J'ai traversé Paris pour toi

[Raoulraoul]

J'AI TRAVERSE PARIS POUR TOI

Il est trois heures de l’après-midi au dernier étage d’un immeuble.

tu es en sueur ?
j’ai traversé Paris
tu as traversé tout Paris ?
du 19ème jusqu’ici
jusqu’à moi
jusqu’à vous
assieds-toi mon Pierrot
en-bas votre couloir empeste l’urine
ce sont les clochards
c’est dégoutant
ici ça sent bon regarde cette belle lumière
Margherita vous voulez savoir ?
évidemment raconte-moi
alors il est sorti du bistrot il a craché l’autre lui a dit que sa femme elle savait toutes les saloperies qu’il faisait derrière son dos Moi je ne voulais rien entendre
mon Pierrot dégrafe ta chemise tu as chaud
c’étaient des vieux deux vieux le plus petit a ouvert son couteau tout ça en plein soleil Il était impossible de ne pas deviner comment ça allait tourner L’autre vieux était plus robuste il se marrait
l’autre était plus robuste tu dis Pierrot ?
oui Margherita il déblatérait un tas de conneries sur la femme du petit vieux A mon avis tout était faux mais le gars robuste il voulait régler des comptes avec son copain
approche-toi de moi et mange un gâteau
ils allaient souvent ensemble taquiner les ablettes dans le canal de l’Ourcq Leurs maisons étaient mitoyennes mais elles étaient frappées d’alignement Au lieu de s’engueuler ils devraient plutôt être solidaires
si tu veux du vin Pierrot j’ai un petit rosé d’Italie
rester solidaires Margherita pour se défendre contre les entrepreneurs qui allaient pilonner leurs baraques pourries à coups de pelleteuse
et le vieux robuste alors qu’est-ce qu’il faisait Pierrot ?
il était ivre Celui qui brandissait le couteau il savait que sa femme n’était pas un ange elle en avait dépassée l’âge
ah ah ah
vous riez Margherita ?
à partir de quelle âge on cesse d’être un ange ? Pierrot j’ai mis une nouvelle
robe aujourd’hui regarde
je vois Le petit vieux il savait que sa femme jamais elle goberait les saloperies dont l’autre l’accusait
elle m’intéresse ton histoire Pierrot continue
la femme elle ne travaillait plus Seulement elle rendait parfois des services aux gens friqués qui cherchaient une boniche pour débarrasser leurs cochonneries qu’eux-mêmes ne voulaient pas nettoyer La femme ça la dérangeait pas Ça mettait du beurre dans les épinards
Pierrot je vais allumer le lampadaire ça fera plus intime
je ne sais pas pourquoi je vous raconte ça Margherita c’est plus fort que moi
mais c’est très intéressant je vais laisser la fenêtre ouverte
parce que Margherita vous imaginez bien que le vieux lui il devait profiter de la situation Ça ne veut pas dire que je partage les idées du gars robuste
robuste robuste vraiment robuste Pierrot ?
il avait des mots vraiment dégueulasses qu’il envoyait à la figure du petit vieux qui le menaçait de son couteau Mon intention n’a jamais été de m’en mêler
parce que tu savais bien que tu venais chez moi Pierrot ?
oui heureusement
c’est l’essentiel
oui c’était l’essentiel
parce que tu as parcouru tout Paris pour venir
le gars robuste il était célibataire il avait plaqué son ancienne femme On dit qu’elle s’amusait avec des godelureaux Franchement il fallait pas être dégoûté car la femme était un laideron et elle avait des crises aigues d’urticaire qui la rendait hystérique
tu sais tout ça Pierrot ?
on m’a raconté
et toi tu me racontes à moi
je suis venu Margherita exprès pour vous raconter
tu as grimpé cinq étages en sueur
tout à coup le petit vieux il lâche son couteau
comme ça d’un coup ? c’est idiot
je n’ai pas compris Margherita parce que l’autre c’est sûr qu’il allait profiter de la situation Je sentais la chose venir
ne va pas trop vite mon Pierrot reprends un petit verre de rosé J’ai mon maquillage qui coule
le vieux il s’est mis à chialer il disait que sa femme ne devait rien savoir il disait que sans elle il serait capable de se jeter à l’eau Dans la rivière de l’Ourcq
j’ai mes perruches qui s’agitent Parle moins fort Approche-toi de moi sur le canapé
le gars robuste a empoigné le vieux
ah ce gars robuste toujours ce gars robuste !
le gars robuste Margherita il a pris au mot le vieux il lui a dit que le canal de l’Ourcq n’était pas loin et que s’il voulait il pouvait se jeter dans le canal
c’est excitant Pierrot !
dans quelques jours leurs bicoques seraient rasées par les bulldozers Alors c’était le bon moment pour en finir…
continue Pierrot ne t’arrête pas !
mais le robuste il voulait que son copain se jette le premier à l’eau parce que le vieux au couteau dans sa vie il n’avait jamais été courageux Alors aujourd’hui son copain il lui offrait l’occasion de l’être Margherita j’aurais voulu que d’autres personnes que moi soient témoins de cette scène Mais en plein soleil il n’y avait que moi tout seul pour observer cette horrible bagarre Deux vieillards qui se foutent sur la gueule à cause d’une femme
tu savais bien que tu allais me raconter ça Pierrot ? Cette horreur !
je le savais Margherita
ça aurait dû te suffire
quoi me suffire ?
te suffire à regarder absolument tout jusqu’au bout pour moi
c’était pénible Margherita
tu as besoin d’amour Pierrot c’est ça
le trajet a été très long jusqu’à vous votre appartement
continue j’ai besoin de savoir toujours plus
le petit vieux par terre s’est relevé…
oui Pierrot
il a dit calmement au gars robuste…
oui Pierrot
« Allons pêcher encore une fois des ablettes dans la rivière je vais te les pêcher à mains nues moi »
et après ?
ils sont partis Je les ai suivi Ils sont allés jusqu’au pilier du petit pont
je le connais le petit pont
c’est là que les ablettes se laissent prendre le plus facilement C’est aussi là que l’eau est plus profonde Je me suis mis sur le pont pour regarder à l’aise les deux pêcheurs
tu étais courageux Pierrot
le gars robuste n’en menait pas large Il se méfiait des promeneurs et des mères de famille qui à cette heure souvent venaient tirer leur poussette avec leurs mioches C’était pas prudent
je voudrais allonger mes jambes sur le canapé Pierrot je peux ?
le vieux s’est accroupi au bord de l’eau Ils ont regardé ensemble les ablettes qui frétillaient dans l’eau dégueulasse de l’Ourcq Un coup de genou rien qu’un petit coup aurait suffit pour faire basculer le vieux je te le dis Margherita
tu m’excites Pierrot ! n’arrête pas en si bon chemin !
mais un chien est arrivé
non Pierrot tu exagères là !
un clebs de rien du tout comme ceux qui accompagnent les mères de famille avec leurs mômes J’en avais marre de cette scène
Pierrot !
Si ! Dans mon for intérieur je me disais que la vie est mal foutue
Pierrot c’est moi que tu venais voir Tu l’oublies Moi pour te soulager de tes malheurs moi ta
bonne grosse Margherita !
tu n’es pas grosse ?
façon de parler Tes vieux alors qu’est-ce qu’ils deviennent ?
se noyer dans ces conditions tu vois c’était ce qui pouvait leur arriver de meilleur Une femme avec sa poussette est passée
brave maman !
et une autre Elles parlaient gentiment entre elles Leur conversation devait être captivante
comme la nôtre mon Pierrot
si captivante qu’elles ne prêtaient pas attention à leurs enfants qui braillaient dans les poussettes « Vas-y tombe sale con ! c’est le moment » disait le robuste au vieillard accroupi
ah mon Pierrot comme c’est bien !
le vieux alors s’est penché pour attraper une splendide ablette Son corps rachitique a glissé
dans l’eau ?
dans l’eau oui
ah ça me fait bander !
quoi ?
il n’y a pas que les mecs pour bander Nous aussi ça nous arrive mais ça
ne se voit pas mon Pierrot Nous on bande de partout
comment !?
parce que ton vieux rachitique il a bien mérité ce qui lui arrive ! Alors ça me fait bander de joie
il a disparu tout de suite dans l’eau Margherita !
c’est bandant !
l’eau s’est refermée aussitôt redevenant calme Les moucherons sont venus terminer leur danse au-dessus de l’eau fraîche
eux aussi ils bandaient de joie !
les mamans poursuivaient leur conversation en s’éloignant Mais le plus ennuyeux c’était le chien
encore ce chien !
il regardait fixement l’autre vieux resté sur la berge Un coup de tatane aurait été suffisant pour chasser l’animal
caresse-moi un peu mon Pierrot je suis énervée  
attends Le vieux ne bougeait pas Il tendait sa main au chien Le chien la lui a léchée
mon cœur aussi il bande Pierrot parfois
et quand le vieux il s’est décidé à quitter les berges du canal le chien il la suivit J’ai entendu le bonhomme qui lui disait «Tu sais le plus triste c’est que demain j’aurai même pas une maison à t’offrir »
regarde par notre fenêtre C’est beau Paris ! La lune déjà apparaît il fait encore jour et sous ma robe je bande terriblement de satisfaction
je ne vous comprends pas
ton vieux il en a fait des saloperies avant de crever
je ne sais pas
c’est peut-être bien lui mon père ce salaud qui ne m’a jamais reconnu
vous êtes folle Margherita !
il y aurait de quoi oui
et si j’étais venu sans rien vous dire Margherita Dans le silence vous caresser
plus rien à me caresser maintenant mon pauvre Pierrot
on dit toujours ça
le silence pour moi c’est déjà une offense le silence insupportable des hommes
le mien aussi ?
le tien surtout puisque toi tu sais Allez viens !
où veux-tu Margherita ?
fait trop chaud ici on descend
où ça ?
on va sur la Butte
la Butte ? Retraverser tout Paris ?
en automobile Je t’invite dans un cabaret
cabaret ?
faire la folle manger boire chanter
t’a le nez tout brillant Margherita
encore ! je vais me poudrer et on descend au cabaret
au cabaret
au cabaret mon amour de Pierrot ! Ouais je bande !
folle folle !

Début de soirée dans la nuit déjà bleue de l’été.

tu manges quoi ? Pizza ?
ah non
moi ce sera une assiette de poisson
alors moi aussi
et champagne !
qu’est-ce qu’il fait le gars sur scène ?
raconte des histoires
drôles ?
affreuses et drôles
c’est possible ?
des histoires personnelles Tout le monde ici peut monter sur scène pour raconter ses histoires
non !
d’ailleurs quand j’aurai bu j’irai chanter une chanson une chanson personnelle
non Margherita !
et même je me déshabillerai Pierrot c’est permis
ah non !
buvons du champagne pour commencer Le cabaret c’est un peu un théâtre de la vie Pierrot
vous ne m’aviez pas prévenu
qui c’est ce nouveau-là sur la scène Pierrot ?
sais pas
il est costaud Pierrot
oui costaud
c’est un vieux costaud Il raconte une histoire de gars qu’on a viré de chez lui parce que les bulldozers ont démoli sa maison
peut-être
il est à la rue aujourd’hui le vieux
non
tu le reconnais pas Pierrot ?
non
moi je dis que c’est lui l’assassin de mon père !
vous avez trop bu Margherita
c’est lui ce vieux robuste qui la jeté dans l’eau
arrêtez Margherita ! Tous les hommes sont pas comme vous croyez
si ! Tous des salauds menteurs lâches ! Ça m’fait bander de colère si tu veux savoir
vous devriez monter sur scène maintenant
d’ailleurs les ablettes dans le plat de poisson je suis sûre que c’est lui le pêcheur !
le pêcheur ?
je vais vomir Pierrot
je vous attends C’est comme ça le cabaret ?
ne pas savoir d’où l’on vient c’est terrible Pierrot
oui
chaque homme pouvant être mon père je déteste chaque homme Devoir être aimée par tous alors
qu’aucun ne m’aime
voilà votre poisson qui arrive
je n’ai rien à vomir Pierrot c’est ça le pire !
si la friture vient de l’Ourcq ça peut encore venir chérie

Le dîner se poursuit avec ses divertissements.
Dehors un chien longuement aboie. Les animaux ne sont pas admis dans les cabarets.

fin

[So-Back]

Gabin Bourvil la traversée de Paris avec l'exécrable De Funès un Janvier hors norme

[gaspard]

Je ne me sens pas trop touché par cette histoire faite de bric et de broc. Mais je l'ai lu et bien comprise. Un thème qui me touche peu : le braquemard populiste sous la robe et la pizza, surin au bord de l'Ourcq, tout ça… sauf quand c'est écrit par Edward Louis évidemment. Qui a lu “Pour en finir avec Eddie Bellegueule “?

http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89douard_Louis

http://fr.wikipedia.org/wiki/En_finir_avec_Eddy_Bellegueule

On en a parlé quelque part ici ?

Si quelqu'un a envie d'en parler avec moi, soit mon mail perso (gaspard.delhuitre@laposte.net), soit le fil billevesées où je me donne un mal de chien pour essayer d'entamer une conversation avec l'un ou l'autre…

[Sahkti]

Allez, hop !

J'aime beaucoup ce rythme par moments frénétique, cette fausse apparence décousue, cette manière de raconter, brute, essoufflée et vivante; cela traduit bien les sentiments qui émergent de cette histoire, triste et drôle à la fois. Ça a belle allure Raoul.

[Pussicat]

Pétard ! quelle histoire de fou... de folle oui !
alors j'avoue que j'ai eu mal à entrer et à poursuivre, le tout dialogue et puis la forme sans doute, sans ponctuation, comme si la frénésie commandait et que l'histoire échappait à son auteur, c'est le débit du banal qui se transforme en sordide... traverser Paris pour aller voir sa belle, ça le fait, mais cette histoire de vieux qui se battent, et cette folle de Margherita, folle et pauvre femme, ivre de douleurs, et lui le Pierrot il se fiche bien de sa Margherita qui vient de mettre une nouvelle robe, il la regarde pas, complètement abruti par ce qu'il vient de voir, il faut qu'il le raconte, rien d'autre n'importe et pourtant il a traversé Paris pour sa chérie... et puis la différence je/vous... elle dit "tu", lui dit "vous"... et puis le cabaret, ça m'a tout l'air du théâtre de la vie... d'ailleurs Margherita le balance à un moment... bien fichu... une lecture un peu ardue mais une fois les crocs dans l'os vous ne le lâchez plus... vous voulez savoir la fin de l'histoire... drôle d'histoire, j'adore la fin... pauvre Pierrot ! et pauvre Margherita

[Gobu]

J'ai du mal avec les textes sans ponctuation ni paragraphes. A petites doses, ça va, mais aussi longs, ça devient pénible à lire.

En revanche, le ton du récit me plaît, les personnages ont une certaine pesanteur dans le sordide banlieusard, le passage au cabaret ne manque pas de piquant, et la chute est géniale. Elle résume toute l'histoire. Quant au passage en italiques, il pourrait fournir matière à tout un récit.

Gobu

[Polixène]

Rhoo la la encore un texte lu-apprécié-pas commenté.... je répare!
(Une vieille chanson d'Higelin est ressurgie de ma mémoire à cette lecture, mais pas son titre, désolée)

Comme toujours la compacité de certains de tes textes me freine un peu au début, et puis me happe, et j'en ressors toute étonnée d'avoir traversé si facilement!
Celui-ci vaut pour cet effet-là, justement, plus que pour le thème choisi.

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