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Personnes dans le pré

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seyne
So-Back
Raoulraoul
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Message  Raoulraoul Mer 4 Juin 2014 - 7:20

Personnes dans le pré
C’est un pré encore vert, malgré l’été déjà avancé. Une rivière le borde.

Toujours une femme assise. Ce pré pourrait ne pas exister, mais il se fait criant, surtout quand on passe. C’est en passant qu’on le voit mieux, parce qu’on passe et que lui reste.

La femme tricote. L’homme qui pense à elle afin de la voir, demanderait à la femme si elle tricote pour lui. Mais il se retient de parler. Il sait aussi que la femme par instant ouvre un livre. Il pourrait être jaloux du livre. On ne connaît jamais l’étendue de l’emprise d’un livre. L’homme honteux doit choisir. Entre tricot ou livre ?

Puis plus loin, en levant les yeux, se révèle la rivière. L’homme est-il prêt à suivre son cours ? Il ne peut quitter facilement la femme assise dans l’herbe. Sa jupe représente les quadrillages d’un plaid. Sa jupe est comme un plaid, recouvrant les touffes d’herbes hautes, irrégulières, déjà foulées par d’autres promeneurs. Il insupportable d’imaginer d’autres pieds écrasant le pré.

L’homme est exclusif avec son souvenir.

Le long de la rivière un autre homme marche, projetant derrière lui son ombre. C’est dans cette ombre que l’homme du récit suit l’homme de la rivière. Mais l’ombre est toujours plus grande et l’homme du récit jamais ne parvient à atteindre l’homme de la rivière. Dans les airs, celui-ci fait claquer sa ligne. Il pêche. Il dessine dans le ciel ces zigzagues que font parfois les cannes des pêcheurs. L’homme écoute dans sa tête une voix lui dire : « Attention petit, tu pourrais attraper l’hameçon dans l’œil ! ». Mais le fil de nylon est comme une écriture dans le ciel trop bleu. Il fouette.

L’homme regarde la rivière dans l’espoir d’un soulagement. L’impossibilité des flots que les reflets du soleil masquent. Ce n’est qu’un aveuglement d’argent pour l’homme qui fouille le paysage. Dans ces moments on se prend à rêver d’eau limpide.
Si l’homme du récit se retourne, il tombe sur la femme muette assise dans l’herbe et s’il regarde loin devant lui, il n’aperçoit que l’ombre immense du minuscule pêcheur. C’est ainsi que les passages en train sont réconfortants, parce qu’ils vous déplacent sans vous imposer le paysage qui vous rejette.

Le soleil est déclinant. Il rend la femme dorée, son visage, ses bras dénudés, sa peau dont l’homme s’étonne qu’elle soit encore vivante. Les herbes folles, jaunissantes, sont des décors complétant ceux de la mémoire.

Plus tard l’homme revint dans le pré. Le soleil avait tourné. Aucune ombre ne déformait le présent des lieux. L’homme se plaisait à revoir le creux que le corps de la femme assise avait laissé dans l’herbe. Il lui prit même la fantaisie de s’asseoir à cette place. La chaleur de la femme sembla lui monter dans les jambes. Une chaleur parlante. Elle disait que le tricot était resté inachevé. Elle disait que dans les romans, les histoires doivent se terminer bien. La chaleur attendait le retour d’un mari,  là-bas, pêchant au bord de la rivière. Même s’il revenait bredouille, il était heureux. Elle disait ce qui l’arrangeait, la chaleur humaine. L’homme, dans l’herbe humide, laissait venir ses mots.

Puis il descendit vers la rivière. Les joncs, les ronces, lui raclaient les genoux. La saison n’était plus aux moustiques. Et l’homme se pencha au-dessus de l’eau qu’il vit. Au fond ce n’était que pierres que la transparence faisait danser. Mais des pierres aucun corps n’apparût. Encore moins celui du pêcheur. De son ombre de jadis, lançant dans l’air sa ligne, ne restait plus aujourd’hui, dans la pensée de l’homme, à peine l’ombre d’une ombre.
« C’est ainsi que vivent en nous les morts » se dit l’homme une nouvelle fois.

Tout était cruellement visible, maintenant dans le pré et au bord de la rivière. A cause de cela l’homme remonta dans le train qui desservait la petite gare de Chauzeix. Quand le wagon passa non loin du pré, le passager eut envie de pleurer. La locomotive de ferraille aplatit les paysages. L’homme est peu de chose soudain dans n’importe quel convoi.

Plusieurs années après, un enfant marcherait dans l’herbe. Toutes le herbes seraient celles d’un pré. Comme dans tous les prés, une femme assise tricoterait des pulls over pour son enfant. Sur les berges de la rivière, l’ombre géante d’un père pêcherait, décrivant dans le ciel des arabesques avec le lasso de sa canne à pêche. Et l’enfant courrait d’une histoire à l’autre, dans l’entrelacs épais des herbes, à l’odeur fraîche. Les histoires racontées sont toujours fraîches dans le cerveau d’un enfant.          

Les trains par ici ne passent plus. Une voix de femme dira à l’enfant : « Ne te baigne pas dans la rivière. Elle est trop sale ». Si un homme arpente les berges, ce ne sera plus un homme, encore moins son ombre. Ce sera une absence. Vide. La femme sera seule. Elle feuillettera une tablette électronique. Elle cherchera d’autres hommes, sur un écran, pour remplacer. Toujours remplacer, mais rien n‘est remplaçable.

L’enfant, dans le pré, pousserait un cri.

**
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Message  So-Back Mer 4 Juin 2014 - 8:55

le temps qui passe , l'eau de la rivière propice aux réflexions et puis la réalité de l'instant
la vie s'égrène et passe les technologies, le règne de l'écran et de l'instantané

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Message  Raoulraoul Sam 7 Juin 2014 - 6:08

Merci beaucoup So-Back, pour ton commentaire. Tu es à ce jour le seul, que ce pré a intéressé. Pourtant pour moi, il s'agit d'un texte d'une écriture simple, avec une nouvelle thématique. J'aurais bien aimé avoir d'autres commentaires et avis sur cette tentative. Mais hélas...
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Message  seyne Sam 7 Juin 2014 - 12:14

Très belle vision-méditation, dont l'atmosphère immobile et lumineuse, figée, m'évoque Edward Hopper.
J'ai été frappée par la façon dont revient le verbe "voir", ou ses équivalents, avec des décalages d'une étrangeté hypnotique, la façon dont bien sûr se superposent les séquences temporelles ("palimpsestes" dirait un intello branché).
Et aussi toutes les notations qui semblent révéler la question de la présence humaine, en creux : l'ombre, le creux dans l'herbe, les zig-zags dans le ciel comme figuration visible de gestes accomplis.
Et puis l'essentiel derrière tout ça me semble la question de l'attachement entre les êtres, ou entre un être (le locuteur) et le monde. Attachement, perte, appartenance, possession, mémoire, trace....

J'aimerais pouvoir écrire des choses comme ça, vraiment.
Plonger dans cette profondeur, que tu suggères par la métaphore du cours d'eau.

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Message  seyne Sam 7 Juin 2014 - 12:19

J'ai oublié de dire comment tout cela est pris dans la question du trajet, du mouvement, du passage.

Ce qui est fort c'est la façon dont tu imbriques, dont tu rends perceptible par les sensations pures, dans la plus grande simplicité, des thèmes philosophiques essentiels, sans jamais recourir à un seul mot abstrait, un seul concept.
C'est ça, l'art, pour moi.
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Message  seyne Sam 7 Juin 2014 - 15:04

mais là où on voit vraiment l'art, c'est que Mr le Commentaire, lourdaud bavard, ferait mieux de se taire au lieu de débiter des platitudes :-)) Se taire et écouter, voir....
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Message  Polixène Sam 7 Juin 2014 - 16:45

J'avais écrit un commentaire et je viens de voir qu'il n'était pas enregistré...

"Tout était cruellement visible", dis-tu, et c'est peut-être notre aveuglement habituel qui nous permet de survivre...
Ta mise en scène nous laisse en tous cas le choix d'aller vérifier là-bas si j'y suis, de lancer nos pensées dans l'azur brûlant, de mettre nos mots dans les maux de l'herbe piétinée ou , simplement, de jouer avec les reflets...


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Message  hi wen Lun 9 Juin 2014 - 22:03

personne y l'est dans le pré, m'man.

y'a une bifurcation dans le texte, non? après "L’homme est exclusif avec son souvenir.". et le texte reprends son cours à "Plusieurs années après".
pas réussi à bifurquer, chui pas younguien ou alors pas assez souple.

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Message  jfmoods Dim 15 Juin 2014 - 7:40

"Il est insupportable d’imaginer d’autres pieds écrasant le pré."
"Il dessine dans le ciel ces zigzags"
"Au fond ce n’étaient que pierres"
"Mais des pierres aucun corps n’apparut."
"ne restait plus aujourd’hui, dans la pensée de l’homme, qu'à peine l’ombre d’une ombre."
"À cause de cela"
"une femme assise tricoterait des pullovers"

Les compléments de temps permettent de délimiter les trois parties de ce texte qui m'apparaît comme une parabole et compte 4 personnages (la femme, l'homme du récit, l'homme de la rivière, l'enfant) et un lieu, le pré (qui pourrait figurer métaphoriquement une maison).

Dans la première partie de l'histoire ("C'est un pré..." à "… ceux de la mémoire."), on ne saisit pas tout d'abord clairement qui est l'homme du récit. La voix intérieure ("Attention petit") nous révèle toutefois qu'il se confond avec l'enfant, homme en devenir. La femme représente la figure maternelle, le point d'ancrage qui veille au confort de sa progéniture ("La femme tricote."). C'est donc forcément un point de dépendance, marqué ici par la modalisation ("Il ne peut quitter facilement la femme assise dans l'herbe."). L'homme de la rivière, lui, constitue le point de projection, le modèle en mouvement sur lequel projeter ses aspirations, le père. Les forces de l'enfant se tendent naturellement vers cette image troublante, non dénuée d'aspérités, de danger ("tu pourrais attraper l'hameçon dans l'oeil !"). Un chiasme déroutant, fascinant, signale le caractère inaccessible de cette figure haute en couleurs ("l'ombre immense du minuscule pêcheur"). Le stade le l'enfance et de l'adolescence s'articule ainsi, sous le balancier de l'hypothèse, d'un parent à l'autre, de la sécurité au risque ("Si l'homme du récit se retourne... s'il regarde loin devant lui...").

Dans la seconde partie (de "Plus tard..." à "… dans n'importe quel convoi."), le retour de l'enfant devenu adulte dans le pré initial augure la projection dans des figures tutélaires désormais absentes ("le creux que le corps de la femme assise avait laissé dans l’herbe"  / "De son ombre de jadis, lançant dans l’air sa ligne, ne restait plus aujourd’hui, dans la pensée de l’homme, qu'à peine l’ombre d’une ombre.") et à travers lesquelles une mémoire défaillante tente de se réactiver. À travers le regard de la mère, nous pouvons constater que l'image inquiétante du père a finalement été apprivoisée ("Même s'il revenait bredouille, il était heureux."). Cependant, ce pan de la vie passée s'est comme effiloché, perdu ("Elle disait que le tricot était resté inachevé." / "Mais des pierres aucun corps n'apparut."). Le reflet s'avère insaisissable dans sa plénitude car la perte a inexorablement brouillé les pistes. Le coeur du souvenir échappe à la captation, n'appartient plus que par bribes à l'homme qui fut cet enfant. Grandir, c'est continuer de se bâtir sur la déchirure du lien initial, c'est apprendre à se construire au-delà de la mort des siens, c'est apprendre à les prolonger en nous.

Dans la dernière partie ("Plusieurs années..." à la fin), un processus d'indifférenciation est en marche (articles indéfinis : "un enfant", "une femme", "l'ombre géante d'un père", formules à caractère totalisant : "Toutes les herbes", "tous les prés", présent de vérité générale : "les histoires sont toujours fraîches", "Les trains par ici ne passent plus", "rien n'est remplaçable"), mettant en perspective la distance considérable qui s'est instituée dans la représentation de la cellule familiale. Les formes négatives ("ne... plus" x 2, "ne... pas") et quelques éléments grammaticaux ("encore moins", "une absence. Vide.", "seule") dénotent la privation. La nouvelle époque est marquée par la discontinuité des liens affectifs, un rapport plus complexe à la paternité. Les rencontres amoureuses se présentent sous l'aspect d'ébauches virtuelles successives. Le rapport de l'enfant au monde est chaotique, sans point de repère durable. Il se dessine une cassure inéluctable dans l'ordre du temps vécu et, partant, dans l'ordre de la construction de soi, dans l'ordre du souvenir, dans l'ordre du rapport à l'ascendance (expression : "d'une histoire à l'autre").

Merci pour ce partage !
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Message  Raoulraoul Jeu 19 Juin 2014 - 8:35

Merci à vous pour vos commentaires. Chacun se complète et de ce fait m'enrichit. Même dans leur non-dit, leur étonnement, trouble, leur frustration, la nébulosité que mes textes parfois provoquent... Pour celui de jfmoods j'apprécie bien la précision, s'étayant sur syntaxe, structure et thématique. Sa rigueur est toujours surprenante est me fait sentir que finalement je suis "compréhensible", son analyse correspond presqu'à chaque fois à mes intentions. Elle met véritablement mes texte à nu ! Et cela pour moi est encourageant, de ne pas avoir été hermétique, abscons, sans être toutefois trop explicite, évident et univoque. Mon travail plaçant souvent le lecteur en équilibre entre "compréhension" et fuite du sens...
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Message  Sahkti Mer 1 Avr 2015 - 10:41

Mélancolie, douceur, nostalgie, espoir et désillusion... autant de sentiments, d'émotions, qui se glissent au creux des mots. Ce que j'apprécie particulièrement, c'est cette fausse lenteur, cet art du geste pour vivre et décrire, laisser le temps filer ou s'installer, sans oublier le bruit "invisible" de la rivière. Et cette mise en abîme, ce chassé-croisé qui n'est pas véritablement un aller-retour dans la zone spatio-temporelle mais un croisement d'éléments qui finissent par constituer tout, indissociable et pourtant distinct. C'est subtil, vraiment agréable à lire et explorer, le genre de texte qui donne envie d'y revenir. Merci !
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