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Jano
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Message  Jano Dim 7 Déc 2014 - 22:40

Kasem a faim. D'aussi loin que ses souvenirs remontent, il a toujours eu faim. Son existence et celle de ses congénères se résument à une quête perpétuelle de nourriture. Leurs ventres vides les aiguillonnent sans cesse, les poussent constamment à se déplacer. Manger, une obsession.
Il est devant le groupe, flaire, tâte autour de lui, les sens aux aguets. Ils se sont aventurés dans un secteur inconnu dans l'espoir de trouver quelque chose à se mettre sous la dent. La galerie basse qu'ils empruntent les oblige à progresser lentement, à quatre pattes. Soudain un frôlement furtif près de sa main gauche. Son bras se détend comme l'éclair, attrape le rat, l'étouffe en lui brisant les os d'une poigne féroce. Vite, il accélère pour distancer les autres, se mettre à l'écart. Mais sa prise n'a pas échappé à l'ouïe exercée de Panom. Au moment où Kasem sort en trombe de la galerie il lui saute dessus et tous deux roulent sur le carrelage. Coup d'épaule du premier pour se dégager. Les voilà maintenant face à face, muscles tendus, prêts à se bondir à la gorge. Panom grogne sourdement, d'un timbre rauque, profond, qui a le don d'intimider ses adversaires. C'est le chef du groupe, le plus fort, folie que de lui résister ! Il a déjà tué avec sauvagerie des membres qui osaient le défier.
Kasem se rend compte de son audace, la peur l'envahit. Pour calmer la colère de Panom avant qu'il ne soit trop tard, il lui tend le rat aussitôt arraché des mains. La tension retombe. Satisfait, le chef s'éloigne alors dans un recoin, dos au groupe, puis dévore la bête à pleines dents.
Assis à distance respectable, tous attendent en salivant la fin du repas de leur dominant. Kasem a ravalé sa déception, ce n'est pas la première fois qu'on lui dérobe sa nourriture quand ce n'est pas lui qui use de ces méthodes. L'agitation du jeune Niran qui gratte furieusement la base d'un mur attire maintenant son attention. Cette odeur acidulée, il la connaît bien. Niran a déniché un nid de blattes ! À l'unisson la bande se rue, joue des coudes pour atteindre les insectes qui s'échappent en masse de leur cache éventrée. Au milieu des cris et de la bousculade chacun essaie d'en récolter un maximum en passant à l'aveugle les mains sur le sol. Kasem s'en remplit la bouche à n'en plus pouvoir, mâche les carapaces et avale avec délectation le suc un peu amer qui en jaillit. Ça ne vaut pas la chair grasse d'un rat mais c'est mieux que rien. Maudit Panom, s'il pouvait…

* * *

Une immensité d'étoiles se déplie devant mon regard impatient. Je suis au comble de l'excitation car nous ne sommes plus très loin. Dès que nous aurons passé Proxima Centauri nous aborderons les parages de l'objectif tant espéré. Toute ma vie j'ai attendu ce moment, toute mon existence je l'ai consacrée à la réalisation de cette mission : nom de code Alya, retour à la planète-mère, celle qui a abreuvé mon enfance d'images paradisiaques gravées sur les mémo-disques.
Hypnotisé par les cadrans, je n'ai pas vu Aileen24 qui m'a rejoint :
- Alors ?
- On approche. Dans une dizaine d'heures nous toucherons au but.
- Tu n'as pas peur ?
- Peur ! Peur de quoi ?
- D'être déçu, il y a si longtemps.
- Certes, elle a dû changer d'aspect mais peu importe. C'est notre patrie à tous, nos racines, nous devons savoir ce qu'elle est devenue.

Je le devine songeur.

- Nous aussi nous avons changé. Les premières générations d'exilés n'ont plus rien à voir avec nous, tu le sais.

Je commence à voir où il veut en venir.

- Continue.
- C'était leur terre, pas la nôtre. Et tout ce qu'ils ont réussi à faire c'est de la détruire. Nous ne sommes pas redevables de ce tas de cailloux. Je n'ai aucunement cette fascination que tu éprouves Brynn11.

Je n'ai pas le temps de répondre qu'il s'éloigne déjà. Son opinion me trouble, ébranle mes certitudes, je sais qu'il n'est pas le seul à penser comme ça. Ils sont nombreux à ne pas partager mon enthousiasme, à considérer notre mission comme inutile. Vraiment, je ne les comprends pas. Mon espèce a dû bien changer, en effet, si elle dédaigne retrouver ce qui faisait les merveilles de la planète bleue. Comment n'ont-ils pas envie de voir de leurs propres yeux les océans, les forêts, la couleur dorée des déserts de sable ou la blancheur immaculée des pôles ? Mais peut-être ont-ils raison après tout, peut-être que l'espoir m'aveugle. Il y a des chances infimes que tout cela existe encore.

* * *

L'eau s'écoule au goutte à goutte d'une canalisation percée. Kasem ouvre une large bouche pour recueillir le précieux liquide et nettoyer ses papilles du goût âcre laissé par les blattes. Sa faim demeure vivace. Il lui faudrait quelque chose de plus consistant à se mettre sous la dent.
Emboîtant le pas de Panom, le groupe s'est remis en route. Ils enjambent des monceaux de poutres métalliques avant de s'engouffrer dans un long couloir, interminable. Ils arrivent à une intersection balayée par des courants d'air. Panom se redresse, flaire attentivement les effluves apportées ici en même temps qu'un frisson parcourt le groupe. Kasem a senti aussi. Une odeur forte, puissante, qui ne peut venir que d'un amas de chair en décomposition. Les voilà qui tournent frénétiquement sur eux-mêmes pour localiser la source de l'odeur.
Concentré Panom reste immobile, narines dilatées, oscillant lentement de la tête. D'un coup il s'engage en trombe dans le couloir de droite, vite suivi par ses comparses. Des cris d'excitation accompagnent cette furieuse course vers le bas d'où les émanations semblent s'accentuer. Une série d'escaliers encombrés de gravats sont descendus avec précipitation. Survolté, le groupe atterrit enfin sur les quais. L'odeur s'y déploie dans toute son ampleur comme la promesse de ventres pleins. La charogne gît sur le flanc ; sans doute un animal blessé venu d'en haut qui s'est caché pour mourir. Mais… un imprévu ! Ils ont été devancés, des étrangers sont là !
Panom et les siens se figent. L'autre clan a déjà commencé la curée, accroupi autour de la bête morte. Ses membres se mettent d'emblée à grogner en sentant les nouveaux arrivants. Sur la défensive, quelques uns se redressent, découvrent les dents. Panom jauge la situation, il hésite. Sept d'un côté, six de l'autre ; le rapport de forces est néanmoins en leur faveur. Le rat dans l'estomac il n'a pas franchement faim mais derrière lui les autres poussent, gémissent, trépignent d'impatience. C'est le leader, il doit assumer sa position. Tous comptent sur sa force. Et puis cette pièce de viande, si rare en ces  lieux ! Sa décision est prise en serrant les poings, ce sera l'affrontement.

* * *

Il a fallu beaucoup de persuasion pour convaincre le Conseil de détacher trois vaisseaux du Cercle. Cependant il n'avait pas le choix au risque de bafouer la constitution fondatrice. Il y était clairement formulé que tous les moyens devaient être mis en œuvre pour une réimplantation durable sur la Terre. Le flou entourant les modalités de ce retour, le traumatisme de l'exil encore présent dans les esprits, virent sa date sans cesse repoussée. En réalité, si bien acclimatée à sa nouvelle existence, ma communauté n'a jamais ressenti de caractère d'urgence.
Avec détermination les partisans du retour n'ont pas baissé les bras, passant le flambeau aux générations suivantes pour qu'enfin nous réussissions à faire voter la mission Alya. Grâce à mes compétences, j'ai été nommé commandant de cette flottille d'exploration.
Au sein de l'équipage qui m'accompagne, tous n'ont pas la même motivation. La Terre est pour eux synonyme d'un âge obscur fait de guerre et de violence que nous avons maintenant dépassé. Depuis des millénaires que nous sommes partis, nos conditions de vie dans le cosmos sont idéales, notre société harmonieuse. Nous avons ce qu'il faut autour de nous pour subsister éternellement. Les étoiles nous apportent une énergie inépuisable et les astéroïdes les minerais nécessaires. Nous maîtrisons à la perfection la synthèse d'éléments chimiques indispensables à notre survie.
Songeur, j'observe ma main où je peux voir les veines qui palpitent à l'intérieur, suivre l'emplacement blanchâtre des os. L'absence de lumière naturelle a rendu notre peau diaphane ; nos squelettes dégagés des contraintes de la pesanteur sont devenus fins, délicats comme du verre. Par rapport à nos ancêtres nous avons aussi doublé de taille, comme si l'espace demandait plus de grandeur.
Le rayonnement cosmique fit des ravages chez les premiers exilés, beaucoup succombèrent de cancers ou de leucémies. Ceux qui survécurent transmirent à leur descendance des caractères génétiques modifiant profondément leur organisme. Aujourd'hui il semble que les mutations se soient interrompues, nous ne relevons plus d'anomalies chez les nouveau-nés. A priori nous avons atteint le stade d'une parfaite osmose avec l'environnement spatial. Autant de facteurs qui m'interrogent, me taraudent l'esprit : sommes-nous encore véritablement des humains ?
Seul un retour à nos origines peut apporter des réponses claires et définitives. Je veux découvrir cette mère que nous avons abandonnée en catastrophe, savoir si elle reconnaîtra ses enfants, si elle est restée aussi belle qu'à travers les images que nous délivrent les mémo-disques.
Le point qui ne cesse de grossir sur l'écran radar augmente mon appréhension.

* * *

Sans attendre davantage, Panom s'est jeté sur l'individu le plus costaud du clan adverse. Les coups pleuvent, les ongles griffent, les dents mordent. Ses partenaires l'ont suivi en vociférant. Mêlée générale dont la furie obéit à une faim inextinguible.
Avant de sauter à corps perdu dans le combat Kasem s'est armé d'une pierre retirée du ballast. Il s'en sert pour frapper de toutes ses forces. On entend des os craquer, du sang jaillit. Rapidement des protagonistes abandonnent la lutte en se tenant le bras ou en claudiquant. D'autres s'enfuient, terrorisés. L'engagement se termine aussi vite qu'il avait commencé avec la victoire des assaillants. Kasem constate la seule présence de Niran à ses côtés, le reste du groupe est mort ou parti se cacher loin dans les ténèbres. Quant à Panom, après avoir fracassé les crânes de deux adversaires, il n'a pu éviter la frappe d'un méchant pieu qui lui a perforé le ventre. Il agonise.
Kasem s'approche de lui, la main crispée sur sa pierre. Une respiration faible mêlée à un gargouillis s'échappe de la bouche du moribond. L'occasion rêvée ! Il lève un poing vengeur, hésite puis se ravise. Quelque chose qui ressemble à de la pitié retient son geste. Au bout du compte, il abandonne Panom à son triste sort pour revenir vers Niran, souffrant d'une plaie à l'épaule. Kasem entreprend alors de lécher la blessure pour cimenter des liens qui vont désormais les unir. Il n'est jamais bon d'être seul sous terre.
Enfin les deux rescapés peuvent déguster la viande et ne s'en privent pas, dévorent avec délectation des jours de disette. Le bruit jubilatoire des mandibules résonne à plein dans l'obscurité. Soudain Kasem relève la tête, renifle, inquiet, détecte un corps qui remue dans un renfoncement. Encore dans la hargne du combat il bondit sur l'odeur qu'il reconnaît comme appartenant au clan adverse. Un individu assommé dès l'entame de la lutte et qui recouvre maintenant ses esprits. Kasem n'a pas l'intention de lui offrir la même commisération qu'à Panom et brandit la pierre. Mais passée la première odeur qui a déclenché son hostilité une autre, différente, plus subtile. Perplexe, il retourne l'inconnu recroquevillé sur lui-même pour découvrir… une femelle ! Il abaisse le bras, surpris. Les femelles sont rares ici, enjeux de rivalités brutales entre les mâles. La dernière du clan est morte il y a bien longtemps.
Les senteurs qui émanent de Malee perturbent Kasem, réveillent des instincts primaires, guère sollicités. Son pénis qui se met irrésistiblement à durcir le pousse à la pénétrer. Elle se défend, se débat si farouchement qu'elle lui griffe la joue. La gifle qu'elle reçoit en retour annihile toute résistance et permet à Kasem d'entreprendre son coït. Vite soulagé, il laisse la place à Niran qui attendait patiemment son tour, excité comme lui par l'appel des hormones féminines.
Cet imprévu consommé, les deux mâles reviennent à leur festin. Quand, libérée des ardeurs viriles, Malee s'approche aussi de la charogne, Kasem se met sourdement à grogner. Audacieuse, elle maintient pourtant son avancée et plonge une main rapide dans les entrailles de l'animal pour en arracher un morceau. Kasem laisse faire. La voilà maintenant accroupie à leurs côtés en train de mastiquer. Un embryon de clan vient de naître.

* * *

Elle n'est plus aussi bleue, les océans ont nettement diminué. La couverture nuageuse me semble également moins dense. Avec émotion j'aperçois la Lune, son satellite mythique, inspiratrice des poètes de l'Ancien Temps. En fait je ne lui trouve rien de particulier. Sans doute que les hommes d'alors, cloués sur place, devaient être émerveillés par les corps célestes.
Nos trois vaisseaux sont maintenant en orbite autour de la Terre, les instruments nous donnent une foule d'informations. Tout le monde est à son poste, analyse et décrypte les données reçues. J'attends impatiemment les rapports avant de décider de la marche à suivre. Je garde les yeux rivés sur elle, me demande par quel mystère elle a pu engendrer la vie. Des planètes j'en ai vu des centaines, de toute nature, aucune n'abritait la moindre bactérie, le moindre ferment de vie. Il faut que mes pairs comprennent que nous sommes en face d'une exception, une perle rare, qui plus est notre berceau.

- Commandant ?
- Oui.
- Nous avons les premiers résultats.
- Allez-y.
- Nous constatons des modifications conséquentes par rapport aux valeurs conservées dans les archives. La température moyenne est aujourd'hui de 19 degrés, en augmentation de 4 degrés. Changement également de la composition atmosphérique où les taux d'oxygène et d'azote sont en nette diminution, 15 et 71%, au contraire du dioxyde de carbone qui atteint un niveau plutôt élevé de 700 ppm.
- Respirable ?
- À évaluer mais risque d'asphyxie à long terme. Nous expliquons la baisse d'oxygène dans l'atmosphère par une réduction importante du couvert végétal, même chose pour les taux critiques de vapeur d'eau qui…
- Passons, passons, on sait ce qui est arrivé. Des traces de vie ?
- Nous sommes trop haut pour détecter des formes animées, il faut se rendre à la surface.
- C'est bien mon intention.
- Nous relevons par ailleurs une stratosphère fortement endommagée, l'ozone filtre mal le rayonnement ultraviolet.
- En parlant de rayonnement, où en est-on de la radioactivité ?
- Variable selon les endroits mais relativement négligeable. Le temps a effacé la contamination.
- Enfin une bonne nouvelle. Ce que vous m'annoncez n'est certes pas reluisant mais pas insurmontable non plus. Un équipement adapté peut suffire à une première approche.
- Vous oubliez une chose commandant.
- Quoi donc ?
- La pesanteur, elle, n'a pas changé, toujours d'environ 1 g. Nous serions en grande difficulté sitôt le pied posé sur le sol.

Je me lève de mon siège, agacé. Je sais pertinemment que nous ne pouvons plus supporter la gravité terrestre. Les conditions de vie en apesanteur ont fragilisé à l'extrême nos squelettes, atrophié considérablement nos muscles. Nous sommes devenus les pâles reflets des hommes robustes d'antan. Il est possible de trouver des solutions pour respirer et nous protéger des ultraviolets mais cette maudite gravité nous condamne aux exossatures, éternellement. Nous serons toujours rivés à cette armature métallique si nous voulons revivre sur Terre. L'idée m'est insupportable. J'aurais tellement aimé courir en liberté, sentir le vent dans mes cheveux, me rouler comme un enfant dans les hautes herbes des prairies. Du rêve, rien que du rêve…
Je m'entends ordonner d'une voix froide.

- Quoi qu'il en soit nous devons continuer l'exploration, il nous faut plus d'éléments. Préparez deux navettes pour nous rendre au sol. Les exossatures nous permettront de progresser.

* * *

Ils sont sur leurs talons. Kasem entend leurs cris de ralliement résonner dans les tunnels. Combien sont-ils ? Dix ? Vingt ? En tous cas bien largement supérieurs à eux. Quand cette meute est arrivée sur les quais, attirée par l'odeur du sang, il pensait qu'elle se contenterait de finir la charogne et leur ficherait la paix. Prudemment il s'était retiré avec Niran et Malee en attendant que les inopportuns mangent et puis s'en aillent. Mais voilà, il y en a un qui a senti les odeurs de Malee, qui aussitôt s'est mis à piailler d'excitation alertant ses congénères. Le trio a senti le danger venir et a détalé sans demander son reste. Trop tard, la bande de prédateurs s'est lancée à leur poursuite, pugnace.
Kasem a le cœur qui cogne fort dans sa poitrine, suivi des respirations haletantes de ses deux partenaires. Un moment il a voulu frapper Malee pour qu'elle cesse de les suivre et ainsi écarter la menace mais il s'est attaché à elle, ne veut pas la perdre. C'est un bien trop précieux. Il faut plutôt trouver un moyen de semer ces furieux qui sont à leur trousse. Une seule solution, la fuite vers le haut ! Il se précipite vers des escaliers en fer, les monte quatre à quatre. Dans sa précipitation Malee se cogne, trébuche. Kasem lui attrape la main et la tire avec force pour qu'elle reprenne sa course. Ce bref ralentissement permet à l'assaillant le plus proche de sauter sur eux comme une bête enragée. Il tente d'agripper l'enjeu de sa convoitise, reçoit un violent coup de poing de la part de Kasem et s'effondre.
Les fuyards poursuivent alors leur progression effrénée vers les niveaux supérieurs en empruntant des séries d'escaliers puis des couloirs aux pentes inclinées. Le jeune Niran commence à exprimer des signes d'angoisse, il s'arrête, regarde en arrière, gémit à l'adresse de Kasem. Celui-ci sait. Il sait qu'en haut c'est l'inconnu, l'effrayant, que personne, non, personne n'en est jamais revenu. Ceux qui vivent sous terre éprouve une terreur sans nom vis-à-vis de la surface, une peur enfouie dans l'inconscient collectif. On ne va pas en haut, on ne peut aller en haut, c'est inconcevable. Pourtant aujourd'hui, ça devient une question de vie ou de mort ! Qui sait si leurs poursuivants se contenteront de Malee et ne les massacreront pas emportés dans leur furie ?
Sa décision est prise, Kasem n'hésite pas à passer les derniers portillons rouillés, collé par Malee qui ne lâche plus son protecteur. Le vent grandissant qu'ils ressentent annonce la proximité de l'extérieur. Plongé dans le doute, Niran multiplie les allées et venues, avance puis recule, geint quand il entend l'arrivée des poursuivants, se décide enfin par la force des choses. En trombe il rejoint le couple qui a débouché à l'air libre.
Les sens aux aguets, ils sont d'abord assaillis par une foule de senteurs méconnues. Ils ne cessent de lever le nez en l'air, submergés par ces nouveaux parfums entêtants. On dirait qu'il n'existe pas de limite autour d'eux, ni mur, ni plafond, une angoissante sensation d'immensité domine. Leur peau sensible est de la même manière sollicitée par des informations diverses d'où ressort une impression de douceur. La température est beaucoup moins fraîche qu'en bas, tout comme ce qu'ils ont sous les pieds. Ce n'est pas dur, froid, mais au contraire étrangement tiède, d'une souplesse incroyable.
Mais la perception la plus choquante, la plus envahissante, c'est le bruit ! Il vient de partout, de toutes les directions, une multitude de sons graves, aigus, courts ou prolongés qu'il est impossible de localiser tellement ils sont denses. Niran ne peut supporter ce déferlement sonore et se colle les mains sur les oreilles. Tremblante, Malee se blottit contre Kasem qui est rempli de sentiments contradictoires ; soulagé d'avoir semé leurs poursuivants mais pétrifié par ce vaste inconnu.
Ça chante, pépie, grince et stridule, se mêle et se rajoute pour se perdre dans la nuit étoilée où brille, tout en haut, un splendide croissant doré.

* * *

Les océans ont diminué de moitié, rendant nos vieilles cartes totalement obsolètes. Les fonds marins se confondent maintenant avec les plateaux continentaux. À la place d'étendues bleues nous apercevons du sable à perte de vue, ponctué ici et là d'épaves de gigantesques méthaniers rongés par le sel et brûlés par le soleil. Quand enfin nous survolons l'eau, elle se réduit à de pauvres mers intérieures aux couleurs sombres.
Poursuivant notre progression, nous voyons des taches de verdure sporadiques, morcelées, apparemment concentrées dans les zones montagneuses. Sans doute que l'atmosphère doit y être plus fraîche et les précipitations encore existantes. J'ai la gorge nouée quand, au fond d'une dépression, nous distinguons les vestiges d'une métropole aux ramifications tentaculaires. J'ordonne au pilote de descendre la navette de quelques pieds. Nous sommes maintenant au-dessus d'immeubles éventrés, de rubans d'autoroutes mangés par le désert, de ponts détruits exhibant leurs ferrailles comme des amas de viscères. On peut encore voir les points d'impact, larges auréoles aux bords vitrifiés. Un peu partout elles parsèment la surface de la planète telles d'immondes verrues qui refusent de disparaître, des cicatrices qui rappellent la folie des hommes. Comment ont-ils pu faire ça ? Je serre les poings et les maudis, les maudis de tout mon être, de tout cet espoir qui s'échoue sur un sol en désolation. L'éventualité d'une recolonisation s'éloigne, j'imagine difficilement mes semblables quitter le confort du Cercle pour affronter des conditions si hostiles. Il faudrait une armée d'utopistes…

- Commandant, des signes de vie !

Je bondis.

- Quel type ?
- Le bio-scan a déjà recensé une pléthore d'insectes, quelques petits organismes, mais ici le signal est différent ; créatures de taille supérieure. Nous localisons la source d'émission mais sommes trop en altitude pour affiner.
- Très bien. Atterrissage sur objectif.

Je deviens nerveux, se pourrait-il… ? Non, impossible, l'humanité a quitté en catastrophe un enfer il y a six mille ans. Chaleur et radiation ont tout anéanti. Sans doute de gros animaux particulièrement résistants, je suis curieux de voir leur apparence. Peut-être nous apporteront-ils des éléments sur l'acclimatation en ces lieux arides. L'espoir me reprend.
Les deux navettes se posent dans un nuage de poussière. J'enrage d'être prisonnier de l'exossature avec un encombrant respirateur sur le visage. Ce n'est pas comme ça que j'imaginais les retrouvailles avec la Terre ! Tant pis, nous n'avons pas le choix. D'abord évaluer la situation et ensuite trouver des solutions. Les portes de la soute s'ouvrent lentement en même temps que l'émotion indescriptible qui me gagne.        La voilà enfin, la matrice, la mère de l'humanité ! Une luminosité forte m'oblige à baisser mon masque polarisé. Impatient, je lance le mouvement.

- Section, en avant !

Les huit exossatures se déplient, étendent leurs membres dans le claquement sec des démultiplicateurs et le bourdonnement des vérins. Nous sommes engoncés dans ces enveloppes de métal que nous avons appris à maîtriser avec précision, qui augmentent considérablement nos capacités physiques ; en totale fusion avec la machine. Si c'est le prix à payer pour fouler le sol terrestre, autant l'accepter.

- Que dit le détecteur ?
- Six degré nord-est mon commandant, à environ 2 kilomètres.
- Les cibles se déplacent-elles ?
- Apparemment non.
- Tant mieux, allons-y.

Nous soulevons du sable avec nos pas mécaniques, en ordre serré vers ces mystérieuses créatures. Je note que l'environnement n'est pas aussi ingrat qu'on aurait pu le croire vu d'en haut. En fait il existe une maigre végétation, dominée par des épineux, des cactées, par endroit des touffes d'herbes jaunâtres. Quelques arbustes aussi au milieu de broussailles. Sur ma gauche, je visualise les ruines d'une bâtisse à la cour encombrée de carcasses de voitures. Des crissements de cigales ou je ne sais quoi emplissent l'air surchauffé. De toute évidence les insectes ont largement survécu, à l'instar des dizaines de sauterelles qui sautent comme des ressorts devant nous. Le passage rapide d'un lézard m'indique que les reptiles sont également présents. Tout ceci est de bon augure, la vie est là, reste à trouver des bestioles plus grosses. Nous arrivons justement sur l'objectif.

- Commandant… commandant, ce… ce sont des bipèdes !
- Quoi ?
- Voyez-vous même, c'est incroyable !

Alan48 me tend le bio-scan. Sur l'écran, aucun doute. La forme infrarouge, les formes devrais-je dire car il y en a trois, ne peuvent prêter à confusion. Deux sont recroquevillées, peu visibles, mais la troisième est debout. Debout sur deux membres et droite, droite comme un être humain !

- Bon sang, où sont-ils ?
- Derrière ces rochers, on dirait qu'ils se terrent dans un trou. S'ils nous ont repérés on doit certainement leur faire peur.
- Il faut les sortir de là, préparez l'attracteur.

Les pensées se bousculent à toute vitesse dans ma tête, je sens que nous tenons quelque chose de proprement ahurissant, une découverte qui risque de bouleverser les fondements de notre mission. Il y aurait donc des survivants, une descendance réchappée de l'apocalypse ! Le Conseil ne va pas en croire ses oreilles. Mais gardons la tête froide, ce ne sont peut-être que de vulgaires singes, une espèce quelconque de primates. Pourtant, cette position verticale, a priori seuls des hominidés peuvent la tenir ! Je n'en peux plus d'attendre, il faut que je sache.

- Alors ?
- C'est bientôt prêt commandant, nous orientons le rayon à l'intérieur de la cavité, sur l'individu le plus proche, celui qui est debout.

Nous nous tenons en face d'une espèce de grotte formée par un empilement de rochers. L'obscurité et sa profondeur nous empêchent de voir ce qui se passe dedans. La sueur ruisselle sur nos fronts. Intégrée dans l'exossature, la climatisation peine à tempérer les ardeurs du soleil. Un moment je me demande comment vont réagir ces inconnus une fois devant nous, faits de deux mètres de chair et de métal.

- Attracteur opérationnel commandant.
- Parfait. Préparez-vous à recueillir la cible, pas de gestes brusques, gardez-la immobilisée dans un premier temps. ACTION !

* * *

Quand le jour s'est levé, le feu du ciel s'est abattu sur les trois fuyards. Ils n'ont pas compris d'où venait cette chaleur grandissante, vite insupportable. Une clarté douloureuse enflammait leurs cerveaux, poignardait leurs rétines atrophiées comme autant de flèches incendiaires. Paniqués par cet ennemi invisible ils se sont mis à courir dans tous les sens, à chercher un endroit pour échapper aux morsures brûlantes. Ils se seraient volontiers engouffrés à nouveau sous terre mais l'affolement les a désorientés, incapables de revenir sur leurs pas. Heureusement Kasem est parvenu à capter des émanations d'humidité, non loin d'eux, et ils se sont glissés en catastrophe dans cette anfractuosité. Rampant et s'écorchant les genoux, ils ont gagné le fond du trou, plus vaste, où l'obscurité et une fraîcheur bienfaisante les a un peu calmés.
Maintenant leur bouche est sèche, leur peau rougie par le soleil. Plaintive, Malee lèche les parois humides, imitée par ses compagnons d'infortune. Kasem se rend compte que la situation est désespérée. La faim les tenaille mais ils ne peuvent sortir de cet abri. La chose qui brûle dehors, qui donne mal à la tête, les en empêche. Jamais il n'a connu ça. Quand ils sont sortis des profondeurs talonnés par la meute elle n'était pas là. Il en déduit qu'elle va peut-être partir, qu'il suffit simplement d'attendre, alors ils retrouveront le sous-sol qu'ils n'auraient jamais dû quitter.
De longues heures passent et le trio finit par sombrer dans un état léthargique, écrasé par une température suffocante qui s'insinue jusqu'à leur repaire. Ils halètent, soupirent, allongés sur la terre qui leur apporte un peu de frais. Soudain Niran se redresse, alerté par du bruit à l'extérieur. Des sons étranges, qui viennent de s'arrêter, tout proches. Attentif il avance légèrement vers la sortie, tend l'oreille. Rien. Et puis ça recommence, encore plus près ! Cette fois-ci un sifflement aigu qui sort Malee et Kasem de leur torpeur. À peine ont-ils levé la tête qu'une intense lueur frappe Niran de plein fouet, l'entoure d'un halo fluorescent et l'entraîne à l'extérieur ! Il rugit comme un diable, se débat, tente de s'accrocher aux aspérités de la roche mais est inexorablement tiré en arrière. Kasem s'agrippe à ses jambes pour essayer de le retenir. L'attraction est si forte qu'il est entraîné à son tour ! Il prend peur et lâche prise. Impuissant il entend alors Niran hurler à fendre l'âme, hurler encore, calciné par l'astre à son zénith. Une écœurante odeur de chair brûlée se répand dans l'atmosphère. Terrifié, Kasem rejoint à toute vitesse le renfoncement où l'attend Malee pleurnicharde.
Ils redoutent le pire, accrochés l'un à l'autre, tremblants de tous leurs membres. Durant quelques minutes plus rien ne se produit. Puis à nouveau la lueur réapparaît, illumine leur abri d'ondes verdâtres, se pose sur le couple qui a alors l'impression d'être enserré dans un étau. Pareille que la fois précédente la lueur se met à reculer, entraînant ses proies avec elle. Là aussi les gesticulations de Malee et Kasem sont vaines, ne peuvent les délivrer de cette gangue luminescente qui implacablement les emporte vers l'extérieur. Ils ressentent déjà la chaleur du jour. S'attendant à être carbonisé, Kasem se recouvre le visage de ses bras dans un réflexe dérisoire. Non, le voilà propulsé dans un espace hermétique, Malee aussi ! Stupeur…
Craintif il tâte de ses mains ce nouvel environnement, complètement lisse, sans odeur. Quand il réalise qu'il ne peut en sortir, la colère remplace la peur et il se met à cogner les murs avec violence. Prenant son élan il se jette à droite, puis à gauche pour briser cette prison. Mais tout à coup elle commence à bouger, ce qui stoppe net ses tentatives. Puis des sons, du mouvement, une sensation d'avancer. Il s'aperçoit alors que Malee lui tient la main, son souffle chaud contre l'épaule. Cette présence à ses côtés fait retomber sa tension, calme ses nerfs à vif. Il n'est pas tout seul, elle est avec lui à partager son angoisse et il a envie de la protéger.
Au bout d'un temps qui paraît interminable aux deux captifs les secousses s'accentuent, ils sont ballottés dans toutes les directions. À travers la cloison Kasem entendrait presque des élocutions de ses congénères mais ce n'est pas le même ton ni la même articulation. Enfin les trépidations s'arrêtent. Silence. La température retrouve un niveau agréable. Kasem flaire autour de lui, colle son oreille à la paroi. Où sont-ils ?

* * *

- Mesdames et messieurs du Conseil, nous sommes en mesure de vous donner les premiers résultats de la mission Alya.
- Nous vous écoutons Brynn11.
- Le faisceau d'éléments que nous avons recueilli laisse à penser qu'une recolonisation de la Terre serait compliquée mais pas insurmontable. Les relevés atmosphériques montrent en effet quelques perturbations dont une dégradation du trioxygène avec une hausse importante de la température, et des composés gazeux saturés en dioxyde de carbone. Les océans ont fortement diminué, leur valeur en salinité est considérable cependant l'eau douce est encore présente, particulièrement dans les massifs montagneux. Nous avons aperçu à plusieurs reprises des zones de végétation de type semi-désertique voire méditerranéen dans le meilleur des cas. Il est probable que des nappes phréatiques subsistent encore, des forages seraient nécessaires pour…
- Hum, nous verrons ça. Parlez-nous des formes de vie rencontrées.
- Oui, c'est étonnant, les radiations postnucléaires n'ont pas tout anéanti, loin de là. Incontestablement ce sont les insectes qui ont le mieux résisté, ils pullulent. Les reptiles aussi, en assez grand nombre. Nous avons repéré par ailleurs des trous et des terriers qui laissent supposer que des rongeurs ou de petits mammifères fouisseurs existent également. Pour en revenir aux insectes, leur apport en nourriture protéinique doit être pris en compte dans le cadre d'une réimplantation…
- S'il vous plaît Bryann11, nous vous demandons un rapport, un état des lieux, pas vos considérations personnelles !
- Excusez-moi.
- Bien. Avez-vous trouvé d'autres éléments dignes d'intérêt ?

Le voilà, le voilà le moment tant attendu ! Je jubile, certain de mon effet. Les vénérables vont tomber de leurs fauteuils.

- Mesdames et messieurs du Conseil, j'ai une annonce de la plus haute importance, une révélation qui risque fort de redéfinir notre place dans l'univers et par là même l'avenir de notre communauté. Nous avons la preuve formelle, je dis bien formelle, qu'il reste encore des femmes et des hommes sur la Terre !

Stupéfaction totale. Comme je savoure cet instant ! Je me délecte de leurs mines déconfites, de leurs yeux effarés, ces incrédules qui ont toujours pris les partisans du retour pour d'incurables utopistes, pire, de dangereux illuminés. Eux qui ont toujours dénié à la matrice sa capacité de résurrection, persuadés qu'elle n'était plus qu'un champ de ruines. Fort de ma trouvaille j'ai brisé un dogme, rompu des siècles d'obscurantisme. Je fais brutalement redescendre nos dirigeants d'une position qu'ils croyaient exceptionnelle. Non, nous ne sommes pas seuls, d'autres Homo sapiens vivent et se reproduisent !

- Bry… Brynn11, êtes-vous certain de ce que vous avancez ? Mesurez-vous la portée de votre déclaration ?
- Absolument, et pour corroborer mes dires je vais vous présenter les deux spécimens que nous avons recueillis.

Murmure d'étonnement dans l'assemblée.

- Malheureusement nous avons perdu un individu dans l'opération. Il s'avère, pour des raisons qui restent à éclaircir, qu'ils ne supportent pas les rayons du soleil. Nous ne pouvions le savoir et lors de sa capture l'individu a été brûlé au troisième degré. Il en est mort. En prenant des précautions adaptées nous avons pu collecter deux autres individus, un homme et une femme, actuellement confinés dans une chambre stérile.
- C'est incroyable, incroyable ! Pour l'amour du ciel montrez-les nous !
- Bien sûr mais une dernière chose. Ils… comment dire… ils n'ont pas vraiment notre aspect ni même… ni même celui de nos ancêtres. Sans doute l'effet des mutations radioactives. Attendez-vous à un choc.

Je me tourne vers mon assistant.

- Allumez la caméra cinq.

Il faut plusieurs minutes pour que les images de la vidéotransmission partent de l'orbite terrestre pour atteindre les confins galactiques où demeure le Cercle. Je sais déjà ce que vont ressentir ceux de ma race en contemplant les rescapés. La même répulsion devant ces corps glabres, petits, d'une saleté repoussante ; le même saisissement à la vue de ces doigts hypertrophiés, ces globes oculaires vitreux ; la même consternation face à leur évidente animalité. Les réactions ne se font pas attendre.

- Brynn11, êtes-vous sûr que ces… ces créatures soient humaines ?
- J'ai partagé votre scepticisme. Cependant les prélèvements sanguins prouvent en tout point que nous partageons un génome identique. Il n'y a que ces mutations morphologiques, surprenantes il est vrai, qui nous différencient.
- Mais enfin parlent-ils ?
- Non, je ne crois pas. Ou alors un langage très rudimentaire. Pour le moment nous n'avons entendu que des vocalises informes. Ils sont terrifiés dès que nous les approchons. Visiblement l'humanité d'après l'apocalypse a fortement régressé. Il est probable que des milliers d'années au sein d'un environnement hostile, ajoutées aux conséquences du bain radioactif, aient abouti à une dégénérescence intellectuelle.

Alors ce fut le début de discussions houleuses à n'en plus finir. Le Conseil, ébranlé dans ses certitudes, s'affronta pour décider de la conduite à tenir. Une partie clama que la Terre ne remplissait toujours pas les conditions d'un retour, qu'il était illusoire de forcer le destin et que nous avions pris une voie différente. Ils prenaient pour exemple ces deux malheureux que nous tenions captifs pour démontrer que l'homme d'antan n'avait plus sa place et que seules des aberrations pouvaient s'acclimater.
Au contraire enthousiastes, d'autres rétorquèrent que si des humains survivaient nous en étions potentiellement capables aussi avec nos moyens techniques. Ils proposèrent de commencer par l'implantation d'une base, de tenter l'expérience avec des volontaires motivés. J'étais évidemment d'accord avec cette proposition même si je ne voyais pas comment nous pourrions régler le problème de la pesanteur sur nos organismes.
Finalement aucune décision ne fut prise. Trop bouleversé, le Conseil avait besoin de plus de temps pour digérer l'information. On m'ordonna de ramener le couple au sol et de regagner dans les meilleurs délais le Cercle.

* * *

En concertation avec l'équipage, nous avons choisi un endroit qui semble offrir une meilleure qualité de vie à nos protégés, près du lieu de l'extraction : une maigre source, un bosquet offrant de l'ombre et une grotte plus vaste. Après le regrettable incident qui a occasionné des brûlures mortelles à un des leurs, nous prenons garde à leur offrir un abri sûr. Je ne m'explique d'ailleurs pas leur intolérance aux ultraviolets ni surtout leur quasi-cécité. S'ils se terrent le jour et sortent la nuit pour chasser, comment ont-ils pu perdre la vue ? Les animaux nyctalopes ne sont pourtant pas aveugles ! Il n'y a qu'une existence permanente dans un milieu obscur qui pourrait justifier de cette anomalie. Autant de questions qui mériteraient d'autres expéditions.
J'observe la falaise où nous avons trouvé la grotte et j'ai une drôle d'impression. L'humanité demeurée sur Terre est revenue à son point de départ évolutif. Elle qui avait atteint un sommet technologique, la voilà maintenant réduite à regagner la protection d'une caverne. Ironie du sort ! Je me demande même si elle sait encore faire du feu…

- Commandant, le caisson est prêt.
- Approchez-le de la grotte. Faites doucement.

Le treuil dépose délicatement le caisson, en face de l'entrée. Il n'y a plus qu'à ouvrir la porte pour libérer nos deux spécimens que j'imagine terrorisés. Une dernière fois je les observe à travers le hublot. Des humains… ça. Si nous recolonisons la planète, qu'allons-nous faire de ces pauvres bougres ? Je frémis. Il y a un risque non négligeable de persécution ou d'éradication. L'histoire a montré que les conquérants avaient peu de pitié pour les peuples arriérés.
Tiens, le mâle a deviné ma présence, il se dirige vers le hublot ! Ils sont pratiquement aveugles mais de toute évidence ont développé d'autres facultés. Son visage difforme, balafré de cicatrices, se découpe dans l'ouverture. Il me sent, lui aussi s'interroge, j'en suis sûr. J'approche mon visage du sien, quelques centimètres nous séparent. Le voilà maintenant qui pose un doigt sur la vitre, j'en fais autant. Comme une sensation de le toucher. Des sentiments divers et contradictoires m'envahissent. Je ne veux pas croire que ce résidus d'humanité soit devenu complètement dégénéré, il doit encore y avoir une part de raison enfouie, une étincelle d'intelligence. J'espère de tout cœur revenir un jour, pour tenter de créer des liens. Sur ce fol espoir je me recule, il est temps. Adieu mon ami.

- Levez la porte !

Pareil à des fauves à qui on ouvrirait la cage, le couple se précipite dans les profondeurs de la caverne. On ne les voit déjà plus. J'éprouve un vague sentiment de tristesse, semblable à la perte de cousins éloignés.

- Commandant ! Commandant ! Mouvement détecté !
- Quoi ?
- En direction de l'ouest.
- Bon sang, passez-moi les jumelles.

J'ai le cœur qui s'accélère. Dans l'objectif, en effet, une colonne de poussière qui se dirige droit sur nous. Je ne distingue rien de plus. Il faut réagir, vite, c'est peut-être un danger et il est trop tard pour embarquer dans les navettes. Je lance mes ordres.

- En formation de combat ! Armez les plasmas !

Disciplinés, mes hommes disposent aussitôt leurs exossatures en ligne de front. Les canons à plasma jaillissent  des bras métalliques, pointés sur la menace.

- Ne tirez qu'à mon ordre !

Nous attendons, nos armures étincelantes au soleil. La colonne de poussière s'approche à un rythme lent. Malgré la tension à son comble, je remarque un rapace qui tourne au-dessus de nous. Il reste donc des oiseaux… Enfin j'aperçois plusieurs formes qui se succèdent, on dirait… on dirait des… des sortes de chariots ! Éberlué je reprends mes jumelles. Oui, c'est bien ça, des chariots comme il en existait dans l'ancienne Amérique ! Tractés par des quadrupèdes que je ne parviens pas à identifier. Des chevaux, non, trop petits, des ânes peut-être. C'est incroyable ! S'il y a des chariots, il y a forcément des conducteurs ! Je me détache sans m'en rendre compte de la ligne de front.

- Commandant, prenez garde !

J'ignore l'avertissement, hypnotisé par cette vision démente – je compte six chariots – qui vient de s'arrêter à dix mètres de nous. Un personnage descend de celui de tête, suivi par d'autres. Je vais à leur rencontre, ils font de même. Je n'en crois pas mes yeux. Des hommes, des femmes, des enfants, identiques aux gens du temps de la catastrophe ! Semblables, parfaitement semblables ! Il y a donc eu des niches de survie où les humains se sont maintenus, qui n'ont pas périclité comme les pauvres hères que nous avons relâché tout à l'heure. L'homme est corpulent, il porte un chapeau de paille et une barbe. Je n'ai jamais vu de vraie barbe, il y a longtemps que cet attribut a disparu de notre patrimoine génétique. Quand il s'adresse à moi je reste pétrifié par les paroles articulées, le timbre de la voix.


- Hé ben, quel accueil ! Vous pouvez pas baisser vos pétoires, on n'est pas des cannibales vous savez ? On vous a vus traverser le ciel alors on a fait aussi vite qu'on a pu pour vous rattraper. Mais avec ces vieilles carnes on avance pas vite, Ha ! Ha ! Ha !

Je ne comprends pas ce qu'il dit et le questionne à mon tour.

- Qui êtes-vous ?
- Hein ? Oula, on cause pas la même langue ! Normal vous me direz, depuis le temps. Dites donc, vous avez drôlement changé, et puis dans vos bidules… vos machines là, on devinerait jamais que vous êtes de la famille. Ah ! Ah ! Ah !
- Je ne vous comprends pas. Nous allons chercher des traductions dans la mémobanque.
- Quoi ? Purée, je capte rien ! Bref, je vous présente ma femme Monique, mes deux fistons Jean et Vincent, de sacrés garnements. Tiens, dis-leur quelque chose Monique, nos cousins sont de retour. Ah ! Ah ! Ah !
- Bienvenue messieurs, on savait que vous reviendriez un jour. Voulez-vous une tasse de thé ?
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Message  Pussicat Dim 14 Déc 2014 - 10:08

Quoi ??? déjà une semaine et pas un seul commentaire !
la longueur vous rebute, c'est ça ? faites des pauses, comme moi...
c'est vrai que tu as tapé fort Jano.
j'ai commencé hier et les deux premiers paragraphes m'ont franchement emballée.
je pense l'imprimer pour la lire sur papier.
je reviendrai pour le commentaire.
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Message  Pussicat Jeu 18 Déc 2014 - 19:28

j'ai imprimé ta nouvelle : 15 pages !!! en 13, c'est pas énorme mais suffisant pour faire des annotations... j'aime bien la succession, le saut entre chaque... j'en dis pas plus... la structure est bien trouvée, enfin moi elle me plaît, comme si deux poumons respiraient en même temps... normal vous me diriez, mais là c'est bien trouvé... et puis c'est bien écrit... j'avance, j'avance... à bientôt, pour le final.
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Message  Jano Jeu 18 Déc 2014 - 21:06

Oui, c'est une longue histoire. Je voulais savoir s'il y avait encore de véritables lecteurs sur Vosécrits. Pas beaucoup on dirait ! Vous me direz, je ne commente pratiquement pas moi non plus. Difficile d'être au four et au moulin.
En tout cas votre avis m'est important Pussicat, les regards attentionnés sont tellement rares ici qu'ils en deviennent précieux.
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Message  Gobu Mer 31 Déc 2014 - 17:14

Bon. Ce n'est pas que ton texte soit trop long, ni que VE manque de lecteurs attentifs. Après tout, pas mal d'auteurs - dont moi - ont posté sur VE des contributions bien plus longues, mais pas par envois aussi importants. Il est tout de même plus facile de lire puis commenter des passages de deux ou trois pages. Les feuilletonistes de jadis auraient sans doute eu moins de lecteurs – donc de succès – s’ils avaient balancé la purée par blocs de quinze pages. Voilà pour ta remarque.

Ton texte est en effet dense, touffu, complexe et plutôt bien rédigé. Il y aurait sûrement quelques formulations à revoir et probablement un travail d’élagage à effectuer pour rendre l’ensemble encore plus percutant, mais ce n’est pas mon propos et je préfère m’intéresser ici au fond plutôt qu’à la forme.

A priori, ton histoire s’inscrit dans un schéma assez classique en S-F, mettant en scène la confrontation d’une partie de l’humanité ayant fui la planète devenue invivable, dotée d’une technologie hypersophisitiquée et d’une architecture sociale très structurée, avec des rescapés survivant dans les entrailles de la Terre, et retournés à un stade de barbarie proche de la préhistoire. Cette situation n’est pas sans rappeler celle décrite par Wells dans « La machine à explorer le Temps »  où les Eloïs, héritiers des classes dominantes, vivaient à la surface de la Terre dans une sorte de paradis de luxe et d’oisiveté, tandis qu’au sous-sol, les Morlocks, descendants du prolétariat, faisaient tourner la machine mais avaient régressé à un tel stade de sauvagerie qu’ils sortaient la nuit de leurs galeries souterraines pour enlever leurs maîtres afin de les dévorer. Ces créatures ne supportaient d’ailleurs pas plus la lumière du jour que celles que tu décris. Il va de soi que la parabole de Welles avait un objectif de critique radicale de la société de son temps qui n’est pas nécessairement ton propos.

La structure binaire de ces premiers paragraphes exploite assez habilement le contraste entre le comportement extrêmement policé des survivants de l’Espace et l’existence précaire et pleine de violence des habitants des sombres sous-sols de la planète. La description de ces derniers donne lieu à de nombreux morceaux de bravoure et ne manque pas d’un certain lyrisme cruel, en particulier dans les passages mettant en scène la quête de la nourriture et surtout les rivalités implacables autour de la possession des rares représentants féminins. Au passage, il faudrait quand même expliquer pourquoi elles ont disparu ou au moins sont devenues si rares et comment ces gens ont pu survivre sans se reproduire, sinon par des techniques biogénétiques, qui impliqueraient une infrastructure technologique dont ils ne disposent de toute évidence pas. Mais ceci n’ôte rien à l’intérêt de l’histoire ni à son caractère palpitant.

Pourtant, c’est seulement vers la fin, lorsqu’ apparaît une nouvelle espèce de survivants, vivant à la surface de la terre, et dont le mode de vie semble plus proche de celui des pionniers de l’Ouest que de la barbarie des origines de l’Humanité, que l’on commence à sourire. Là, on est plus proche du Bradbury des « Chroniques martiennes » ou même des joyeuses fantaisies de Fredric Brown ou Philip José Farmer que des sombres prévisions de Wells ou d’autres visionnaires de malheur. Il me semble que l’humour et la dérision ne sauraient être longtemps absents de la S-F, à moins de vouloir produire une œuvre très noire, ce qui ne me semble pas être ton objectif.

En conclusion, je te dis bravo et j’attends la suite…mais de préférence par extraits moins copieux.

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Message  Polixène Lun 5 Jan 2015 - 20:24

Lu et relu, mais si ...
Ce n'est pas parce qu'il est peu commenté qu'un texte n'est pas lu, ou pas apprécié. Simplement, comme tu le dis toi-même, le four, le moulin, le meunier, tout ça...
Dans le cas présent , c'est vrai que c'est de la bonne SF de base, bien écrite, bien menée. Je passais te le dire.
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Message  Jano Ven 9 Jan 2015 - 18:16

C'est quand on s'absente, désabusé, que les commentaires tombent. Je suis surpris du vôtre Gobu, long et fouillé, je ne m'attendais pas à tant ! Ça fait plaisir, vraiment. J'ai bien aimé l'analogie avec « La machine à explorer le Temps », un film qui m'avait fasciné enfant. Je n'y pensais pas en écrivant cette histoire pourtant on peut, en effet, trouver quelques similitudes.
Le groupe humain qui apparait à la fin - les pionniers comme vous les nommez - sont là en fait pour renforcer la base de mon propos : l'arborescence des lignées génétiques, l'adaptation d'une espèce à différents lieux de vie et la variété qui en résulte.

Merci aussi Polixène d'avoir lu et relu (fichtre !) cette longue histoire. C'est important de savoir que des yeux se sont posés dessus, qu'on n'a pas écrit pour rien.

Je promets de venir commenter à mon tour dès que possible.
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Message  Pascal-Claude Perrault Mer 28 Jan 2015 - 5:56

coucou !

Bon, escuzémoi, je n'ai pas encore tout lu à cause d'un problème oculaire.

Mais je peux dire : globalement le texte est bien écrit, la narration convenable, à part deux trois trucs à revoir.

dès le début je vois :

Son existence et celle de ses congénères se résument à une quête perpétuelle de nourriture.

Qui résume ?

Je reviendrai plus tard sur cette histoire que je pense intéressante (si je trouve une imprimante)...

J'ai un problème : je ne peux lire que sur papier, et avec des lunettes (ben, on vieillit hein !), donc les tirades sur écran, j'ai du mal, c'est pour cela que je ne suis pas un commentateur professionnel.

Mais je vous ai à l’œil hein!
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Message  Pascal-Claude Perrault Mer 28 Jan 2015 - 6:00

Sympathiquement vôtre.
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Message  Frédéric Prunier Mer 28 Jan 2015 - 10:59

Je viens de tout lire.

Un peu gêné par la construction bipolaire parce que chaque paragraphe donne envie de lire la suite, donc la coupure nette, à chaque fois, est frustrante.

Pour le final, soit c'est une fin croche-patte, pourquoi pas mais dans ce cas c'est un peu court... ou alors c'est la promesse d'un développement qui permet de tenir en haleine tout bon lecteur de base jusqu'à la fin du bouquin.

en tout cas, beau boulot jano... Très beau boulot !!! ....

j'aime ! ...comme dirait le petit poupouce de facebook !

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