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La soeur du poète.

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Sahkti
Polixène
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La soeur du poète. Empty La soeur du poète.

Message  Gobu Mar 16 Sep 2014 - 8:43

La sœur du poète.

Il était une fois, du temps où les tapis volaient, où les ânes parlaient, où les princesses  racontaient des histoires merveilleuses, bref il y a bien longtemps de ça, il était une fois, dis-je, un grand luthiste qui était aussi un grand poète. Ou l’inverse, mais cela n’avait guère d’importance, car jamais il ne chantait de poésie sans s’accompagner sur son oud et jamais il ne faisait sonner les cordes de son instrument sans y superposer le timbre de sa voix. D’aucuns rivalisaient de vélocité sur leur manche alors que d’autres faisaient assaut de vocalises, tout cela pour épater la galerie, mais lui n’était pas de ces gens-là. Il ne cherchait ni l’épate ni le succès, mais l’harmonie.

Il se nommait Omar Al Khlopil, du nom de son clan d’origine, mais il était bien plus notoire sous le surnom d’Omar l’Enchanteur. Un enchanteur qui s’y entendait aussi bien, susurraient les mauvaises langues, à ensorceler les jouvencelles nubiles qu’à faire chavirer les épouses les plus respectables, mais l’on connaît le pouvoir de la musique et des mots sur le cœur des femmes, fussent-elles les plus vertueuses. On pardonnait à l’Enchanteur de faire tourner la tête de la gent féminine, car il faisait tourner aussi celle des hommes, jusqu’à celle des plus féroces guerriers et des plus austères moralistes. L’homme aussi, une fois essuyé le cimeterre et ôtée la cuirasse, aspire à l’harmonie, surtout lorsqu’elle chavire ainsi les sens des femmes.

Inutile de dire qu’avec une telle réputation, notre poète croulait sous les engagements. La musique et la poésie ne nourrissent généralement pas leur homme, mais il y a des exceptions. Depuis les puissants potentats des provinces jusqu’au Commandeur des croyants en personne, en passant par les plus riches négociants et les plus hauts fonctionnaires, tous se disputaient le privilège de le faire venir se produire, pour leur plaisir et celui de leur invités. Cela n’était point chose aisée. Notre homme était aussi fantasque que talentueux, et il lui arrivait souvent de faire faux bond à ses hôtes, parce que le regard d’une courtisane l’avait retenu dans une alcôve, ou qu’il festoyait bruyamment à la taverne en joyeuse compagnie.

L’Enchanteur ne respectait guère les prescriptions de la Loi en matière de boissons fortes et il lui arrivait souvent de s’enivrer. Pire encore, une bonne partie de ses chansons faisaient l’éloge du vin et s’attardaient avec mille détails pittoresques sur ses innombrables vertus et ses non moins innombrables méfaits, peut-être pas moins attirants. Bref, sa poésie sentait le soufre et il aurait eu de très graves ennuis s’il n’avait bénéficié de la protection des plus hautes personnalités.

Sa poésie sentait le soufre, mais elle embaumait aussi la myrrhe et l’encens. Lui qui, de notoriété publique, brisait le cœur de toutes ses conquêtes et changeait de compagne plus souvent que de tunique, chantait à longueur de strophes la beauté d’une seule femme, qu’il appelait simplement l’Adorée. Mais il la dépeignait avec tant d’amour et de talent qu’il n’y en avait pas une qui ne sanglotât d’émotion et de dépit en écoutant ses louanges, et pas un homme qui ne s’étouffât de convoitise et de jalousie à la pensée qu’une telle splendeur ne lui appartiendrait jamais. Tous pensaient cependant qu’il s’agissait d’une créature de fiction, une sorte de condensé des femmes les plus remarquables qu’il avait rencontrées.

Or il n’en était rien. L’Adorée existait bel et bien, mais elle lui était totalement inaccessible. Elle était depuis longtemps l’épouse d’un autre, mais l’on sait que les chaînes du mariage ne résistent pas longtemps au feu de la passion. Si l’Enchanteur et son Adorée ne pouvaient s’aimer d’amour et encore moins se marier, c’est uniquement parce qu’ils étaient du même sang. La belle Zorha, dont l’empire entier récitait les splendeurs sans savoir qui elle était, était en effet sa sœur cadette, et ils étaient épris l’un de l’autre depuis leurs plus tendres enfances. C’est d’ailleurs pourquoi leur père, qui n’était point aveugle, la maria dès qu’elle fut en âge à un riche marchand de tapis résidant à l’autre bout du pays, afin d’éloigner le plus possible les deux jeunes gens l’un de l’autre. Omar l’Enchanteur en conçut un immense chagrin et fit le serment de ne jamais se marier. On sait qu’il tint parole, mais il ne put s’empêcher de clamer son amour à son Adorée à travers sa musique et sa poésie.

Il se trouvait en tournée dans une ville de province lorsqu’un émissaire en tapis volant envoyé par son beau-frère se présenta à lui. Sa pauvre sœur était à l’article de la mort et elle souhaitait le revoir une dernière fois avant de quitter ce monde. Plantant là son public, ses bouteilles et sa maîtresse du moment, Omar empoigna son luth et rejoignit l’émissaire sur son véhicule qui les emmena en un éclair jusqu’à leur destination. Dans la demeure du négociant régnait la consternation. Les hommes vaquaient à leurs occupations en silence, le visage fermé et quand aux femmes, elles s’étaient couvert la tête de cendres et imploraient en sanglotant le Tout-Puissant pour qu’il épargne leur maîtresse.

L’Adorée reposait sur un grand sofa, au milieu d’une montagne de coussins brodés. La maladie avait émacié ses traits et décoloré ses lèvres jadis plus rouges et plus juteuses que la grenade, mais dans ses yeux de jais brûlait toujours la flamme qui lui avait embrasé le cœur. Elle n’avait plus même la force de parler mais elle pouvait encore l’entendre. Mages et médecins en étaient d’accord, elle était toujours consciente. Son frère lui parla en ces termes :

- Pardonne-moi, mon Adorée. Tu mourais et j’étais ailleurs. Mais maintenant je suis près de toi et aussi longtemps que mes doigts auront assez de force et que ma voix ne se brisera pas, je vais jouer et chanter pour toi, et aussi longtemps que je jouerai et chanterai, je tiendrai la Mort éloignée de toi, car même la Mort ne peut rien contre la Musique et la Poésie.

Alors Omar l’Enchanteur s’assit en tailleur sur un coussin au pied du lit se mit à chanter et jouer comme jamais il ne l’avait fait. Il joua le matin et le soir, il joua toute la nuit et le lendemain matin aussi et ainsi de suite. On lui amenait à manger et à boire pour qu’il ne tombe pas d’inanition, on le gavait de café pour qu’il ne s’endorme pas mais il ne quittait pas sa place et continuait à peupler l’air de sons, et sa sœur, suspendue dans un temps immobile, les respirait et s’en emplissait le cœur, et la mort, qui tournait autour d’eux avec des battements d’aile courroucés, ne pouvait percer cette bulle d’amour et d’harmonie. Il joua jusqu’à ce que ses doigts  soient en sang, jusqu’à ce que sa voix s’éraille, jusqu’à ce que son cœur se brise, mais tant qu’il jouait, le souffle de sa sœur ne s’arrêtait pas et ses yeux étaient emplis de gratitude, et l’on dit qu’il joue encore et qu’elle vit encore et qu’ils sont ainsi entrés ensemble dans l’Eternité où l’Enchanteur continue de chanter pour son Adorée.
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Message  Polixène Jeu 18 Sep 2014 - 19:47

Au moins un merci pour le sourire de A à Z.

Deux petites facilités qu'on te pardonnera( "suspendue dans un temps immobile" et "percer cette bulle d'amour") en les mettant sur le compte de l'oralité.
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Message  Sahkti Mer 1 Avr 2015 - 11:57

Haaa quel conteur tu es, Gobu ! Plaisir de lire ton écriture riche et soignée, dans un récit impeccablement maîtrisée, qui nous entraîne vers un ailleurs imaginaire qui fait du bien.
Allez, hop, je remonte ce texte avec bonheur !
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Message  Libellule Ven 12 Juin 2015 - 17:03


Doux, Joyeux et Léger. Chouette de te lire. :-). Suis pas très douée pour les remarques pleines de techniques moi. Quand un texte me fait oublier la technique, c'est qu'il me touche, ou me transporte, me fait voyager, me fait oublier que je suis une adulte qui lit un texte devant un écran pour devenir une enfant qui retient son souffle jusqu'aux derniers mots de l'histoire. Bref, quand un texte me transporte, c'est qu'il remplit son job.
Et là... J'adore. Le côté intemporel, le rythme, les paragraphes qui laissent un peu d'espace sans perdre le fil pile quand on a du mal à reprendre son souffle. Chouette!

A te lire!
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Message  Ba Dim 14 Juin 2015 - 7:27

Bel hommage à la fraternité !
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Message  Frédéric Prunier Dim 14 Juin 2015 - 12:28

certains mots et tournures de phrases sonnent d'ici et d'aujourd'hui. Je ne sais pas si cela apporte quelque chose dans le bon sens
sinon,
j'aime bien ce petit conte
et j'aime particulièrement cette dernière phrase que je ne clôturerais pas avec un point final

merci pour ce partage
Frédéric Prunier
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http://www.quai-favieres-antiquites.com

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Message  jeanloup Lun 15 Juin 2015 - 15:24

Très joli conte mais quand même, je me dis qu’il est peut-être temps pour lui d’arrêter de chanter. L’éternité, c’est affreusement long.

jeanloup

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Message  jfmoods Dim 21 Juin 2015 - 9:57

« depuis leurs plus tendres enfances »

Inattendu, mais pourquoi pas ?

« quant aux femmes »

J'aurais mis, ici, une virgule avant la conjonction de coordination...

« Elle n’avait plus même la force de parler mais elle pouvait encore l’entendre. »

… et, là, après...

« Or il n’en était rien. »

Toujours ce même plaisir à te lire, Gobu. Toujours ce même plaisir, jubilatoire, à déguster ce décalage délicieux, si bien assorti, entre sublime et trivialité, entre niveau de langue soutenu et surgissement sporadique, inopiné, de tournures familières. L'humanité que tu mets en scène est décidément très plaisante.

Merci pour ce partage !
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