porte ne résiste au dragon. Pour la Princesse, je me ferai demoiselle de compagnie.

Et l’espace d’un instant, le fringant homme du Monde se transforma en souple bayadère à la taille brune étranglée d’un collier de sequins, ondulant lascivement des hanches au rythme de son tambourin. A peine les yeux du public eurent-ils le temps de gicler de leurs orbites que la vision s’effaça dans un poudroiement d’or et que réapparut le gentleman. Frustration.

- Convaincante démonstration, Votre Seigneurie. Puisque voici réglées les questions de protocole, Son Illustrissime Luminescence désire maintenant vous inviter au banquet de bienvenue qu’Elle a fait apprêter en votre honneur.  Poil au cœur, si j’ose dire ainsi.
- Tu l’as dit, bouffi ! Et fissa, le banquet, j’ai une dalle à avaler un chameau avec les arêtes.

On n’eut pas le front de faire remarquer à l’impertinente que le chameau n’avait pas d’arêtes. Et puis tout le monde avait faim, à commencer par le petit peuple, qui attendait en salivant de convoitise que les janissaires libèrent l’accès aux tréteaux du gigantesque buffet de viandes rôties et de hors d’œuvres offert par le monarque pour célébrer dignement l’événement. Il fallait vraiment que la petite lui ait fait perdre le sens commun pour le pousser à une telle munificence. On le connaissait mieux sous le sobriquet de Hammusuddin le Rat ou encore Doigts-Crochus ; c’est bien simple, la dernière fois qu’il s’était fendu d’un banquet pour ses sujets remontait à son couronnement, qui ne datait pas de la veille ! Encore avait-il seulement fait distribuer des galettes de pain, des dattes et du thé de ménage, soucieux de ne pas entamer son règne par des dépenses ruineuses pour le trésor royal. Et voilà qu’il offrait à ses sujets un festin de notables ! Ils ne manquèrent pas d’attribuer ce prodige à l’heureuse influence de la venue de Zulm-Aya, et spontanément l’en remercièrent d’une ovation et de youyous  jaillis de cent mille poitrines, tandis qu’elle s’envolait vers le palais sur sa monture aux ailes d’azur. Le monarque en prit ombrage. Les rois ne goûtent les ovations que lorsqu’elles s’élèvent vers eux.

A côté de celui servi au palais royal, le banquet offert au bon peuple faisait figure de méchant casse-croûte de kermesse. Le Sultan Hammusuddin n’avait les doigts crochus qu’avec son prochain. Lorsqu’il y allait de son propre estomac, sa prodigalité n’avait pas de limite. Rien n’était ni trop beau ni trop bon, et les fournisseurs du Trône, même s’ils s’y remplissaient les poches, tremblaient à chaque livraison qu’elle ne soit point jugée à la hauteur. Le fouet des janissaires n’était jamais loin.

Pour éblouir son invitée, le Sultan avait rassemblé dans la grande salle d’apparat pas moins de mille convives, servis par autant de jouvencelles en chemises diaphanes qui ne cachaient rien de leurs formes succulentes. A ses docteurs de la Loi qui lui faisaient respectueusement remarquer l’inconvenance de cet appareil en public, il rétorquait que primo c’est le dans regard de l’homme que niche le péché, que secundo les donzelles étaient vierges et célibataires, et que par conséquent les prescriptions relatives à la pudeur des femmes ne les concernaient pas, et enfin que tertio, même avec mille invités, son palais restait un lieu privé, qu’il y faisait vêtir son personnel comme bon lui semblait, et que celui qui y trouverait à redire pouvait s’expliquer avec le fouet de ses janissaires. On se le tint pour dit.

Tous les convives à l’exception de l’invitée d’honneur étaient des hommes. Au Fakiristan (en v.o. le pays des fakirs) les femmes de la Cour mangeaient entre elles dans l’intimité – toute relative – du sérail. Même les épouses du Sultan n’apparaissaient jamais en public, à l’exception de la première, qu’on appelait la Sultane. A ce titre, il lui arrivait parfois de trôner en compagnie de son époux lors de manifestations officielles, voilée des orteils jusqu’au cheveux avec seulement le regard apparent, mais le crâne ceint d’un diadème incrusté de rubis, symboles de la Majesté Royale. Le monarque, lui n’en arborait qu’un, fixé sur son turban de cérémonie blanc, mais il était si gros que son poids lui aurait fait pencher la tête en avant s’il n’avait porté une minerve dissimulée sous cinq rangs d’énormes perles fines.

On avait placé la Princesse Zulm-Aya juste à côté de lui, sur une estrade garnie de joufflus coussins brodés. Car on mangeait à l’orientale, confortablement assis en tailleur sur du moelleux comme des gens civilisés, et pas comme ces barbares de roumis qui s’alimentaient raides comme des piques, le derrière et le dos meurtris par une dure chaise de bois ou de métal. De même, comme l’exigeait aussi l’étiquette orientale, on mangeait avec les doigts, et uniquement de la main droite, à la différence de ces sauvages d’occidentaux, qui brandissaient à table toutes sortes d’instruments tranchants et piquants, quand ils n’attrapaient pas de la nourriture de la main gauche, réservée aux usages les moins ragoûtants.

Afin de ménager toutes les susceptibilités, on avait placé le dragon de l’autre côté de la petite. La compagnie d’un gentleman qui aurait pu être son grand-père n’avait rien qui pût faire jaser. Pendant que commençait à défiler l’interminable cortège de plats, un rideau s’était levé au fond de la salle, dévoilant une grande scène sur laquelle se produisaient danseuses au nombril serti d’un cabochon et musiciens typiques en tenue folklorique, mais aussi lanceurs de couteaux, jongleurs de sabres, cracheurs de flammes, lutteurs aux biceps astiqués et même un cornac faisant saluer le public de la trompe à son éléphant.

La princesse promenait sur le spectacle des yeux dilatés de fascination. Dans le royaume où elle avait grandi, on n’était pas bégueule et l’on savait s’amuser. Les réjouissances publiques y étaient fréquentes et les banquets pour ainsi dire le pain quotidien. Mais il n’y avait rien de commun entre les gueuletons à la bonne franquette, et pour tout dire provinciaux, du Royaume de Shamââr et cette inconcevable débauche de luxe et d’opulence. Ce n’était que plats d’or damasquinés, coupes de cristal cloisonné et carafes de vermeil incrustées de pierreries. D’énormes bouquets de roses jaillissaient d’antiques vases en porcelaine de Chine ; des brûle-parfums de cuivre luisants comme des miroirs exhalaient de suaves fragrances de vanille et de citronnelle.

Quant à la chère, n’en parlons pas. Entendons-nous : la cuisine du petit royaume de la Princesse était succulente, et les chefs et pâtissiers de son pays de véritables magiciens capables de faire d’une vulgaire aubergine ou d’une poignée de dattes et de pistaches des douceurs à faire gémir de volupté. Mais ici paraissaient sur la table toutes les merveilles des cinq mondes, et d’autres encore s’il y en avait. On y trouvait bien sûr tous les trésors de l’Orient, depuis les simples purées de légumes richement épicées jusqu’aux plus aériens feuilletages farcis des garnitures les plus raffinées, en passant par les viandes mijotées en sauce et la venaison rôtie, mais on présentait aussi des cratères d’œufs de poisson ruineux, des bassines de crustacés des mers froides, des pyramides de végétaux rarissimes, des fruits gorgés des soleils les plus exotiques, autant dire ce qu’il y avait de meilleur et de plus cher au monde. Le pays du Sultan flottait sur un océan de pétrole, autre nom de la richesse.

On se souvient que quelques mois à peine de claustration dans la tour réservée aux jeunes princesses nubiles avaient suffi à faire perdre tout appétit à la petite. Il était revenu plus vite que parti. Elle se jetait littéralement sur chaque plat qu’on lui présentait, à tel point que son chaperon le dragon dut y mettre le holà.

- Non, Princesse, non… votre Altesse ne devrait pas reprendre de cette salade de févettes aux oignons…ni de ces aiguillettes de pigeonneaux aux dattes…oui oui je sais, ça décoiffe velu, mais ce ne sont que des hors d’œuvre…
- Poil à la pieuvre, rima la morfale entre deux bouchées.
- A propos…ces petites billes noires que Votre Altesse avale par poignées, cela s’appelle du caviar. Avec une seule cuiller de ces œufs de poisson, on payerait ici le salaire d’un ministre.
- Poil au cuistre !
- On ne saurien mieux dire, Princesse. Mais Votre Altesse devrait passer à autre chose, Elle en a déjà englouti de quoi payer tout le Divan pour un mois. Comment va faire le Sultan pour rétribuer ses précieux conseillers ?

A ce moment, Son Illustrissime Luminescence s’autorisa une chose inouïe. Elle parla. En bombardant l’assistance de postillons à cent piastres la bordée, certes, car Elle dévorait le caviar avec encore plus de gloutonnerie que son invitée, mais Elle parla quand même. Hamdullilah.

- Allons, cher Seigneur Dragon, laissez donc manger cette petite. Il Nous reste encore quelque menue monnaie en Nos coffres, ha ha ha.

De mémoire de fakiristanais, on n’avait jamais entendu le Sultan faire trois fois «ha ». Lorsqu’il pouffait deux fois, la faveur royale s’abattait sur l’heureux élu. Hamdulillah. En revanche, lorsqu’il n’émettait qu’un seul rire, c’était selon le ton. Cela pouvait annoncer aussi bien une pluie de dinars d’or qu’un déluge de coups de kourbash. Quant ce n’était pas le cimeterre de l’exécuteur des Hautes Œuvres, un gaillard plein de sève et qui connaissait son affaire. Mais trois fois « ha », cela voulait dire que Son Illustrissime Luminescence avait ri. Et pour qu’il ne subsiste aucun doute, Elle se permit de récidiver, ha ha ha, déclenchant immédiatement une explosion de rires. Lorsque le roi s’esclaffe, la Cour se tord les boyaux, c’est la moindre des politesses que de se fendre la poire avec son souverain.

La chose était fort inhabituelle au Royaume du Fakiristan. Le pays vivait sous la férule cléricale la plus stricte, et d’implacables tribunaux religieux sanctionnaient le moindre écart de comportement, de tenue ou de langage. Autant dire que ça ne rigolait pas tous les jours. Certes, le monarque, dans l’intimité, passait pour un joyeux drille doublé d’un vieux cochon, mais jamais on ne l’avait vu s’esclaffer en public. Cela donna aux réjouissances un ton nettement plus décontracté. Même l’hilarité une fois apaisée, on parlait plus haut, on pouffait volontiers, on osait d’innocentes plaisanteries, certains reprenaient même en chœur les refrains populaires modulés par une opulente matrone emmaillotée de mousseline. Le banquet commençait à ressembler d’avantage à ceux de l’enfance de Zulm-Aya et tous semblaient s’en réjouir.

Tous à l’exception d’un seul. Il n’y en avait plus que pour la sacrée pisseuse et son  maudit dragon – qu’il retourne en enfer auprès de son maître le Sheïtan, celui-là ! Cela donnait des coliques au Grand Vizir. Un homme au vêtement noir, à la barbe rase, à l’œil enfoncé et au cœur desséché. Il ne supportait pas la joie des autres ni qu’on lui volât la vedette. Il se promit de chapitrer dûment la Favorite du Sultan, une créature entièrement à sa solde dont il se servait pour manœuvrer le souverain, qui en était raide gaga. Le Grand Vizir n’avait aucune intention de devenir Sultan à la place du Sultan. Le Sultan est le Sultan, le sang du Prophète – sur lui la Paix du Tout-Puissant – coule dans ses veines. Le vizir n’est au mieux qu’un employé, quand ce n’est pas un esclave. Et puis le rôle de sultan comportait des risques. Avec ses quatre épouses et ses innombrables concubines, le monarque avait engendré une pléthorique progéniture de petits princes n’ayant en commun que la ferme intention de poser leurs fesses le plus vite possible sur son trône, non sans avoir d’abord nettoyé le paysage de leurs rivaux. Il fallait avoir régulièrement recours au sabre du bourreau pour faire tomber les têtes les plus excitées et au fouet des janissaires pour faire régner l’ordre dans ce panier de crabes qu’était la famille royale. Sans parler des petites princesses qui passaient leur temps à se crêper le chignon et se chiper mutuellement leurs affaires.

Non, le Grand Vizir Hussein Al Kharbakshi ne tenait nullement au sceptre et à la couronne. Ils ne constituaient que l’apparence du Pouvoir, ses colifichets. En véritable homme de l’ombre, il préférait tirer dans la coulisse les fils des marionnettes qui s’agitaient sur le devant de la scène. Tous, les quatre reines, les princes du sang, les favorites, les courtisans les plus rampants, les religieux les plus barbus, les plus fiers chefs de clans et même les plus féroces guerriers, à un degré ou un autre, lui mangeaient dans la main : il tenait les cordons de la bourse royale. Et même ceux qui n’étaient pas à sa solde, il les tenait par la crainte ; il faisait espionner jusque leurs toilettes et possédait sur chacun de croustillantes petites fiches qui auraient suffi à leur faire goûter le pal si elles étaient montrées à qui de droit. Bref, le Grand Vizir avait une main sur le robinet de pétrole et l’autre sur le fouet du janissaire, les vrais attributs du Pouvoir.

C’est pourquoi la petite débarquait comme un cheveu sur le potage. Les hommes de l’ombre craignent le changement, il pourrait les tirer des ténèbres dont ils font leur miel. Ils préfèrent quand tout va son train. Le changement c’est bon pour les misérables qui n’ont rien à perdre ou les têtes brûlées assoiffées d’aventure, mais cela ne vaut rien pour les situations bien assises. Aussi, dès qu’on lui eut présenté la Princesse, il ravala sa salive, parvint à grimacer un sourire de bienvenue et se jura que cette envoyée du Démon ne ferait pas de vieux os au Palais, sinon sous six pieds de terre bien tassée. Il se frottait les mains d’avance en pensant à ce qu’il lui ferait subir avant. Le Grand Vizir aimait les distractions simples. Toutefois, le dragon pouvait poser problème. Il faudrait aviser. Justement, le fringant diplomate venait de se lever, coupe de champagne à la main. Bien entendu, la Loi comme la coutume prohibaient les boissons alcoolisées dans tout le Sultanat, mais il y avait des accommodements avec la règle. Certaines des carafes ne contenaient pas que de l’eau ou de la citronnade. Le Sultan lui-même passait pour amateur de certain élixir écossais qu’on lui servait en tout bien tout honneur dans une théière d’or. Quant au dragon, on lui présentait les plus illustres crus, l’invité a tous les droits et c’était sans conteste un dragon connaisseur.

- Le Salam sur toi, noble peuple fakiristanais. Au nom de ma maîtresse la Princesse Zulm-Aya, je veux avant tout vous remercier collectivement de l’accueil chaleureux que vous avez réservé à une malheureuse qui a perdu le même jour patrie et parents.


Le dragon négligeait de préciser que la petite avait fui sa patrie avant le suicide de son père et la chute du Royaume de Shamââr.

- On dit que seul le roi Jen-dih s’est donné la mort. Peut-être la reine est-elle vivante, après tout.

siffla le Grand Vizir qui ne résistait jamais au plaisir de mettre son grain de sel.

- Nul ne sait si elle est vivante ou morte. Elle a disparu durant les événements.

Le fringant diplomate avait pudiquement omis de rappeler que les événements en question étaient l’invasion de son royaume par trois armées étrangères, dont celle du pays qui les recevait. Peut-être le Sultan lui-même ne s’en souvenait plus. La guerre était l’affaire de ses soldats et c’est le Grand Vizir qui s’occupait de la politique. On n’importune pas le Commandeur des Croyants avec des questions d’intendance. De toutes façons les armées d’Hammusuddin le Triomphant avaient tant conquis de territoires que cela faisait longtemps qu’il avait cessé d’en faire le compte. Les conquérants sont tels les coquettes : ils se désintéressent de leurs colifichets dès qu’ils les ont acquis.

- Quoi qu’il en soit, Grand Sultan, nous remercions encore Ton Intarissable Béatitude de Sa générosité et La prions maintenant de nous autoriser à rejoindre nos appartements. Comme le dit si bien le proverbe oriental que je viens d’inventer : bonne chère appelle lit profond, et je rappelle que Son Altesse la Princesse Zulm-Aya n’a qu’à peine douze ans.

Le Sultan, qui n’avait pas fini de se remplir la panse, et qui de surcroît louchait sans vergogne sur les formes sinueuses de la petite que le voile moulait plutôt qu’il ne dissimulait, masqua sa déception sous sa barbe, et claqua trois fois dans ses mains. A ce signal se turent les conversations, se figèrent service et spectacle, et s’inclinèrent vers les arabesques du tapis toutes les têtes. Son Illustrissime Luminescence allait parler.

- Nous accédons à votre requête. Que l’on conduise la Princesse Zulm-Aya et le Seigneur Dragon en Notre Sérail. Nous déclarons ce banquet terminé. Le Salam sur vous tous.
- Sur Ton Illustrissime Luminescence le Salam, ô Roi des rois, Commandeur des Croyants, Sabre du Prophète, Bouclier du Faible…

psalmodiait l’assistance, qui n’avait pas intérêt à se mélanger les pinceaux dans les formules ni à en oublier. Les mouchards pullulaient et ils avaient l’ouïe aussi fine que la langue vipérine. Tandis que continuait l’énumération, le Grand Chambellan avait pris en charge les invités d’honneur. Il était flanqué de douze janissaires à moustaches de mousquetaires en grand uniforme d’apparat, caftan noir à brandebourgs dorés, toque d’astrakan à plumet blanc sur le crâne rasé ; à leur ceinture de soie rouge pendait un cimeterre si long qu’il cliquetait contre le dallage de marbre. Au passage du cortège dans les couloirs, chacun se prosternait et les gardes armés de piques disposés tous les vingt pas se statufiaient au garde-à-vous. Pas de doute, on ne rigolait pas avec le protocole par ici. Pas plus qu’avec la sécurité : en plus des militaires de parade en tenue chamarrée, les couloirs du palais grouillaient de policiers déguisés en flics en civil aux vestons boursouflés par leur arme de service et de commandos d’élite engoncés dans leurs gilets pare-balles, le fusil d’assaut sous le bras. Hammusuddin le Triomphant avait peur de son ombre, non sans motif : il avait déjà échappé de justesse à plusieurs tentatives d’assassinat et il ne se passait pas de mois sans que la police du Grand Vizir ne déjouât un complot.../...

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Message  Polixène Dim 20 Avr 2014 - 16:23

Et hop! Deuxième boite de loukoums. Bûûûrp comme on dit au BDland.
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Message  Jano Mer 23 Avr 2014 - 15:36

Ce que je prenais pour un conte pour enfants se révèle davantage pour les adultes. Les petits y perdraient leurs références ! C'est amusant, bourré de clins d'œils et d'ironie à demi-mots. En quelque sorte vous pastichez Les Mille et Une Nuits pour en faire une histoire loufoque. On sent que vous y avez pris du palisir.
Ce texte mériterait plus de commentaires mais, comme souvent pour les longues proses, les gens se découragent. Je suis le premier à le regretter.
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Message  jfmoods Jeu 24 Avr 2014 - 8:38

Ton univers est riche, Gobu. Je suis loin d'en avoir fait le tour. Tes récits culinaires, virevoltants, sont jubilatoires, rabelaisiens. Tes contes ajoutent à l'aspect purement pantagruélique du propos la patte voltairienne... mâtinée d'une dose de Gérard de Villiers.

Un ange passa, effronté, les yeux égrillards et la faim chevillée au corps.

Merci !
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Message  Sahkti Jeu 24 Avr 2014 - 15:23

Bon, ben... et la suite ?! Tu nous fais languir là, comme dans Game of Thrones ! ;-)

Une fois encore, j'aime tout particulièrement ta manière de jouer avec les petites touches humoristiques à la manière, par exemple, de ce Fakiristan, traduit en VO-parenthèses. Ces bons mots tombent à point nommé, évitent que le texte ne se perde en longueurs, donnent du souffle au rythme, sans parler du sourire.
Et puis il y a le contenu, qui peut paraître amusant au premier regard, une fable orientale bien ficelée, un conte des mille et une nuits, mais en y regardant de plus près, on y retrouve tout de même une bonne part de nos travers et l'air de rien, ça donne à méditer au fur et à mesure de la lecture.

Allez.... patience pour la suite... (mais vivement !)
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Au Royaume du Sultan Barbu Empty Re: Au Royaume du Sultan Barbu

Message  Gobu Jeu 24 Avr 2014 - 15:42

Bon bon, si vous insistez...

2) Le Grand Sérail

Le Grand Sérail du Sultan Hammusuddin était universellement célèbre. Même au royaume de Shamââr, pourtant proverbialement coupé du monde, on en avait entendu parler. Toutes sortes de légendes circulaient sur cet édifice mythique. Pour certains, il s’agissait d’une des merveilles du monde, un lieu de délices et de voluptés où les plus belles créatures venues des quatre points cardinaux menaient une existence de rêve, dans un décor des Mille et une Nuits, attentives seulement au bien-être du Souverain. Pour d’autres au contraire, ce n’était qu’une vaste prison, un lieu d’enfermement et de souffrance, dans lequel de malheureuses adolescentes arrachées ou achetées à leurs familles étaient contraintes de se livrer à toutes les turpitudes d’un monarque cruel et débauché, un nid d’intrigues où l’on réglait discrètement le compte d’une rivale à la fiole de poison ou en l’étouffant sous un oreiller, une société impitoyablement hiérarchisée sous la coupe du Grand Eunuque, qui n’avait de comptes à rendre qu’au Sultan.

La vérité tenait entre ces extrêmes. Il en va ainsi même dans les contes de fées. Le Grand Sérail se composait d’une multitude de pavillons de marbre d’un seul étage, aux toits de tuile vernissées entourés de créneaux en ogive dans le style chérifien, et percés d’étroites ouvertures croisillonnés de bois précieux pour mieux laisser circuler l’air. Des galeries couvertes, soutenues d’arcades sculptées, couraient d’un pavillon l’autre pour mettre chacun à l’abri de l’implacable soleil du sultanat. Entre les allées couvertes s’étendaient pelouses et parterres de fleurs, se dressaient des bosquets de roseaux, glougloutaient des fontaines dans leurs vasques de porphyre ou d’albâtre, au Palais du Sultan l’eau semblait transpirer du sol alors qu’elle était sévèrement mesurée dans tout le royaume. Mais depuis que le Sultan et ses deux complices avaient mis la main sur la source miraculeuse du Royaume de Shamââr, le précieux liquide coulait à flots  au Palais.

La Princesse, tout en s’émerveillant de la beauté de l’endroit, n’oubliait pas d’où provenait toute cette eau, ni que son peuple avait été réduit en servitude pour qu’elle puisse irriguer les jardins de ses oppresseurs. Elle avait beau être petite, on se souvient qu’elle pétrifiait ses maîtres par sa vivacité d’esprit. Bien qu’il fît nuit, les allées étaient éclairées comme en plein jour par de grandes torchères de métal, tandis que parterres et bosquets baignaient dans une lumière plus tamisée fournie par des éclairages artificiels habilement dissimulés dans la végétation. A la différence de l’eau, l’énergie électrique ne manquait pas dans un pays où l’on surfait sur le pétrole.

A l’entrée du Sérail, une énorme porte de fer à deux battants perçait la muraille qui séparait la cité interdite du reste du palais. Un peloton de janissaires encore plus grands et moustachus que les autres en gardait l’accès. L’officier qui les commandait ne connaissait que la consigne : dragon ou pas dragon, aucun homme entier ne pénétrerait dans le Sérail. Maintenant si le noble seigneur acceptait de se soumettre à une petite opération de rien du tout…Ce ne sera pas nécessaire, répondit le dragon, se transformant instantanément en solide matrone emmaillotée de taffetas rayé, aux mains de terrassier disparaissant sous les bagues. La moustache de l’officier s’en affaissa de désappointement : il avait entendu parler de la première métamorphose de la créature, nettement plus affriolante.

- Je suis maintenant Zoubida la Respectée, gouvernante et dame de compagnie de Son Altesse, chargée par Sa Resplendissante Rubescence en personne de veiller sur la prunelle de Ses yeux. Pigé ?
- Je suis aux ordres de Madame !
Tout raide, le janissaire, moustache au garde-à-vous et plumet en bataille. Pas à dire, c’est quelque chose, la discipline militaire. Tous les obstacles s’aplanissent lorsqu’on sait faire preuve d’autorité, surtout quand on est un dragon. La chose inspire de la considération.

Avec majesté, les deux lourds battants armés de ferrures grosses comme le bras s’écartèrent, tirés par des eunuques aussi noirs qu’herculéens. Avant même qu’apparaissent les lumières des jardins, toute l’escorte se retourna. Même le regard des hommes n’avait pas droit de cité au Sérail. A l’intérieur les attendait le Grand Eunuque en personne, accompagné de sa fameuse garde féminine. Le Grand Eunuque était un personnage considérable. Dans l’enceinte du Sérail, il avait droit de vie et de mort sur tous, à l’exception de la Sultane. Même les trois autres reines veillaient à garder profil bas avec lui. Quant aux innombrables concubines royales, à commencer par la Favorite, elles avaient intérêt à filer doux. On en fouettait tous les jours, ne fût-ce que pour l’exemple, et il n’était pas rare qu’on en fît périr une dans les pires tourments. Pour l’exemple aussi, naturellement.

Le Grand Eunuque se nommait Wang, surnommé Wang l’Impavide. Comme son nom l’indique, il était originaire de l’Empire du Milieu, et de religion bouddhiste. A l’exception des quatre épouses en titre, tous ceux qui vivaient au Sérail étaient les esclaves du Sultan et ne pouvaient professer la Foi du Prophète. Un musulman ne saurait en réduire un autre en esclavage. Concubines et eunuques étaient donc au départ bouddhistes, animistes, juifs ou chrétiens. C’était d’ailleurs le cas de la Favorite en titre. Wang travaillait au Sérail depuis plus d’un demi-siècle. Il était rentré au service du grand-père d’Hammusuddin, capturé lors d’une fameuse bataille alors qu’il n’était qu’un jeune mercenaire au service d’un de ses rivaux. On lui proposa courtoisement le choix entre l’égorgement immédiat ou la petite opération de rien du tout qui lui ouvrirait les portes du Sérail. Il n’hésita pas une seconde. Le Chinois ne tient pas tant à la vie, mais il ne tient pas plus que ça non plus à mourir. Ca viendra bien assez tôt, y a pas le feu au Yang-Tsé. Quant à la petite opération, au moins on n’en meurt pas.

Non seulement on n’en meurt pas, mais on peut même, une fois acceptée l’idée de ne plus pouvoir procréer, y trouver de nombreux accommodements. Le but de cette mutilation n’était pas de réduire le patient à l’impuissance mais de s’assurer qu’il soit incapable de donner la vie. En effet, tout petit né dans le Sérail était présumé de sang royal, et à ce titre susceptible de revendiquer un jour le trône. Il ne pouvait planer aucun doute sur sa filiation : on ne rigole pas avec le sang du Prophète, sensé couler dans les veines du monarque. En revanche, ce dernier se moquait bien de la manière dont ses eunuques employaient ce qui leur restait de virilité. Seules les quatre reines, épouses du Sultan et mères des princes et princesses du sang, étaient intouchables. Les effleurer même du regard était punissable de mort et l’on ne devait s’adresser à elles que les yeux baissés vers le sol. En revanche, les concubines, y compris la favorite en exercice, étaient toutes des esclaves, de même d’ailleurs que les servantes, beaucoup plus nombreuses que les concubines. La moindre de ces dernières en avait au moins une à son service personnel, et les plus en cour n’en traînaient pas moins d’une douzaine à leur suite.

Les eunuques, et tout particulièrement leur chef, régentaient ce poulailler d’une main de fer. Dans un gant de boxe. La plupart étaient aussi des serviteurs. On trouvait parmi eux des masseurs, des coiffeurs, des précepteurs, des médecins, des maçons, des peintres, des techniciens, des jardiniers, que sais-je encore des comptables ou des musiciens. Cuisine et corvées ménagères, en revanche, étaient exclusivement dévolues aux femmes, mais cela n’aurait su choquer personne : il en allait de même dans tout le royaume. Cependant, il existait une catégorie supérieure d’eunuques. On les appelait les Surveillants, ils étaient les vrais maîtres du Harem, dévoués corps et âme au Grand Eunuque. Et pour cause : sur lui reposait sinon leur destin – seul le Tout-puissant en est maître – tout au moins leur pouvoir. Les Surveillants étaient à la fois chargés de la sécurité, du maintien de l’ordre et de l’administration de la justice dans le Sérail.

En réalité, la sécurité était surtout l’affaire de la garde postée à l’extérieur du Sérail. Les     contrôles étaient si nombreux et tatillons qu’il était quasiment impossible à un intrus de s’y glisser, et à fortiori à des individus menaçants. De même, tout ce qui rentrait était disséqué jusqu’à ce qu’on soit sûr qu’il n’y figurait rien de dangereux. Enfin, on avait placé des systèmes de surveillance et d’alarme ultra sophistiqués aussi bien autour qu’à l’intérieur de l’édifice. A l’abri des murailles, des Surveillants lourdement armés étaient principalement chargés de la protection rapprochée des quatre Epouses et surtout de celle du Sultan chaque fois qu’il rendait visite à son harem. En revanche, les autres Surveillants avaient fort à faire pour maintenir l’ordre et la discipline entre les pensionnaires. Rivalité et jalousie régnaient entre elles ; intrigues, délation, disputes et même crêpages de chignon étaient monnaie courante, et il se perpétrait régulièrement de véritables assassinats. La vie au Sérail n’avait rien d’un long oued tranquille.

C’est qu’on avait affaire à de capricieuses jeunes filles. En effet, pour son délassement, le Sultan ne prisait que les adolescentes âgées de douze à quinze ans. Au-delà de cet âge, elles avaient le choix entre rester comme servantes au Sérail ou être enfermées dans le lupanar du Palais, où les pensionnaires étaient à la disposition de chacun. Une fois au Sérail, nul ne retrouvait plus la liberté. Même le Grand Eunuque, qui y régnait en maître absolu, savait qu’il finirait ses jours entre ses murs. Mais en attendant, il profitait de la situation. Toutes lui mangeaient dans la main, et dans une moindre mesure celle de ses redoutables Surveillants, prompts à distribuer les coups de fouet ou donner du gourdin. Quand ce n’étaient pas des châtiments plus sophistiqués. L’Orient est raffiné jusque dans la cruauté. Même dans cette société de femmes, c’étaient les hommes, fussent-ils amoindris, qui tenaient le bâton. Un proverbe fort populaire dans le Sultanat ne disait-il pas : « Femme attire le bâton comme génisse le taureau » ? Parmi les concubines ayant dépassé la limite d’âge, le Grand Eunuque sélectionnait celles qui formeraient sa garde personnelle. Il les choisissait grandes et musclées. Comme tous les petits teigneux, il avait un faible pour les femmes vigoureuses et sculpturales. Après une formation appropriée, elles recevaient leur uniforme, casaque de cuir, culotte bouffante et hautes bottes noires, ainsi que les attributs de leur fonction : le fouet et le revolver. Il les choisissait aussi cruelles.

Lorsqu’il se présenta au portail pour accueillir la Princesse et son inquiétant chaperon, le Grand Eunuque n’en menait pas large. On lui avait bien fait comprendre que le Sultan le tenait responsable sur sa vie du bien-être de la petite, et cela ne le rassurait pas. S’il s’entichait de la petite Zulm-Aya, et Dieu sait que le vieux bouc aimait la chair fraîche, c’est toute la fragile hiérarchie qu’il avait édifiée au harem qui risquait de se retrouver sens dessus dessous. Il s’inclina profondément pour saluer les arrivants.

- Le Salam sur Votre Altesse, Princesse Zulm-Aya, et sur vous, Seigneur Dragon.
- Poil à l’estragon.
- Oui Princesse. Sur toi le Salam, Grand Eunuque. Qui sont ces créatures aussi belles que redoutables qui te font escorte ?
- C’est ma garde personnelle, ô Dragon.
- Ce sont des femmes qui te gardent ? Après tout, pourquoi pas, tu n’es toi-même pas vraiment un homme…

Le Grand Eunuque ravala l’insulte et leur fit signe de les suivre. On avait attribué aux invités de marque l’un des pavillons les plus luxueux du Sérail. La plupart d’entre eux hébergeaient plusieurs filles, quant ce n’étaient pas des dizaines. Seules les quatre reines et la Favorite avaient droit à un logement individuel. Cette dernière, à sa grande fureur, avait été priée de transporter ses pénates ailleurs pour faire place à la Princesse. Inutile de dire qu’elle n’en conçut pas de la gratitude envers elle.

Aussitôt que le Maître du Sérail et ses fouetteuses eurent quitté le pavillon, non sans salamalecs et courbettes, le dragon frappa dans ses mains pour rameuter du personnel. Dans un lieu où la plus obscure des concubines avait sa propre servante, des invités si prestigieux que la Princesse de Shamââr et un dragon devaient être servis dignement. En effet, dès qu’il eut claqué dans ses mains, un eunuque noir en tenue de majordome blanche surgit comme par magie de derrière un rideau.

- Le Salam sur vos Seigneuries. Je suis Modibo le Réfléchi, votre majordome. Vous aurez à votre disposition deux femmes de chambre chacune, un cuisinier personnel et un masseur pour votre délassement. A moins que ces dames ne préfèrent être massées par une femme. La chose a ses adeptes.
- Nous verrons à l’usage. Qu’on nous montre notre couche, la Princesse désire prendre du repos, maintenant.
- Nous sommes au service de Son Altesse.

Et de nouveau comme par enchantement, un grand paravent laqué coulissa, révélant une alcôve garnie de voiles de mousseline. Sur une estrade circulaire se tenait un vaste sofa recouvert de coussins et d’édredons de soie brodés d’oiseaux et d’animaux sauvages. Il n’y avait qu’un seul lit : les convenances exigeaient qu’une personne de qualité ne dorme jamais sans sa dame d’atour. Même dans la tour où on l’avait cloîtrée dans son royaume, une jeune demoiselle de compagnie restait auprès de la princesse, prête à satisfaire le moindre de ses désirs. Bien sûr, la maîtresse dormait dans le lit, alors que la servante couchait par terre sur le tapis. C’est du moins ce qu’exigeaient les convenances. Le majordome se retira à reculons avec force courbettes et le paravent coulissa de nouveau, refermant l’alcôve.

- S’il plaît à votre Altesse que je change d’apparence…peut-être la compagnie d’une grosse matrone n’est pas ce qu’elle souhaite pour la nuit.
- Oh oui, s’il te plaît, change-toi en Prince Charmant.
- Halte-là, Princesse. Votre Altesse n’ignore pas que tout homme qui pénètre dans le sérail est un homme mort. Voudrait-Elle voir décapiter le Prince Charmant ?
- Mais personne n’en saura rien !
- Que votre Altesse se détrompe : le Grand Eunuque a des yeux partout. Je ne serais pas surpris qu’on puisse nous écouter et observer ici même.
- Comment est-ce possible ? Il n’y a personne, ce serait de la magie.
- Hé hé…ne sommes-nous pas dans un conte de fées ? Et puis quand la magie ne suffit pas, on emploie la technologie moderne. Je ferai voir cela à Votre Altesse à l’occasion.
- Je veux que tu te transformes en Prince Charmant. Et arrête de m’altesser à tout bout de champ, je préférais quand tu étais oiseau bleu ou dragon et que tu me tutoyais.
- Soit, Princesse, je vais exaucer ton vœu. Mais l’espace d’un instant seulement, comme cela, ceux qui nous espionnent croiront qu’ils ont eu une vision.

Et durant une fraction de seconde qui parut à la Princesse une éternité, se matérialisa le plus charmant et le plus prince de tous les Princes Charmants, si jeune qu’il désarmait le regard, si beau qu’il aveuglait l’esprit, si fier qu’il embrasait le cœur. Et même si cette apparition merveilleuse s’évanouit dans un poudroiement doré à peine surgie du néant, laissant de nouveau la place à la grosse matrone, elle se grava pour toujours dans le regard, l’esprit et le cœur de la Princesse.

- Voilà, Princesse, tu as vu ce que tu voulais voir. Maintenant tu peux dormir tranquille.

Mais le visage éblouissant qui lui avait fracassé l’âme ne la laisserait désormais jamais tranquille et le dragon ne l’ignorait pas. Le dragon sait ce qu’il fait.../...
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Message  seyne Jeu 24 Avr 2014 - 19:43

au passage : Gobu, j'aime énormément te lire, et même si je me sens aux antipodes de tes textes, je n'en loupe pas un.
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Message  Gobu Mar 6 Mai 2014 - 20:59

3) La Favorite et la Princesse

La Favorite du Sultan, véritable première dame du Sérail, se nommait Alhayin, autrement dit « La Désirée » en fakiristanais. En réalité, avant d’embellir le harem d’Hammusuddin le Bouc – comme on le surnommait dans son dos – elle se nommait Aline. Ses parents,  de modestes artisans chrétiens du Grand Bazar, avaient vendu la perle après d’âpres marchandages à l’un des pourvoyeurs de chair fraîche du Sultan. Entrée au Grand Sérail à douze ans, elle se hissa en moins de six mois au rang de Favorite en titre, et tenait la place depuis plus de deux ans. Par quels artifices et quelles complaisances était-elle parvenue à évincer des rivales aguerries et mettre aussi longtemps le grappin sur un homme notoire pour son inconstance, nul ne pouvait le dire. Avant elle, aucune favorite n’avait réussi à assouvir ses fantaisies plus de trois mois, et les moins chanceuses avaient perdu leur vie en même temps que leur rang. Le Sultan, en vrai sale gosse, aimait casser ses jouets dès qu’ils ne l’amusaient plus.

Or, Alhayin continuait à l’amuser – sans parler du reste – et cela stupéfiait le Sérail. Tout le monde attendait un faux pas de sa part et son inévitable disgrâce. Mais la faveur d’Alhayin perdurait, de même que s’affermissait son emprise sur le monarque. Elle avait déjà eu de lui deux garçons – Mohammed et Omar – auxquels il s’était attaché, et intriguait ferme avec le Grand Eunuque pour les placer le plus haut possible dans l’ordre de succession. Depuis le décès au combat du fils aîné que lui avait donné la Sultane, aucune des quatre reines ne lui avait donné d’héritier mâle, et même s’il avait déjà d’autres fils issus d’autres concubines, c’est lui et lui seul qui avait le pouvoir de désigner son successeur, et rien ne l’obligeait à choisir l’aîné de ses enfants.

Alhayin savait que son temps était compté. Elle avait quatorze ans et demi et aucune concubine n’avait jamais gardé son emploi après sa quinzième année. Si elle voulait conserver son rang et son influence sur le Sultan après sa date de préemption, elle n’avait guère que deux solutions : se  faire épouser par lui ou faire proclamer ses enfants héritiers du trône. D’épousailles, il ne pouvait être question pour le moment. La Loi défendait à quiconque d’avoir plus d’épouses que le Prophète, qui s’était contenté de quatre. Il aurait fallu que l’une d’elles trépasse opportunément. Mais la chose était peu probable. A l’exception de la Sultane qui allait sur sa cinquantaine, elles pétaient la santé, étaient fort jeunes et si méfiantes et protégées qu’attenter à leurs jours était impensable.

En revanche, elle avait bon espoir de faire légitimer ses deux garçonnets et envoyer dans les choux ses rivales déjà mères d’héritiers en puissance. On s’employait à l’y aider des deux côtés de l’enceinte du Grand Sérail. A l’extérieur, le Grand Vizir, son protecteur, ne cessait de répéter au Sultan qu’il lui faudrait bien désigner un héritier du Trône parmi les enfants de ses concubines, puisque ses épouses ne lui avaient plus donné que des filles. A l’intérieur, le Grand Eunuque ne disait rien – un esclave n’a pas de conseils à donner à son maître – mais il faisait tout pour qu’Alhayin soit la plus belle, la plus disponible et la plus complaisante des courtisanes pour son seigneur et maître. Or, le Sultan Hammusuddin, en dépit des apparences, était loin d’être un imbécile. Il appréciait les voluptés que lui offrait sa favorite, mais n’en pensait pas moins à sa succession.

Le Sultan n’avait aucune envie de mourir et comptait bien rester encore de longues années sur le trône. Dans cette perspective, un héritier légitimé d’à peine deux ans ne risquait pas d’avoir envie de prendre sa place avant longtemps. Il savait d’expérience que les princes légitimés, à peine en âge de régner, commencent à frétiller d’impatience et se mettent à conspirer pour donner un coup d’accélérateur au destin. Le premier et seul fils qu’il avait eu de la Sultane, qu’on avait surnommé le Grand Prince, n’avait pas échappé à la règle. Il avait fallu lui donner le commandement d’une armée à la frontière du royaume, toujours agitée, pour l’éloigner du Palais. Par chance, une balle d’un tireur d’élite de l’armée du dictateur moustachu permit d’éviter son retour triomphal à la capitale. Hamdulillah. Par la suite, plusieurs princes issus de concubines avaient pris la grosse tête dès leur majorité, et le cimeterre du bourreau n’avait pas été de trop pour la leur dégonfler. Si l’on peut dire. C’est ainsi qu’on se fait respecter de sa progéniture et que l’on conserve son trône.

Le Grand Vizir comme le Grand Eunuque ne voyaient que des avantages à la promotion de l’aîné de la Favorite comme héritier proclamé. Tout d’abord, ils avaient tous deux barre sur la donzelle : elle leur devait son rang et sa longévité au poste. Ensuite, avec un héritier si jeune, la question de la succession ne se poserait pas avant longtemps, sauf accident. Le Sultan, en dépit de sa goinfrerie, de son penchant pour les boissons fortes et du manque d’exercice, n’en était pas moins costaud comme un chameau et parfaitement capable de vivre jusqu’à la majorité du prince. Sans compter qu’il était entouré, en plus de ses mages et guérisseurs traditionnels, des meilleurs médecins du monde et avait fait aménager dans l’enceinte même du Palais une clinique personnelle équipée des derniers raffinements de la technologie médicale. Le Sultan ne détestait pas mêler Tradition et Progrès…à condition que ce dernier ne change rien, ce qui est généralement le cas.

Ne surtout rien changer, c’était le programme des deux comploteurs, et naturellement celui d’Alhyin. Si leurs efforts combinés aboutissaient, la position de la Favorite deviendrait très solide. Du statut de simple concubine – même la première – elle passerait à celui de Mère Royale, beaucoup moins précaire. Au moins jusqu’à la majorité de l’héritier, elle deviendrait de fait la première Dame du Sérail, même si la Sultane le restait en titre. Bien sûr, malgré la protection et les soins dont il était entouré, Hammusuddin – que le Tout Puissant l’en préserve –  pouvait disparaître avant ce délai. Dans ce cas, et jusqu’à la majorité de l’héritier, c’est un régent désigné par le Conseil qui devrait assurer l’intérim du Pouvoir. Or ni le Grand Eunuque ni le Grand Vizir ne pouvaient être cet homme, le premier parce qu’il n’était pas un homme, le second parce qu’il était un homme de peu. Le titre ne pouvait échoir qu’à une personne de sang ou au moins de statut royal. Mais justement, Alhayin, si elle était reconnue mère de l’héritier du Sultan, acquérrait par le fait même la dignité royale. Elle pourrait revendiquer la régence. Bien sûr, il est très rare en Orient – même dans les contes de fées – qu’une femme accède au pouvoir, mais les chroniqueurs étaient formels : le cas s’était déjà produit et rien dans le Coran ni la coutume ne l’interdisait formellement. Bien sûr, pour cela, il faudrait que le Sultan décède prématurément. In’ch Allah.

En attendant, une fois le bambin légitimé, la jeune femme devenait maîtresse du jeu. Encore fallait-il convaincre le seigneur et maître. L’idée ne déplaisait pas à ce dernier, mais il ne lui déplaisait pas non plus de prendre son temps pour se décider. Faire languir son monde est une volupté de potentat.

Depuis la veille, jour de l’arrivée de la Princesse Zulm-Aya, Alhayin ne décolérait pas. Non seulement on l’avait chassée de ses appartements, mais la petite était devenue l’unique sujet d’intérêt et de conversations au Grand Sérail. Et l’on peut imaginer comment allaient papotages et ragots dans cette ruche bourdonnante de jouvencelles.

- Et à quoi ressemble-t-elle, cette intrigante ? Tu l’as vue, Aïcha, est-elle aussi belle qu’on le dit ?
- Bien moins belle que toi, ô Maîtresse, bien moins belle, rassure-toi. Mais enfin, si on aime les petites brunes piquantes…

Aïcha savait ménager la susceptibilité de sa maîtresse, fort chatouilleuse sur la question de sa beauté. Elle la servait depuis son entrée au Sérail, et l’avait accompagnée dans son irrésistible ascension. La place était bonne et elle ne tenait nullement à la perdre.

- Elle n’a que douze ans, à ce qu’on raconte. Peuh, ç’est lisse comme une anguille, à cet âge-là, ça n’a ni seins ni fesses et encore moins dans la tête.

cracha la Favorite, oubliant qu’elle n’était guère plus âgée quand le Sultan l’avait fait venir dans sa couche.

- D’après le peu que j’ai pu en voir, Maîtresse, il semblait quand même y avoir quelques rondeurs sous les voiles. Son vêtement était peut-être un tantinet trop ajusté pour une princesse convenable.
- Je l’aurais parié ! Cette gourgandine ne reculera devant rien pour appâter ce gros coch…euh je veux dire Son Illustrissime Luminescence.

Là où les murs ont des oreilles, mieux vaut tenir sa langue. Certes, c’étaient ses protecteurs qui contrôlaient le flicage, mais on ne sait jamais, il n’y avait pas que des gens bien intentionnés parmi leurs argousins.

- Et son visage, tu as pu le voir, ou était-il voilé jusqu’au regard, comme l’aurait exigé la bienséance au milieu de tous ces hommes ?
- Seuls ses cheveux étaient masqués, ô Maîtresse. Pour le reste, on lui voyait la figure depuis le menton jusqu’au sommet du front.
- L’impudique créature ! Mais cette figure, à la fin, à quoi ressemble-t-elle ?
- A toutes les figures, Maîtresse : une bouche, un nez, deux yeux et deux oreilles. Il n’y a pas de quoi en faire un plat.
- Ouais…on la dit quand même plus belle que l’aurore !
- Eh bien laisse dire, ô Maîtresse. Ne te tourmente plus à ce sujet. Nos amis sauront bien comment neutraliser cette gamine et son monstre volant.

Au même instant, la Princesse se réveillait au milieu des coussins brodés. Le dragon, sous l’apparence de Zoubida la Respectée, lui tendait une tasse d’or fumante.

- Le bonjour sur Votre Altesse. Un petit moka bien chaud et bien sucré pour éveiller Votre Altesse, et le petit déjeuner l’attend dans le patio.

Les pavillons du Sérail comportaient tous un patio central ombragé. On y prenait les repas ou on y jouait à des jeux de société. Les petites concubines vivaient dans le luxe mais s’ennuyaient ferme. Aussi dorée qu’elle soit une cage reste une cage. Et le Grand Sérail était une prison. Une prison où l’on n’affamait pas les pensionnaires, au moins. La petite s’était sobrement alimentée d’un petit déjeuner oriental à base de gâteaux au miel, de yaourt aux fruits secs et de thé aux épices, suivi d’un breakfast roumi composé d’œufs brouillés, de saucisses de bœuf et de haricots blancs à la tomate scandaleusement pimentés, pour finir sur une dégustation de viennoiseries dignes des meilleures pâtisseries parisiennes, le tout arrosé de café au lait suffisamment sucré pour qu’une cuillère en vermeil tienne debout dans la tasse. Le majordome nubien avait été formel, pour l’invitée du Sultan, toutes les envies pouvaient être exaucées. Attendri, le dragon la regardait se remplir des douceurs venues des quatre coins de l’horizon. La Princesse Zulm-Aya ne voulait pas seulement voir le monde : elle voulait le manger. Lui s’était contenté de thé à la bergamote et d’une paire de toasts à la marmelade d’oranges. Contrairement à une légende tenace, le dragon n’a que peu d’appétit et des manières de table très collet monté.

- Maintenant que votre Altesse a repris quelques forces, je Lui suggère de Se faire apprêter dignement pour la suite des événements. Nous aurons à effectuer quelques visites protocolaires. Et que Votre Altesse n’ajoute pas poil au derrière, Elle sera bien aimable.
- Poil au râble. Ca veut dire quoi, protocolaire ?
- Ca veut dire pas moyen d’y couper.

Pas moyen d’y couper ça veut dire faut y aller. La petite serait bien restée à paresser sur les cousins du patio mais son chaperon ne l’entendait pas de cette oreille. Ne se faisait-elle pas appeler la Respectée ?

- Allez, mauvaise troupe, direction hammam et garde-robe.

Chacun des pavillons dévolus au cheptel du Sultan comportait sa propre étuve et une salle d’eau. Seuls les eunuques et les servantes utilisaient les hammams collectifs installés dans les bâtiments appuyés contre l’intérieur de la muraille, à l’exception du côté percé par le grand portail. Ces constructions abritaient aussi leurs logements ainsi que toutes les infrastructures logistiques, depuis les cuisines jusqu’aux ateliers de couture ou de cordonnerie, en passant par la grande buanderie où l’on ne lavait et repassait pas moins de dix mille pièces par jour. La gestion et l’administration du Grand Sérail ressemblaient comme deux gouttes d’eau à celles d’un palace de la plus haute catégorie, en cent fois plus grand. L’entretien de son harem coûtait au Sultan la moitié du budget royal, l’autre moitié étant consacrée à ses propres frais de bouche et de représentation ainsi qu’au financement de son écurie de purs-sangs, qui faisait verdir de jalousie ses concurrents propriétaires de chevaux de course. On comprend qu’il ne restait pas grand-chose pour le social. On ne peut pas tout avoir non plus. De toutes façons, si l’argent venait à manquer, il suffisait de forer quelques puits supplémentaires. Quand on nage dans le pétrole on n’a pas besoin d’idées. Cela tombait bien, le Sultan n’en avait qu’une sous le turban : pourvu que ça dure. Mais même dans les contes de fées, la durée est une chose relative.

Le dragon – sous l’apparence de Zoubida la Respectée, naturellement – aurait très bien pu accompagner sa protégée dans l’étuve et l’aider à choisir ses vêtements. Mais il avait préféré la laisser entre les mains – expertes – de filles d’un âge beaucoup plus proche du sien. De plus, ses parents l’avaient éduquée dès sa plus tendre enfance à faire sa toilette et se vêtir toute seule, en dépit du personnel attaché à son service. Il se demandait quelle tenue la petite allait choisir. A l’extérieur du Sérail, où rôde le regard des hommes, les femmes ne devaient se montrer que voilées des pieds à la tête, et le moindre écart vestimentaire était passible des châtiments les plus rigoureux. A l’intérieur, où l’œil masculin n’avait pas droit de cité, il en allait tout différemment. Non seulement les femmes n’y étaient pas voilées, mais on les encourageait au contraire à se vêtir de la façon la plus aguicheuse. On n’est jamais trop désirable pour le Sultan. La plupart des concubines et même des servantes se livraient ainsi à un véritable concours d’impudicité qui faisait le bonheur des fournisseurs de lingerie fine du Palais. Et celui des amateurs de beauté féminine. Il y en avait aussi bien parmi les eunuques que parmi les filles.

La Princesse mit une bonne heure à s’apprêter. Elle avait beau être jeune, ce n’en était pas moins une femme. Le dragon était curieux de savoir quelle tenue la petite allait adopter pour faire ses présentations officielles au harem. Choisirait-elle une somptueuse robe de cérémonie empesée de broderies ? Opterait-elle pour un déshabillé vaporeux aux transparences coquines ? Où bien encore se vêtirait-elle telle une hétaïre roumie en sous-vêtements et cuissardes de cuir ? Toutes les fantaisies étaient permises au Sérail et l’on ne s’y choquait de rien.

- Alors, je te plais comme ça ?

Le dragon en resta figé ; son trouble fut tel qu’il perdit un instant le contrôle de son apparence et qu’on put apercevoir la pupille fendue verticalement des reptiles dans ses yeux écarquillés d’étonnement. Faisant se décolorer de terreur le majordome noir qui voyait partout les esprits malfaisants de sa brousse natale.

Foin de robes de grand couturier, de soieries griffées et d’accessoires de sellerie de luxe, la petite s’était tout simplement déguisée en adolescente allumeuse. Tennis et socquettes blanches, short blanc deux tailles trop petit, débardeur noir frappé du logo d’un sulfureux orchestre de vacarme et lunettes de soleil à montures de strass. Zoubida la Respectée en siffla d’admiration.

- Bravo bravo,  Princesse, tu vas les enterrer toutes !

Dans son trouble, il en oubliait Altesse et vouvoiement.

- Alors là, dis-donc, ça c’est bien vrai, patron. Elle va les niquer toutes, cette fille-même.

Le majordome n’avait pu se retenir d’y aller de son grain de sel. Au risque du fouet, mais on est africain ou on ne l’est pas.

- On t’a sonné, l’eunuque ? Mais tu as raison, même si je l’aurais dit autrement. Quelle est la première visite à effectuer ?
- Alhayin la Désirée, la Favorite du Sultan, attend la Princesse en son salon.
- Ne devrions-nous pas saluer en premier la Sultane et les autres épouses ?
- La Sultane – sur Elle la bénédiction du Tout-Puissant – ne se lève jamais avant deux heures de l’après-midi. Et l’on ne peut saluer les autres reines avant elle. Ce serait un crime de lèse-majesté.
- Puni de mort, je suppose.
- Votre Seigneurie suppose bien. Son Illustrissime Luminescence ne rigole pas avec les usages. Et son bourreau encore moins.
- J’aime à le croire. Allons rendre nos hommages à cette favorite, je suppose qu’elle vaut le coup d’œil.
- Alors là, patron, tu peux pas savoir.

Alhayin attendait ses invités sur le sofa de son alcôve. Elle aurait très bien pu les recevoir en grand appareil dans le salon de réception de son pavillon, entourée d’un escadron d’eunuques et de servantes, mais elle avait préféré les accueillir dans l’intimité de sa chambre à coucher, en compagnie de la seule Aïcha.

C’est Modibo le Réfléchi qui les avait conduits jusqu’à la résidence de la Favorite. Le Sérail avait les dimensions d’une petite ville et l’on s’y égarait sans peine. A la différence de la veille au soir, d’innombrables oiseaux et papillons voletaient d’un massif l’autre et l’endroit grouillait de monde. Eunuques et servantes affairés s’entrecroisaient sur les allées, tandis qu’autour des fontaines et sur les pelouses ombragées se rassemblaient de petits groupes volubiles de concubines désoeuvrées ou occupées à jouer en riant. C’étaient de toutes jeunes filles, certaines à peine sorties de l’enfance. Rires et papotages s’éteignaient au passage de la petite et de son chaperon, tandis que tous les regards convergeaient sur eux. La nouvelle de l’arrivée de Zulm-Aya s’était répandue dans tout le harem, et chacune était curieuse de voir à quoi ressemblait cette princesse de contes de fées qui chevauchait le dragon. On les dévorait du regard, mais par-dessous les paupières. Le dragon passe pour assez susceptible.

- Le Salam sur toi, Alhayin la Désirée, l’Incomparable et l’Unique.
- Sur toi le Salam, Seigneur Dragon. Mais d’où connais-tu les surnoms que l’on me donne ?
- Il n’est pas besoin de les connaître : il suffit de te regarder pour qu’ils viennent à l’esprit, ô Favorite.

Le dragon ne déteste pas user de la pommade et de la brosse à reluire, à l’occasion. Mais il ne mentait qu’à demi : la Favorite était d’une beauté à couper le souffle, même à un monstre aérien crachant le feu. Quant à Zulm-Aya, non seulement elle ne pipait mot, négligeant même de lui rendre son salut comme l’exigent les usages, mais elle la dévisageait bouche bée, les yeux embués d’admiration. Dans son royaume natal, les filles étaient fort belles et elle en constituait la preuve éclatante mais la plupart étaient brunes et à la peau mate. L’or des boucles d’Alhayin coulait sur ses épaules nues avec de chaudes ondulations de miel, de sa peau la blancheur aveuglait le soleil, et dans l’azur de ses immenses prunelles, le ciel pâlissait de jalousie.

Alhayin recevait ses hôtes en vraie courtisane, uniquement vêtue d’un collier d’émeraudes enlaçant son cou et d’un épais bracelet de captive en or au poignet gauche, symbole de son appartenance au Sultan. Appuyée sur un coude, elle dardait fièrement sur les arrivants ses seins mûrs de mère ayant déjà deux fois enfanté et frottait doucement l’une contre l’autre ses deux jambes fuselées. Le message était limpide : c’est moi et moi seule la Favorite du Sultan.

- Le Salam sur toi, Zulm-Aya.

Zoubida la Respectée fit la moue. Toute Favorite qu’elle pût être, Alhayin n’en était pas moins une simple concubine, c’est-à-dire à peine une esclave. Elle aurait dû s’adresser à la Princesse avec beaucoup plus de déférence, mais cette dernière ne semblait pas même s’en rendre compte.

- Sur Toi le Salam, ô Favorite.
- Voilà qui va mieux. J’avais peur que tu aies perdu ta langue, pourtant fort frétillante, à ce qu’on m’a rapporté. Par ici, ma petite, qu’on te voie mieux et ne tremble pas comme ça, Alhayin ne va pas te manger !

C’était la première fois que le dragon voyait sa petite princesse dans cet état. Elle frissonnait de tous ses membres, ses joues généralement empourprées avaient pris la teinte de la craie et l’égarement décomposait ses traits volontaires. Jamais il n’avait pensé que la beauté féminine ait pu lui faire autant d’effet. Cela pouvait contrarier ses desseins. Ou à l’inverse les favoriser. Allah seul sait.

- Ôte donc aussi ces lunettes noires. Le soleil ne rentre pas dans cette pièce et j’aimerais voir tes yeux. C’est à ses yeux que l’on voit ce que quelqu’un a dans le ventre, si je puis dire. Plus près, Princesse, je veux pouvoir compter tes sourcils.

Docile, la Princesse approcha au point qu’Alhayin put lui saisir le menton dans la main et planter son regard dans le sien.

- C’est bien ce que je pensais. Tu es petite, maigrelette et ta peau n’est pas assez claire, mais tu as bien des yeux de princesse.
- C’est quoi des yeux de princesse ?
- Des yeux de fille de roi et de future reine.

Et ce disant, la Favorite, à la stupéfaction du dragon, s’arracha souplement à sa couche et vint se prosterner au pieds de Zulm-Aya pour baiser le bout de ses tennis.

- Je suis ton humble servante, noble Princesse Zulm-Aya. Si tu souhaites prendre ma place auprès du Sultan, je m’inclinerai.
- Tut tut tut, ma chère Alhayin. La Princesse n’a nulle envie de partager la couche du vieux bouc. Elle est un peu jeune et encore un rien trop collet monté pour ce genre d’expérience.
- Mais le Sultan ne l’a pas fait venir dans son Sérail pour autre chose ! Dès que son groin renifle de la chair tendre, le porc se met en transes. Nulle ici ne peut se refuser au Sultan sans s’exposer à d’affreux châtiments.
- Parmi ses épouses et ses esclaves, sans doute. Mais la Princesse n’est ni l’une ni l’autre. Elle est son invitée et l’invité est sacré.
- Tu ne connais pas le Sultan. Sais-tu qu’on l’appelle aussi Hammusuddin le rénégat ? Jamais il ne tient jamais parole sauf s’il s’agit de vengeance. S’il veut poser ses pattes sur la Princesse, qui l’en empêchera ?
- Moi je l’en empêcherai ô Favorite.
- Révérence parler, seigneur dragon, ce n’est pas une gouvernante, même aussi bien bâtie que toi, qui pourrait le retenir. Il te ferait bastonner par sa garde d’eunuques et se jetterait sur elle après.
- Tu crois vraiment ?

Soudain les murs de la pièce semblèrent s’écarter à l’infini, l’odeur du soufre emplit l’air tandis que le corps de la matrone gonflait démesurément, se couvrait d’étincelantes écailles et développait un terrifiant mufle hérissé de sabres, aux narines rougeoyantes. La petite, qui en avait vu d’autres avec son étrange compagnon, ne moufta pas mais la pauvre Alhayin s’en évanouit d’effroi. On est encore assez émotif à quatorze ans et demi.   Comme dans un conte de fées – mais la vie ne ressemble-t-elle pas à un conte de fées dès qu’on la regarde avec des yeux d’enfant ? –  une jeune servante surgie de nulle part, peu vêtue mais très professionnelle, lui passa sous de la Favorite le nez un flacon de sels qui lui fit reprendre dans une salve d’éternuements. Hamdullilah.
- N’aie crainte, Alhayin. Le dragon sera toujours là pour veiller sur la Princesse. Et sur toi si tu es son amie.../...
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Au Royaume du Sultan Barbu Empty Re: Au Royaume du Sultan Barbu

Message  Gobu Jeu 15 Mai 2014 - 18:52

4) Le retour de l’oiseau bleu

Après avoir rencontré la Favorite, la Princesse et son chaperon se rendirent, en grand appareil cette fois-ci, présenter leurs hommages aux quatre reines, à commencer par la Sultane. D’après leur chambellan Modibo le Réfléchi, celle-ci s’était enfin levée et avait fait savoir qu’elle les attendait dans le salon de réception de son pavillon. Lorsque le dragon lui avait demandé quelle genre de personne était la Sultane, il avait haussé les épaules et répondu : « C’est la Sultane. » jugement qui avait le mérite d’être concis. Pour rendre visite à cette éminente personne, Zulm-Aya était repassée par la case vestiaire. Pas question qu’elle se présentât devant Sa Majesté attifée comme une collégienne délurée. Le chambellan avait été formel : on ne se présentait devant la Reine que vêtue selon le plus strict respect des convenances. De même qu’on était sensé ne s’adresser à elle que le regard baissé et uniquement si elle le demandait. Avec l’insolence de la petite, le dragon pouvait craindre le pire.

Précédés du Grand Eunuque entouré de son escorte féminine et même d’un héraut d’arme soufflant dans une trompette d’or pur, ils se présentèrent au portail de la résidence de la Sultane avec les trois sonneries réglementaires qui signalaient les visites à Sa Majesté. Sur le perron, les eunuques gardes du corps de la Reine prirent le relais, et ceux-là n’avaient pas l’air de militaires d’opérette, avec leurs gilets pare-balles, leurs casques lourds et leurs fusils d’assaut dernier cri. Personne n’avait jamais pénétré dans le Sérail, mais les ennemis de l’intérieur ne manquaient pas à la Sultane. Avant de les laisser rentrer, les gardes firent passer la petite et son chaperon sous un portique détecteur d’armes et auraient même poussé le contrôle jusqu’à la palpation, si un coup d’œil soudainement reptilien de Zoubida n’avait tempéré leur zèle.

Un chambellan aussi noir que Modibo les précéda en silence jusqu’à la porte du salon d’apparat, qui s’ouvrit d’elle-même sur leur passage, ce qui ne saurait surprendre dans un conte de fées, surtout avec l’aide de la technologie moderne. Pour les recevoir, la Sultane avait chassé sa Cour. Au lieu de les accueillir sur son trône royal au milieu des domestiques et des courtisans, elle les attendait assise dans un fauteuil club de cuir et leur fit signe de s’asseoir face à elle autour d’une table basse de cristal et d’acier. Sur la table fumait le bec d’une théière et un coffret d’argent entrouvert présentait cigarettes turques et cigares cubains. Dans le privé, la Reine avait adopté les mœurs décadentes de l’Occident. Pour le plus grand plaisir du Dragon, qui ne crachait pas sur un bon havane. Dragons et fumée ont toujours fait bon ménage, après tout.

- Le Salam sur Toi, Princesse Zulm-Aya, et sur toi aussi, Seigneur Dragon.
- Sur votre Majesté le Salam, Madame. Eh bien Votre Altesse reste coite ? Je Lui ai connu la langue plus frétillante ! Elle doit répondre quand la Reine La salue.
- Sur Votre Majesté le Salam.
- Veuillez lui pardonner, Seigneur Dragon, la petite est intimidée. Mais tu ne dois pas, Zulm-Aya. Peut-être règneras-tu un jour. In’ch Allah. Mais en attendant, tu es comme moi fille de Roi et ne dois pas me donner du Majesté. Et je veux que vous me regardiez tous deux dans les yeux. En public, nul ne doit croiser mon regard, et je ne veux pas que n’importe quelle concubine de mon cher époux se permette de me dévisager comme une insolente. Mais ici, je suis chez moi et je me conduis comme il me plaît. Asseyez-vous donc, je vais faire le service moi-même. Je ne veux pas qu’on nous dérange. Ce n’est pas tous les jours que je reçois en même temps une princesse de contes de fées et un dragon, même si j’en ai déjà vu de toutes les couleurs dans ce Royaume.

Le peuple surnommait la Reine Samara La Discrète, ce qui était loin d’être un reproche. Plus les Grands sont discrets, mieux les petites gens respirent. Bien qu’elle ait passé la cinquantaine, sa silhouette était restée élancée, sa peau mate avait gardé le velouté du miel, et aucune ride n’altérait ni son front lisse ni ses hautes pommettes. Quant à ses yeux, on se serait noyé dans leur lac d’or noir. En un mot la Sultane, dont une armée de masseurs, de médecins et de guérisseurs prenait soin de l’apparence, n’avait rien de l’épouse avachie d’un monarque adipeux et lubrique. Et alors que Zulm-Aya avait remis la longue robe blanche et le voile rouge de rigueur pour une princesse royale dans son pays, elle portait un tailleur bleu nuit griffé par un grand couturier, des bas de soie noirs et des escarpins vernis aux talons hauts. Jamais la Princesse n’avait vu une femme aussi élégante. Il faut dire aussi qu’au Royaume de Shamâar, la mode n’avait que peu évolué depuis des siècles, et que l’on n’y était pas bien informé des derniers raffinements en matière de chiffons.

- Ma tenue vous surprend ? Ne vous étonnez pas : avant d’épouser le Sultan, j’étais la fille d’un Roi ouvert au monde. J’ai fréquenté les meilleurs collèges et suis diplômée de la plus prestigieuse université anglaise. A l’époque, les magazines m’avaient surnommée la Princesse des Palaces et me dépeignaient comme la plus élégante des héritières royales.
- Que Votre Majesté veuille m’excuser, mais pourquoi a-t-Elle épousé Hammusuddin ?
- Croyez-vous, Seigneur Dragon, que l’on demande leur avis aux princesses royales pour les marier ?

A cela, le dragon connaissait la réponse : la Princesse ne s’était-elle pas enfuie de son royaume parce qu’on la voulait marier de force ?

- Et puis, poursuivit la Sultane non sans une pointe d’amertume, quand il m’a épousée, le Prince Hammusuddin n’était ni vieux ni gros ni laid. Mektoub. C’est le destin. Tu as bien fait de t’enfuir, Zulm-Aya : être l’épouse d’un Roi qu’on n’aime pas n’est guère un sort enviable pour une femme libre.
- Jamais je n’accepterai d’épouser un homme que je n’aime pas !
- Oui. Mais vois-tu, jolie princesse, il arrive qu’on se lasse de celui qu’on a chéri et il arrive même qu’on se mette à aimer celui qu’on considérait jadis avec dégoût.
- Jamais je ne me lasserai de celui que j’aime et jamais je n’aimerai quelqu’un qu’on m’a imposé.
- Tu es encore une enfant, Zulm-Aya, tu ne connais rien à l’amour. Mais tu as raison : si l’on ne rêve pas à ton âge, c’est râpé pour toujours.

Lorsqu’ils quittèrent la Sultane, le dragon et sa protégée surent qu’ils avaient trouvé une nouvelle alliée dans la place. Si le Sultan s’avisait de vouloir poser ses pattes sur la Princesse, il verrait se dresser contre lui à la fois sa première épouse et sa concubine préférée. Même pour un monarque aussi despotique, cela faisait beaucoup. D’autant plus qu’ils savaient que le Grand Eunuque comme le Grand Vizir conspiraient dans le même sens. Même la Reine Samara, dont le Sultan avait envoyé le fils à la mort pour l’éloigner du Pouvoir, ne s’opposerait pas à ce que celui d’Alhayin hérite du trône. Tout semblait donc aller pour le mieux dans le meilleur des contes fées, mais c’était compter sans le tempérament d’Hammusuddin le Lubrique.

Celui-ci, dès qu’il eut considéré le visage et les sinuosités de la petite, n’en dormit pas de toute la nuit qui suivit le banquet donné en son honneur, et qu’il passa seul dans ses appartements du palais, ce qui n’était jamais arrivé de mémoire de Fakiristanais. Même trois grandes pipes du meilleur opium ne parvirent pas à lui faire trouver le sommeil. Le Sultan ne dédaignait pas tirer sur le bambou à l’occasion, même si sa loi punissait de mort jusqu’aux consommateurs de drogue. Personne ne l’avait jamais vu dans un tel état de frustration, et Hassan le Borgne, son chambellan privé, en fit les frais dès le matin.

- N’a qu’Un Œil, où donc est-tu passé, maudit infirme ? Ton Sultan est levé et tu paresses encore !
- Je suis là, ô Maître, je suis là. Votre petit déjeuner est déjà apprêté sur la terrasse.
- Je n’ai pas faim, ce matin.

L’œil unique d’Hassan s’en écarquilla de saisissement. D’ordinaire, le goinfre dévorait au réveil au moins un gigot, deux poulets et une bassine de riz aux épices, sans parler d’un plateau de sucreries et de quelques poignées de loukoums.

- Mon Maître prendra tout de même le café ?
- Pas de café. Apporte-moi mon élixir des lacs du lointain Occident infidèle. Et sans chichis. Je veux mon remède sec et sans glace.
- C’est comme si mon Maître en sentait déjà la chaleur dans le gosier.

On pourrait s’étonner de la pointe d’insolence contenue dans la réponse du serviteur, mais N’a qu’Un Œil, outre qu’il servait fidèlement le Sultan depuis plus de vingt ans, connaissait ses faiblesses et savait flatter ses vices. Le remède lui fut servi comme demandé, dans un grand verre et avec la bouteille à portée de main. Tant qu’à pécher, autant le faire à fond, le risque n’est pas supérieur et le plaisir plus intense. Ce Sultan aurait pu faire un estimable casuiste s’il n’avait été monarque si haïssable.

- Mon Maître aurait-il mal dormi ? Cela n’a rien d’étonnant. Même un serviteur tel que moi a besoin de compagnie sur sa couche après une dure journée de labeur. Et je ne parle pas d’une journée de Sultan !
- Et en compagnie de qui te délasses-tu de ton éreintant labeur ?
- En compagnie de l’une de mes quatre épouses, ô Maître. Ou même plusieurs, c’est selon. Comme la Loi et la munificence de mon Maître m’y autorisent.
- Je te paie assez pour entretenir quatre épouses ? Il faudra que je demande au Grand Vizir de mettre un peu son nez dans tes comptes.
- Mon Maître ferait bien de s’en abstenir. Le fripon empocherait la différence et ne remercierait même pas Son Illustrissime Luminescence.
- Ha ha. Je vois que tu connais cette fripouille d’Al Kharbakshi aussi bien que moi-même.
- Qui ne le connaît en ce Royaume ? Nul ne l’appelle autrement qu’Hussein le Chacal.
- Cela me convient. Je n’aimerais pas un mouton comme Grand Vizir. Qu’on le déteste ne me gêne pas : il reçoit les crachats à ma place. Assez parlé de ce chien. Sais-tu pourquoi je n’ai pas trouvé le sommeil ?
- Mon Maître n’a pu s’endormir parce qu’il a couché seul. Et Il a couché seul car Il ne pouvait rejoindre la seule femme qui Lui fît envie dans tout le Sérail.
- Comment le pourrais-je ? La Princesse est mon invitée et l’hospitalité est sacrée. Et puis il y a son dragon. Toi tu ne l’as vu que sous une apparence humaine, mais moi je l’ai vu surgir tout fumant des nuées, claquant ses immenses ailes, avec son mufle tous crocs dehors vomissant les flammes, et c’est un spectacle à glacer le sang dans les veines.
- Mon Maître raconte bien ! Un jour peut-être lira-t-on les récits d’Hammusuddin le Chroniqueur.
- Ouais. En attendant ce grand jour, trouve le moyen de fourrer cette petite effrontée dans mon lit sans que son monstre vienne y mettre le nez.  A ma babouche, je la veux ce soir à ma babouche, dût-on la ligoter sur ma couche. Compris, N’a qu’Un Œil ?
- Il en sera fait selon les désirs de mon Maître.
- J’espère bien, Hassan. Sinon je ne te laisserai même pas un œil pour pleurer.

Comment le Borgne allait-il réussir ce tour de force, nul ne le savait à commencer par lui-même. Mais refuser d’obtempérer à un ordre du Sultan équivalait à signer un aller simple pour l’échafaud et il n’avait pas envie de laisser dans le besoin quatre pauvres veuves et une progéniture vorace. Bien sûr, s’il échouait, son sort serait similaire, mais il pouvait se passer bien des choses jusqu’au soir, qui sait ce que réserve le Destin ? Le Dragon pouvait mourir, le Roi pouvait mourir, la princesse pouvait mourir, lui-même pouvait mourir, et puis, qui sait, peut-être trouverait-il une solution.

Pour commencer, il avait besoin de s’offrir l’aide de quelque bonne âme secourable. In’ch Allah, le Sultan le payait suffisamment pour entretenir sa smala et il détournait en plus de quoi graisser les pattes mercenaires au cas où. Elles ne manquaient pas au Palais, Hamdulillah. Justement, Hamid Al hamidi, plus notoire sous le sobriquet d’Hamid le Cupide, avait ces pattes-là. Il exerçait les fonctions d’adjoint du Grand Vizir en charge de la sécurité du Sérail. Si quelqu’un pouvait l’aider à y rentrer en contact avec la Princesse ou au moins son entourage, c’était bien lui. Il profita de l’ivresse du Sultan pour lui fausser compagnie en douce et s’en alla retrouver son homme dans un petit salon discret où il lui avait fixé rendez-vous. On était entre initiés et on n’y allait pas par quatre chemins.

- Bon, Hamid. Je dois contacter la Princesse dans le Sérail. Comment et combien ?
- Comment, c’est facile.

De la manche de sa djellaba surgit un téléphone portable.

- Dernier modèle. Ecran tactile, connexion satellite et système de sécurisation des communications intégré. Une merveille, mon frère.
- Combien ?
- Le téléphone c’est mille. Prix d’ami. Le numéro de la princesse, ç’est une autre affaire.
- Bon les voilà, tes mille, escroc. Combien pour le numéro ?
- Le numéro c’est dix mille.
- Tu veux ma mort ? Deux mille.
- Tu me prends pour un cave, Hassan ? Ta mort, c’est le Sultan qui va s’en occuper aux petits oignons si tu ne lui arranges pas le coup avec la petite. Neuf mille.
- Hamid, tu n’as pas de cœur. Trois mille dernier prix.
- Ts ts ts, tu n’es pas raisonnable, le Borgne. Allez je veux bien faire un gros effort. Huit mille. A moins j’y suis de ma poche.
- Aie pitié d’un pauvre père de famille. Ce sont mes enfants que tu veux affamer ? quatre mille.
- Tes enfants sont si gras qu’il faut les porter en brouette pour les mettre à table. Donne six mille et finissons-en, tu vas finir par me faire pleurer.
- Hamid Hamid, tu m’écorches, tiens, prends cinq mille et va au diable.

Hamid compta les billets à une vitesse prodigieuse en humectant son index de la langue avant que la liasse ne disparaisse dans sa manche encore plus vite. Puis il composa un numéro sur l’écran tactile de l’appareil.

- C’est bien, le Borgne, il y a le compte. Tu n’as plus qu’à pousser le bouton. le Salam sur toi.
- Sur toi le Salam, Hamid.

Et ils se quittèrent avec chacun le sentiment réconfortant d’avoir roulé l’autre. A peine Hamid parti, le Borgne profita qu’il n’y ait personne pour appeler. En théorie, nul n’avait le droit de communiquer directement avec le personnel du Sérail ni avec les concubines du Sultan, et a fortiori avec son invitée d’honneur. Toutes les communications passaient par les services du bureau du Grand Vizir. Dans la pratique, toutes les pensionnaires dissimulaient des portables obtenus auprès des eunuques ou des servantes en contact avec les fournisseurs de l’extérieur et s’en servaient principalement pour parler à leurs familles ou papoter avec des amies restées à l’extérieur.

- Allo ? La résidence de la Princesse Zulm-Aya ?
- Oui. Qui êtes-vous et qui vous a donné ce numéro ?
- Je suis Hassan le Borgne, Chambellan privé de son Illustrissime Luminescence. Qui m’a donné le numéro n’a pas d’importance. Mais à qui ai-je l’honneur, vous n’êtes pas la Princesse ?
- Je suis Zoubida la Respectée, sa gouvernante.

Hassan en avala sa salive de travers.

- Ahem vous êtes le…le Salam sur vous Seigneur Dragon.
- Au fait, le Borgne, au fait.
- Mon Maître le Sultan s’est levé ce matin de très mauvaise humeur. Le Tout-Puissant en soit remercié, la boisson l’a calmé, mais quand il sera dégrisé, on pourra craindre le pire. Quand il est dans cet état-là, les têtes ne tardent pas à tomber.
- Et tu crains pour la tienne, ô héros ?
- Je n’en ai qu’une, Seigneur Dragon, et j’aimerais la garder entre mes épaules.
- Qu’est-ce que la Princesse vient faire là-dedans ?
- Le vieux m’a chargé par tous les moyens de la fourrer dans son lit ce soir. Si je ne lui rapporte pas une réponse favorable, non seulement je peux dire adieu à ma tête, mais il prendra la fille de force. Il ne supporte pas qu’on lui résiste.
- Très bien, nous ne voulons pas la mort du pécheur. Tu diras à ton Maître que la Princesse Zulm-Aya la rejoindra dans ses appartements du Sérail à minuit sonnant. Mais à une condition : elle viendra seule et en secret, et il devra l’attendre de même. Si une seule autre personne est présente, le marché tombe à l’eau. La Princesse est jeune et tient à sa réputation.
- C’est tout naturel. Je peux donc annoncer la bonne nouvelle à mon Maître ?
- Oui mais à lui seul !
- Je sais tenir ma langue. Je ne sais comment vous remercier. Vous me sauvez la vie.
- Remercie plutôt la Princesse. Tu as de la chance qu’elle ait du cœur. Adieu, va prévenir ton Maître.

Tandis que le chambellan, fou de soulagement, courait annoncer la bonne nouvelle au Sultan, le Dragon se tourna vers Zulm-Aya, qui avait suivi toute la conversation.

- Eh bien, Princesse, je crois que l’heure de vérité approche.
- J’attends ce moment depuis que j’ai appris ce qui est arrivé au royaume de Shamââr.
- Ce soir, le vœu du Sultan sera exaucé à un point qu’il ne peut même pas imaginer.

Lorsque le Sultan quittait le Palais Royal pour la Cité Interdite, il y pénétrait par une entrée particulière menant directement de ses appartements au Sérail, naturellement sous haute surveillance. Une fois à l’intérieur, entouré de sa garde eunuquale, il rejoignait celle de ses concubines avec qui il souhaitait passer la nuit. Ou celles, selon l’humeur. Mais cette fois-ci, le Borgne avait été formel. Pas question pour lui de se rendre en grand tralala chez l’élue de la soirée comme il avait coutume de le faire pour bien montrer que le Sultan est partout chez lui dans le Sérail. Il devrait attendre la Princesse dans son pavillon privé, et sans témoins.

Pour lui être agréable, il avait fait dresser une collation sur un guéridon à portée de main de son immense lit à baldaquin, qui présentait aussi un assortiment de boissons pas toutes orthodoxes et même un attirail pour fumer l’opium. Peut-être serait-il nécessaire de faire un peu tourner la tête de la petite avant de passer aux choses sérieuses. D’après ce qui se disait, elle n’avait jamais connu l’homme, et la barbe du Sultan en crépitait d’excitation. Il n’aimait rien tant que prendre la virginité d’une jeune fille ; c’est à ce moment qu’il se sentait vraiment dans la peau d’Hammusuddin le Triomphant.

Comme convenu, sa visiteuse se présenta sans frapper ni s’annoncer à minuit sonnant. Les femmes sont généralement en retard mais on ne fait pas attendre le Commandeur des Croyants. Ce dernier l’attendait enveloppé dans une ample et moelleuse robe de chambre de soie verte qui masquait un peu son gros ventre, même si cette particularité physique n’était pas tenue pour une disgrâce en son royaume, mais plutôt pour un signe extérieur de richesse. A ce compte-là, le Sultan aurait pu être cent fois plus gros.

La Princesse Zulm-Aya avait revêtu une grande capeline à capuche qui dissimulait jusqu’à ses traits, tenue qui n’étonnerait personne car dès la nuit tombée, il faisait très froid sur le plateau désertique où était bâtie la résidence royale. De toute façons, il ne circulait que très peu de monde à cette heure avancée et la plupart des pensionnaires dormaient ou au moins étaient au lit, quoi qu’elles aient pu y faire. On ne s’ennuyait pas toujours au Sérail.

- Tu as souhaité que je vienne à toi, Sultan Hammusuddin, eh bien me voici.
- Sois la bienvenue, Zulm-Aya. Mais ôte donc ce manteau qui dissimule tant de trésors.
- Crois-tu que je sois venue pour le garder ? Mais avant que je tienne parole, je veux que tu signes ceci.

Elle tira de sous son manteau une feuille qu’elle lui présenta.

- Qu’est-ce que c’est que ça ?
- L’acte par lequel tu fais des enfants de ta Favorite les héritiers du Trône.
- Et en quoi cela te regarde-t-il ?
- Tu n’as pas d’héritier désigné. Que deviendrait le Royaume si tu disparaissais brusquement ? Et puis j’aime bien Alhayin.
- Soit. Je signe. Tu vaux bien cela.

Tirant un stylo d’or pur de la poche poitrine de sa robe de chambre, le Sultan parapha le document et le posa sur la table basse. Alors, la Princesse se débarrassa de sa capeline. En dessous, elle ne portait qu’une diaphane chemise de nuit de mousseline au travers de laquelle on distinguait sans peine la grâce des ses membres déliés, l’insolence de ses jeunes seins pointus et la fermeté de ses petites fesses de sportive. La bave coulait déjà entre les poils de la barbe du sultan, phénomène qui s’accentua lorsque son regard s’attarda sur le visage dévoilé de la petite. Elle avait défait ses longs cheveux noirs qui coulaient jusqu’au bas de son dos et à peine ombré la lumière de ses yeux violets d’un trait de khôl. Sa bouche entrouverte, de la couleur de la framboise, ne portait pas d’autre maquillage que le brillant de la salive dont sa petite langue pointue l’enduisait d’un lent mouvement circulaire qui faisait baver le monarque de plus belle.

- Tu m’as voulu voir telle que je suis. Regarde bien, Sultan, car cela ne se reproduira pas.

Et sous les yeux exorbités du Sultan, elle laissa couler jusqu’à ses pieds le léger vêtement, apparaissant alors dans toute la splendeur de sa jeune nudité. Mais à peine eut-il reçu l’éblouissement de cette vision digne du Paradis des Martyrs qu’il se produisit un événement terrifiant. La vision se brouilla, le corps et le visage de la petite se mirent à se transformer et à grandir de façon démesurée et se couvrir d’écailles de turquoise, son visage se transforma en gueule d’enfer où brasillaient des flammèches et une longue queue se mit à fouetter l’air empuanti de soufre, tandis que le Sultan, décomposé de peur, s’effondrait en sanglotant la face contre le tapis de fourrure au pied de son lit et que s’élevait une voix caverneuse.

- Tu as commis le pire des sacrilèges en voulant violer les lois sacrées de l’hospitalité. Tu es puni par là même où tu as péché, Sultan Hammusuddin, et nul ne pleurera sur ton sort. On n’a que ce qu’on mérite.

A peine ces mots prononcés, le dragon se transforma en oiseau bleu et s’envola à tire d’aile par une fenêtre, laissant le Sultan inanimé sur le tapis.../...


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Message  Gobu Jeu 22 Mai 2014 - 10:21

5) Epilogue.

Le lendemain matin, lorsque l’on vint se présenter au service du Sultan, on le trouva tout raide, gisant au milieu de ses déjections, le visage couleur de cendres et les yeux révulsés d’épouvante. Les médecins et guérisseurs royaux, auxquels on avait amené le corps – nul homme hormis le Maître ne rentrait au Sérail – ne purent qu’en convenir : la Mort avait triomphé du Triomphant. Quant à la cause du décès, même s’ils avaient chacun son idée, ils préféraient ne pas avoir à vérifier. Il y a des choses qui défient l’entendement, même dans les contes de fées. On attribua son trépas à un arrêt du cœur inopiné, diagnostic qui ne mangeait pas de pain et permettait d’éviter de chercher plus loin.

Dans la confusion qui suivit la mort du souverain, la Favorite, forte du document qui faisait d’elle la mère des enfants royaux, se présenta devant le Conseil pour faire légitimer la succession. Celui-ci avait été réuni en urgence par la Sultane, qui avait entre-temps fait mettre aux arrêts par les janissaires royaux le Grand Vizir, le Grand Eunuque et un certain nombre de leurs sbires les plus sinistres. Dans l’enthousiasme, elle se fit proclamer régente en titre jusqu’à la majorité de l’héritier, à l’éducation duquel Alhayin aurait désormais le loisir de se consacrer. Dès son entrée en fonction, la Régente prit plusieurs décisions importantes. Tout d’abord, elle ordonna la fermeture du Grand Sérail. Nulle femme ne serait désormais plus retenue en esclavage au Palais. Celles qui voudraient rejoindre leurs familles seraient autorisées à le faire et celles qui souhaiteraient demeurer sur place conserveraient leurs avantages aux frais de la Couronne. La Sultane Samara ne voulait léser personne. Elle décida aussi que par la suite, le Sérail serait transformé en vaste complexe hôtelier de grand standing, à l’exception des pavillons royaux qui demeureraient propriété des quatre veuves du Sultan. Elle avait jadis fait d’excellentes études de management et se tenait informée des dernières évolutions du marché touristique. Enfin elle décréta qu’à l’avenir, nul ne pourrait prendre plus d’une épouse légitime au Fakiristan. Le Prophète en avait peut-être eu quatre, mais c’était le Prophète – sur lui la bénédiction du Tout-Puissant. Pour un homme ordinaire, une seule épouse suffit largement à occuper une existence. Hamdulillah.

Personne ne sut où avaient disparus le Dragon et la Princesse, mais les eunuques qui avaient découvert le cadavre du Sultan prétendaient avoir vu un oiseau au plumage d’un bleu aveuglant voleter autour de sa dépouille avant de disparaître dans la verdure. De toutes façons, où qu’ils aient pu être, ils étaient déjà ailleurs et c’est là que nous les retrouverons peut-être. In’ch Allah.

Gobu

Fin de la 2ème partie
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