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Raz-de-marée sur l'Oued

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Jano
Buffalo66
Polixène
'toM
Gobu
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Message  Gobu Lun 22 Déc 2014 - 14:51

Avertissement : le texte qui suit est une uchronie. Il se déroule courant 2001, c'est-à-dire avant les événements du 11 septembre. On ne sera donc pas surpris d'y retrouver quelques illustres acteurs de l'époque tels que Georges "W", notre Chichi national alors au mieux de sa forme ainsi que  quelques autres gignols de moindre importance. Il va de soi que tous les autres personnages sont purement imaginaires et qui prétendrait le contraire prêtrait à rire sans préjudice des poursuites judiciaires.

RAZ-DE-MAREE SUR L’OUED



Preludio : tempo di grossi legumi



L’atmosphère de la salle de réunion, au centicube, pesait au bas mot une tonne. De plomb. Et la climatisation calée sur « froid polaire » n’arrangeait rien, question ambiance. Ca reniflait l’eau de toilette de la 5ème Avenue à trois cent dollars la goutte, la fumée de cigare castriste et la sueur de chacal aux abois. Atmosphère atmosphère… Y avait de quoi. Morrison, le gourou des statistiques, le Rubinstein des comptes d’exploitation, le Maestro des bilans, continuait à dévider d’une voix chevrotante sa lancinante litanie.

- Audience de notre secteur câblé national : moins huit pour cent.

Frissons d’horreur dans le public ; le Grand Patron, tapi dans un cocon de brouillard cubain, jaugeait d’un œil d’entomologiste les nerfs de sa direction générale. L’homme aux chiffres qui puent chevrotait impitoyablement.

- Audience de notre secteur satellite : moins douze pour cent.

Moins douze pour cent ! Avec ce que ça allait coûter aux actionnaires d’avoir voulu lancer nos propres satellites, pensait in petto Rosalyn Ryss – surnommée Rosalilith par les malveillants – connard d’Atkinson ! Ces têtes d’œuf d’Harvard ne savent même pas additionner deux et deux quand il ne s’agit pas de leur feuille de paye. En tant que responsable de la programmation TV, elle risquait d’avoir chaud aux fesses, qu’elle portait fort fières au demeurant.

- Audience de notre secteur radiodiffusion : moins sept pour cent au national, moins quinze pour cent à l’international.

Pour un groupe de communication qui avait jadis bâti sa gloire et sa puissance sur le succès de la radio populaire, la pilule avait un sérieux goût de purin. Et ça n’allait guère de pis en mieux : le journal qui va mal, l’Internet qu’est pas net, le téléphone qui déconne, le ciné laminé, les finances en souffrance, le bénef pas bézef. Oh là là qu’ c’est embêtant d’être une une Major patraque ! Oh là là qu’c’est embêtant de perdre autant d’argent. Et ça continue à chevroter encore et encore :

- Erosion des ressources publicitaires sur l’ensemble du groupe, neuf et demi pour cent.

Bogue. Big bogue. Le « et demi » les glaça. Dame, ça représente un demi-milliard de dollars, pensait Atkinson, coutumier de chiffres plus rebondis. Ce genre de prédateur à sang congelé ne savait compter les sous qu’en milliards. Et cerise sur le gâteau :

- Chute des bénéfices nets : dix pour cent. Dépréciation du titre : vingt pour cent. Monsieur le président, j’ai le regret de vous dire que nous allons droit dans le mur.

Le cocon de fumée se fragmenta, dévoilant des pans de la stature pachydermique de Siegmund Volker III, führer et actionnaire numéro un de VRT-Médias. La voix qui sortait de la fumée sonnait comme un discours funèbre. La horde de bêtes fauves figée autour de la grande table de conférences en U sentit ses oreilles se déployer et son poil se hérisser sur l’échine.

- Nous allons droit dans le mur, Monsieur Morrison ?
- Je veux dire l’entreprise, Monsieur le Président.
- L’entreprise, dites-vous ? je vais vous dire qui va droit dans le mur : c’est vous tous qui allez dans le mur. Vous y êtes déjà, dans le mur, encastrés jusqu’au pare-choc arrière, la gueule en sang sur le capot dans les débris du pare-brise !

Atkinson leva un doigt ciselé par la manucure, en prenant bien soin de ne pas forcer sur l’enmanchure cousue main de son veston en flanelle rayée gris souris coupé chez Huntsman à Londres. Il arborait sa tête à claques des grands jours, modèle premier de la classe à boutons suppurants qui fait de la lèche au prof principal.

- Puis-je me permettre une observation, Monsieur le Président ?
- Ah, parce qu’on vous apprend à observer, à Harvard ? M’en étais jamais aperçu, mon bon Atkinson. Moi je vous paye – bien trop –  pour compter, mon vieux, et si l’on en croit le rapport de Monsieur Morrison, c’est un truc que vous avez oublié depuis la maternelle.
- Pardonnez-moi, Monsieur le Président, mais je sais encore que dix pour cent de dix-huit pour cent, qui était notre bénéfice de l’année passée cela nous laisse encore une marge de plus de quatorze. Et cela représente plus de dix milliards de dollars, monsieur le Président. Et quant aux ressources publicitaires…

Volker le coupa d’un barrissement d’hippopotame en rut, crachotant des bouts de tabac à un dollar le copeau.

- Quoi ? Que dites-vous ? Auriez-vous la prétention insensée, Atkinson, d’apprendre à Sigmund Volker III à compter son argent ?
- Telle n’était pas mon intention, Monsieur le Président.
- Et vous voudriez lui faire admettre qu’au motif qu’il n’a pas tout perdu, il faudrait que Sigmund Volker III pousse des cris d’allégresse, sabre le champagne et vous augmente en bloc pour vous remercier de lui avoir laissé un peu d’argent de poche ?
- Non bien sûr, monsieur le Président, mais considérez…

Linda Cortanza, sa voisine de box des accusés, lui laboura perfidement la cheville de son talon-aiguille, perforant irrémédiablement la chaussette en cachemire de chez Sacks. Il va pas un poquito la fermer, ce crétiño diplômé ? S’il continue à chatouiller le Patron comme cela, on va tous pointer à la chôme demain à l’aube, sans indemnités d’adieu et avec autant de chance de retrouver du boulot dans ce métier de tarés que de rejoindre la lune à la nage. Atkinson, vert de douleur, reçut le message cinq sur cinq. Il ne pouvait pas supporter cette salope de peau-rouge hispanisante avec ses talons hauts de pouffe et ses décolletés de pute à dealers, mais il n’oubliait pas qu’elle figurait au même rang que lui sur l’organigramme de la Direction, et qu’elle avait bien l’intention d’user de tout son arsenal de perfidie féminine pour lui faire une queue-de-poisson et le passer à la corde dans la dernière boucle. Non sans l’avoir propulsé dans les bottes de paille. Motus, Atkinson, assez déconné pour aujourd’hui.

- Maintenant, mesdames et messieurs, j’aimerais que l’un d’entre vous m’explique pourquoi tout va mal. Qu’est-ce qui se passe, je suis passé sous une échelle ? On a planqué un chat noir étranglé dans le tiroir de mon bureau ? Quelqu’un d’entre vous fait joujou la nuit avec des épingles et une statuette en cire à mon effigie ornée de quelques poils de mon cul ? Je préfèrerais encore me savoir victime d’un  honnête envoûtement plutôt que de votre incompétence !

Pendant quelques instants, tous les incompétents susdits aspirèrent une goulée de givre, puis se lâchèrent avec un bel ensemble.

- C’est la faute à ces enculés de français ; depuis que leur grand brochet  à besicles nous fait des bras d’honneur, ils se sentent plus ! Ils viendraient nous bouffer le roquefort sur la tête !
- Vous n’y êtes pas du tout, Atkinson ! C’est à cause de ces pédés de bougnoules du pétrole. Depuis qu’on a aplati l’Irak en 92, ils jouent au yoyo avec les cours du Brent, les compagnies pétrolières raflent tous les capitaux disponibles.
- Tout faux, ma chère Linda. Nous possédons, enfin Monsieur Sigmund Volker III possède une compagnie pétrolière aussi. Non, la cause de nos malheurs, c’est l’angoisse de l’avenir. Quant ils flippent, les gens regardent moins la télé. C’est scientifique !
- Scientifique mon cul ! Quand les gens flippent, ils veulent s’informer. On vous a jamais appris ça au collège, monsieur Baxter ?

Johnston, le responsable du service de publicité, ne ratait jamais une occasion de, premièrement, faire la bouche en cul de poule à la pulpeuse et ambitieuse Cortanza et, deuxièmement, de rappeler en toute occasion à son collègue Baxter que lui-même et un fils de cantonnier black du South Bronx n’avaient pas usé leurs fonds de culotte sur les mêmes bancs de classe. Ce qui n’avait pas empêché Baxter de passer cum laude son doctorat en Droit Commercial non sans avoir mené trois années de suite son équipe de football (américain) en finale du championnat universitaire national. Il avait fallu que Volker lui offre une prime équivalente à cinq ans de jeu professionnel au plus haut niveau et un salaire de potentat oriental pour le convaincre d’intégrer son entreprise. Il contre-attaqua. Tout en finesse.

- Dites-donc, Môssieur Johnston, quand on a reçu son premier paquet d’actions en guise de hochet dans son berceau, et ses diplômes de fin d’études en cadeau d’anniversaire pour ses vingt-cinq ans, on ne vient pas se payer la tête de ceux qui ont trimé dur pour réussir.
- Co…comment, Monsieur Baxter ? Vous m’accuseriez d’avoir triché ?
- Et comment, mon pote ! Tout le monde le sait bien, que c’est papa Johnston, le nabab du semi-conducteur, qui t’a payé tes peaux d’ânes et ton ticket d’entrée chez VRT media.
- C’est…c’est une infamie ! Monsieur le Président, je suis insulté. Ce…cet homme de couleur m’a gravement insulté. Je vous prie de faire quelque chose.
- Homme de couleur toi-même, eh, face de blette !

Siegmund Volker sonna la fin du round en abattant une paume large comme une raquette de tennis sur la table.

- Le nègro a raison, Johnston. C’est votre vieux qui a craché au bassinet pour que vous puissiez faire graver la mention « directeur de la publicité » sur votre carte de visite. Et on dit pas homme de couleur pour parler d’un négro : on dit monsieur le représentant de la minorité culturelle afro-américaine. Et maintenant, fermez-là tous et prêtez-moi une oreille attentive.

Il décapita des dents une autre matraque cubaine, crachant l’appendice sanguinolent dans un cendrier à pied avec une précision de missile de croisière. Puis il l’alluma à l’aide d’une bûchette qui aurait pu servir à bouter le feu à Jeanne d’Arc. Il exhala un nuage de smog odorant et se carra de toute sa masse dans le fauteuil orthopédique spécialement conçu pour son gabarit, lequel gémit sous le mauvais traitement. Bien entendu, comme dans la plupart des entreprises américaines, il était strictement interdit au personnel de VRT Media de fumer dans les locaux, et même fumer tout court était mal vu. La Compagnie s’acharnait à cloner ses employés et ses cadres d’après un modèle standard et rationnel : en bonne santé, l’esprit clair et le corps entraîné, prêts à tout pour augmenter ses profits.

Le Boss était donc le seul à s’adonner au tabac dans la boîte et il ne se privait pas de souffler sa fumée dans les bronches de ses collaborateurs, manière de tester le degré de leur lâcheté. Il avait rarement été déçu : ils toussaient, pleuraient mais encaissaient sans sourciller. Pokerface. Pas de couilles mais du sang-froid. Peu dangereux de front mais gare au coup de stylet entre les omoplates. La seule personne à l’avoir jamais rembarré fut Linda Cortanza. A l’époque, elle n’était pas encore chef de division et travaillait comme assistante comptable au contentieux. Un job de merde, il faut bien le dire. Payé un salaire de merde.

Il l’avait convoquée dans son sanctuaire. Une pièce au sommet de l’immeuble, vaste comme un hall de palace, avec juste une grande table nue contre la verrière. Ni PC, ni téléphone, ni dossiers. La vraie puissance : n’avoir besoin d’aucun accessoire pour commander. A part un cendrier à pied pour ses cigares. Il ne lui offrit pas de siège, il n’y en avait pas d’autre dans l’immense salle vide que son fauteuil à roulettes. Lui fit signe de venir jusqu’au bureau et l’enveloppa de fumée. Elle cracha comme un chat sauvage !

- Qué tal ? Es un perro que este hombre ! Qu’est-ce qui vous prend ? Vous ne savez pas que c’est une grossièreté de fumer sous le nez d’une jeune femme ? Et qu’on a la courtoisie de lui offrir un siège ? On vous a jamais appris les bonnes manières, espèce de goujat ?

Elle feulait comme un puma, mais une lueur espiègle brasillait dans ses yeux noirs d’indienne Navajo. Elle s’amusait. S’asseyant sur le bord du bureau vide, elle toisa le Grand Patron, appuyée sur un bras.

- Puisque vous me proposez pas de siège, je prends ce qui me tombe sous la main. Oh là là, il y a un désordre, sur ce bureau, on voit qu’il vous manque une femme pour ranger tout ça ! Et ne vous avisez plus de m’enfumer.
- Que feriez-vous si je continuais ?
- D’abord, je vous giflerais ! Clac clac ! et puis après, j’irais voir le syndicat, le Bureau des Affaires indiennes, les féministes et une chaîne concurrente pour leur raconter comment vous traitez les jeunes femmes Navajo qui ont le malheur d’échouer dans votre bureau.

Sigmund Volker III se demanda laquelle des menaces était la plus dangereuse. Il commençait aussi à s’amuser. Il écrasa un mégot à cinquante dollars.

- Vous travaillez au service contentieux, n’est-ce pas ?
- Si señor goujat.
- Echelon 4, 1900 dollars par mois.
- Seguro qué si !
- Bien mademoiselle Cortanza. Retournez harceler nos débiteurs indélicats ; de mon côté je vais réfléchir à une initiative susceptible de vous faire oublier que je suis un malappris.
- Ce sera dur, señor presidente. Adios

Elle sortit dans un balancement de chevelure sombre, une ondulation de coton bleu, robe et bijoux navajos de turquoise et d’argent. Une princesse peau-rouge avec un doctorat en économie. Le lendemain, elle passait à l’échelon 1, était nommée chef de la Division des Investissements, à 25 000 dollars par mois, plus une prime de 200 000 dollars de stock-options, et un bureau de ministre décoré de 250 roses de toutes les couleurs. Volker : un goujat qui avait de la classe. Et du flair : la Cortanza était redoutable. Il appréciait les gens redoutables. Seuls les doux, les rêveurs l’horripilaient. On n’en croisait pas beaucoup dans les couloirs de VRT Média.

Il avait cinqante ans, mesurait deux mètres dix et pesait cent quarante cinq kilos. Il dévorait des steacks de trois livres et buvait une bouteille de whisky et quatre de vin par jour. Sa poigne pouvait détordre un fer à cheval et il battait régulièrement les plus grands maîtres aux échecs ou au bridge. Il valait vingt milliards de dollars ; en voulait bien d’avantage encore. Et il était paraplégique.

- Ecoutez-moi bien, tas de coyotes. Je vais vous le dire, moi, pourquoi notre marge s’effrite et nos actionnaires nous lâchent : c’est parce que nous perdons des parts de marché.

Grande nouvelle ! Pas un des coyotes tremblants devant le chef de meute n’ignorait cela.

- Et pourquoi perdons-nous des parts de marché ? Parce que la conjoncture est mauvaise ? Non ! Parce que le pays va mal ? Non ! Parce que nos banquiers sont des rascals ? Bon oui ça c’est un fait, c’est des fripouilles, mais il en a toujours été ainsi, et on s’en est longtemps accomodé ! Non, il y a une raison bien plus simple, et vous la connaissez, car vous en êtes collectivement responsables ! Et l’une ou l’un d’entre vous va me la dire !

Ca ne se bousculait pas au portillon. Atkinson jouait à faire coulisser ses manchettes amidonnées, la Cortanza mordillait gracieusement sa lèvre inférieure rouge grenade et Baxter comptait les mouches au plafond en gonflant et dégonflant machinalement ses pectoraux. Les autres sous-fifres ne respiraient plus que du bout des dents. Volker ricanait.

- Ca manque quand même un tantinet de roustons, dans cette boîte. Tout dans la tête ou le biceps mais pas grand-chose dans le calecif. Le pognon vous a émasculé, mes gueux, vous avez bradé vos attributs virils pour une pincée de stock-options, un hangar en ruines relooké que vous baptisez loft et un cabriolet sport européen à sièges en cuir acheté à crédit.  Seulement achtung : si vous voulez en jouir encore, de vos actions, de vos clapiers et de vos tas de ferraille boche ou rital, va falloir bouffer du viagra et mettre vos balloches sur la table. Je ne suis pas un sultan, moi, et je n’ai pas besoin d’eunuques autour de moi ! Alors, toujours personne pour me dire ce qui cloche dans cette boîte ?
- Moi, je peux essayer, Monsieur le Président.
- Madame Rosalyn Ryss. Notre chère directrice de la programmation. Je me doutais bien que les femmes de ma boîte avaient plus de répondant dans la culotte que les hommes. Nous sommes tout ouïe, ma chère Rosalyn.

Elle se leva et tous les regards de coyote s’étrécirent en sa direction. Et les poils de se hérisser derechef. Rosalyn Ryss était grande, blonde, belle et intelligente. Elle mordait fort et savait aboyer. Et elle savait comment parler au Patron.

- Voilà, Patron. Je peux vous appeler Patron ? Oui je peux. Donc, Patron, si nous perdons des parts de marchés, c’est tout simplement parce que nous perdons des spectateurs, des auditeurs et des lecteurs. Et pourquoi le public nous boude-t-il ? Parce que nous leur vendons de la merde ! Nous finançons de la merde, nous la produisons et puis nous essayons de la vendre. Eh bien ça ne marche pas. Z’en veulent plus.
- Je vous demande pardon, Madame Ryss, mais en tant que directrice de la programmation, il me semble…
- Ne me coupez pas, Atkinson, bordel ! Oui, je sais, cette merde, c’est moi qui la choisis et c’est moi qui la produis. Mais n’oubliez pas que je le fais en fonction des budgets que vous m’attribuez ! En fonction de vos critères commerciaux basés sur des études de marché bidonnées à faire sangloter de honte un agent électoral républicain ! Et souvent en fonction de vos propres goûts de chiotte ! Alors ne venez pas me faire porter le stetson, j’ai pas une tête à chapeau !

Elle reprit son souffle à pleins poumons, et il y aurait eu de quoi faire hululer tous les coyotes mâles présents. Il ne devait pas y en avoir : tout le monde se tint coi. Le Patron l’encouragea à poursuivre d’un regard étrangement humide.

- Je vais vous dire ce qui se passe : depuis la guerre du Golfe en 92, on n’a pas réussi à trouver un seul sujet d’actualité qui tienne la distance et passionne de plus en plus le public. Ah, parlez-moi de l’offensive sur l’Irak ! Voilà un sujet qui scotche le pigeon, la tension qui monte, les gouvernements qui s’énervent, la cavalerie qui piaffe avant l’assaut, la ménagère rivée devant le poste qui bave devant les chapelets de missiles pulvérisant chirurgicalement l’ennemi et qui éparpillent le Méchant. La guerre des Etoiles et une Croisade pour le Bien au même tarif ! Au lieu de ça, on leur fourgue quoi, depuis ? De l’info prédigérée et formatée pour les débiles mentaux ou des séries fantastiques dont seul le coût est réellement fantastique. Faut réagir. Frapper fort. Trouver quelque chose. Vite.

Sigmund Volker III applaudit discrètement.

- Bravo, ma fille. Décidément, tu es bien le seul homme de cette boîte !

A suivre...
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Message  Gobu Mar 30 Déc 2014 - 16:11



.../...

Intermezzo : tempo di macchinazione tenebroso.  

Mort de rire, Siegmund Volker III. Et un quand un Média-nabab de cent quarante-cinq kilos rigole à gosier béant sur la banquette arrière, le véhicule tangue sur l’asphalte, même s’il s’agit d’une Rolls de trois tonnes et des, blindage compris. Ils roulaient majestueusement sur le freeway qui relie le centre de Los Angeles aux quartiers ultra rupinos du haut de la ville. Parker, le chauffeur jamaïcain, gants blancs, casquette jaune et verte de rasta, cône d’herbe vissé au bec, désapprouvait les tapageuses manifestations d’hilarité du Boss. Il songeait avec nostalgie à la bienveillante dignité, à la noble couperose et aux émouvants yeux bleus (quoiqu’un peu injectés, à la vérité) de sir Douglas Scott-Mc Pherson, Ambassadeur de Sa Gracieuse Majesté à Kigston, qu’il avait eu l’honneur de véhiculer durant dix ans. Ah ça c’était un gentleman, nom d’un pétard de ganja ! Un handicap de rêve au golf, et capable de déguster sur la banquette de sa Rolls une tasse de darjeeling pleine fleur d’une main et le pistil charnu et odorant de la jeune attachée d’Ambassade indonésienne de l’autre. Un homme merveilleux, malgré un faible compulsif pour le scotch-soda. Quand le vieux colonial avait été prié par Whitehall de s’en retourner tailler ses rosiers, persécuter ses renards et se finir avec le pur malt de sa distillerie familiale sur son domaine des Highlands, Volker, qui possède une propriété en Jamaïque, avait racheté la limousine, le rasta et sa provision de marie-jeanne. Premier choix, au demeurant.  

- Tu les a vus, Rosa ? Non mais tu les as vus ? Je donnerais cher pour revoir leurs faces de limandes quand tu leur a mis le museau dans leur bouse !
- Pas de problème, dad, on peut se faire ça en grignotant un plateau-télé à la maison. Tu sais bien que je fais filmer tout ce qui se passe dans la boîte. Pas question de louper cet obsédé sexuel de Johnston en train de se faire rembarrer sec par la Cortanza, ou ce faux-cul d’Atkinson essayant de casser le code de l’ordinateur de la compta ! Et je te parle pas des conspirations de vestiaire et des coups d’état de WC !
- Dis-donc, tu filmes les toilettes aussi ?
- Rien de sexuel, papa.
- Normal ils ont pas de couilles, ha ha ha !
- Ils ont pas de couilles, mais ils ont des langues de crotale, dès qu’ils se croient à l’abri des oreilles indiscrètes. Et passe-moi ce joint, nom de Dieu, t’es capable de le consumer en trois bouffées !
- Pas de ma faute si j’ai l’habitude de têter des double coronas gros comme la bite de Parker ! Il a sûrement une grosse bite, hein, Rosa ? N’est-ce pas que vous avez une grosse bite de nègre, Parker ?
- Mais cela va sans dire, Monsieur.
- C’est bien ce que je pensais. Autre chose, Parker.
- Oui Monsieur ?
- Faudra les rouler plus balèzes, vos cigarettes rasta. J’ai des poumons designés pour les gros modules. En dessous d’une demi-livre, ça me fait pas grand-chose, votre verdure reggae.
- C’est aussi ce que répétait Bob Marley, Monsieur. Il est mort d’un cancer du poumon, Monsieur. Paix à son âme.
- Faut bien mourir de quelque chose, pas vrai, Parker ?
- Certainement, Monsieur. A propos, Monsieur, le véhicule à deux roues qui vient de nous doubler est une moto et le grand gentleman casqué qui nous fait signe de stopper en tripotant une arme à feu est très probablement un policier.
- Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse, Parker ?
- Hum, Monsieur. Je crains de devoir obtempérer. Le gentleman se fait pressant. Et son collègue rapplique aussi.
- Eh bien obtempérez, Parker. Et profitez-en pour dissimuler cette cigarette de drogue. Je vous préviens, si on vous passe à tabac et qu’on vous jette en prison pour détention de stupéfiants, non seulement je ne vous connais pas, mais je paye un avocat pour demander que le tribunal vous colle le le maximum !
- Je n’en attendais pas moins de Monsieur.

Le policier approchait du véhicule en se dandinant, la main sur la crosse du 357. La Rolls l’impressionnait, mais après tout elle pouvait être volée. Il pouvait aussi s’agir de trafiquants de coke ou de parrains de la maffia. Un petit contrôle courtois s’imposait. Il braqua le faisceau de sa lampe-torche sur le pare-brise, l’autre main toujours serrée sur son arme. Son collègue le couvrait, jambes écartées, prêt à dégainer lui aussi.

- Baisse la vitre, négro. Et laisse tes mains bien visibles. Voilà, c’est très bien. Maintenant, tu me donnes tes papiers et ceux de ce palace sur roues. Mais doucement, négro, sans gestes brusques, tu vois ce que je veux dire ?
- Parfaitement, Monsieur est très explicite.
- Tu te payes ma tête, négro ? Voyons ces papiers…
- Ce ne sera pas nécessaire, sergent.

La voix de Volker a retenti du fond du véhicule. Un timbre de général passant la revue d’équipement.

- Je vous demande pardon, Monsieur ?
- Pas la peine de contrôler l’identité du négro, sergent. C’est mon mon mécanicien. Je me porte garant de lui.
- Vous vous portez garant de votre…mécanicien ? Ce…gentleman de couleur est votre mécanicien ? Et qui êtes-vous, vous ? Le patron du garage ?

Volker soupira et tira de son gilet une petite carte en plastique qu’il tendit au policier. Celui-ci la lut avec attention, puis avec effarement ; après avoir consulté son compagnon, il revint et rendit la carte à son propriétaire. Puis, à la grande satisfaction de Parker, il se figea au garde-à-vous.

- Désolé, M. Volker, euh…je veux dire mon colonel. Je ne pouvais pas deviner. Toutes mes excuses pour vous avoir retardé. Souhaitez-vous que nous vous ouvrions la route avec sirènes et gyrophares ?
- Ce ne sera pas nécessaire, sergent. Contentez-vous de ne plus nous importuner.
- Je ferai passer la consigne, mon colonel.
- C’est ça, faites passer. Redémarrez, Parker, nous avons assez perdu de temps avec ce fonctionnaire.

Rosalyn, qui avait suivi la scène avec ennui, tant elle y était habituée, s’appuya contre la massive épaule de son père. Son pauvre invalide de père.

- Quel ausweis leur as-tu exhibé, ce soir ?
- Ma carte de colonel de réserve des Forces Spéciales, avec mention de ma Médaille du Congrès. J’aurais tout aussi bien pu leur sortir mon certificat de membre bienfaiteur et shérif d’honneur de la police de Los Angeles, ou ma carte de membre consultant permanent du Conseil Supérieur de Défense.
- Ou ta plaque de la CIA, non ?
- Je ne travaille pas pour la CIA. C’est la CIA qui travaille pour moi. Ah Rosa, Rosa, Rosam, Röslein de mon coeur, ma chair mon sang et mes jambes !

Il entoura d’un seul énorme bras les épaules de sa fille qui frotta tendrement sa tête contre le plastron de sa chemise. Parker faisait tut tut tut dans sa tête tandis qu’il lui caressait les cheveux. Son propre père, pasteur baptiste à Kingston, avait une conception quelque peu différente de la tendresse paternelle : la Sainte Bible dans une main et le fouet dans l’autre. Lorsque le fils avait embrassé la Foi Rasta, ce dernier avait mis trois semaines à se remettre de l’échange de points de vue qui en avait consécuté.

- Rosa, ma petite Rose de Californie, je m’ennuie. Qu’est-ce qu’on va combiner cette fois-ci ?
- Je ne sais pas encore, dad. Mais je peux te dire que ça va être tordu.
- J’espère bien, ma fille.

Une quinzaine de minutes plus tard, ils étaient confortablement installés face à un écran plasma haute définition de trois mètres sur deux, à s’esclaffer aux moments les plus croustillants de la conférence de direction. Sur une table basse Louis XV en porphyre rehaussé d’or, le plateau-télé, à savoir une vasque d’argent massif ciselé contenant un bon kilo de caviar impérial d’Iran, une cloche de vermeil étincelante tenant au chaud un monticule de blinis, une jatte de crème triple plus un seau à glace de cristal de roche abritant une bouteille de champagne pour fifille et une de vodka strong pour daddy. Fortunato, le majordome sicilien, gilet rayé, mocassins vernis et fine moustache vernissée de barbeau, veillait avec régularité et élégance à maintenir le niveau dans les verres en cristal de Murano, et à regarnir ponctuellement les assiettes. Rosalyn grignotait ses œufs de poisson à petites becquées mutines, et buvait doucement. Son père avait d’autre manières de table, il engloutissait d’une bouchée un blini à la crème tartiné d’au moins cinquante grammes de petits grains argentés, et faisait glisser le tout en s’expédiant un petit verre d’eau-de-vie glacée. A ce rythme-là, la vasque serait bientôt vide.

- Il nous reste de ce caviar, Fortunato ?
- Je pense, Monsieur. Nous devons encore en avoir une trentaine de boîtes en stock, Monsieur.
- Ach, teufel ! nous allons bientôt être à court ! Il faudra en recommander.
- J’en toucherai deux mots à mademoiselle Von Haggart. Monsieur désire-t-il qu’on lui serve son steak tout de suite après le caviar ou oserais-je lui proposer un hors-d’œuvre plus consistant ? Le Chef tient au chaud des rognons au Madère et des truffes à la Périgueux, je crois.
- Non, Fortunato. Laissez tomber les amuse-bouches et apportez moi mon quartier de chair. Le spectacle de ces chacals en costume trois-pièces me donne envie de déchirer de la viande saignante. Ca ne vous fait pas cet effet-là, Fortunato ?
- Monsieur, quinze ans de bons et loyaux services auprès de Don Vittorio Dei Lupi m’ont appris à considérer les faiblesses des chacals avec indulgence.

Volker avait littéralement acheté Fortunato Cecchi au célèbre parrain sicilien. En échange d’un présent inestimable : l’appui discret de son réseau de médias. Même un malfaiteur aussi puissant et respecté que Don Vittorio ne pouvait y résister. Il avait quitté le domaine médiéval du vieux salopard avec le majordome et sa garde-robe de fonction. Une bonne affaire pour Volker aussi : il n’y avait pas plus stylé et professionnel que le petit palermitain, qu’il s’agisse de trancher un rôti ou bien la gorge d’un fâcheux.

- Qu’est-ce que Monsieur souhaite boire avec sa côte de bœuf ?
- Je m’en remets à vous, Fortunato. Et n’essayez pas de me refiler la piquette sicilienne de Don Vittorio. J’ai assez été obligé d’ingurgiter ce vitriol lorsqu’il m’a reçu à Montalepre ! J’espère pour ses clients que son héroïne est de meilleure qualité que son vin !
- L’héroïne, Monsieur, c’est pour le business. Le vin, c’est pour le cœur.

L’ombrageux n’appréciait que modérément que l’on dépréciât le vignoble de son île, par ailleurs fort renommé. Mais il ne se faisait guère d’illusions sur le vin du mafieux : du rouquin bien râpeux pour gosiers calleux de paysans siciliens.

- J’ose croire que Monsieur saura se satisfaire d’un Latour 76. En magnum, naturellement.
- Je suppose qu’il faudra que je m’en contente…

Rosalyn, qui avait terminé sa dînette, observait son père en jouant avec le pied de sa flûte de Champagne. Elle ne se lassait pas de son perpétuel cinéma, de cette violence insensée qu’il faisait irradier de son fauteuil roulant d’handicapé. Il ne contrôlait plus que la moitié de sa carcasse, mais cette moitié-là valait deux hommes valides. Il tenait entre ses paluches d’équarrisseur tellement de fils que le monde entier lui semblait un théâtre de marionnettes. Et elle continuait à se demander quel rôle il lui attribuait dans ce guignol.

- Tu vois, Rosalyn, il n’y a que toi qui me comprennes. Ta pauvre mère ne me comprenait pas. Ni avant, ni après mon...accident. Et mes parents ne me comprenaient pas non plus. Mon père me tenait pour un monstre et me regardait grossir avec dégoût et ma mère, elle, me dorlotait comme un bébé quand je commettais les pires horreurs. Il n’y a que toi pour me regarder comme un homme.
- Oui, mais moi je t’aime, dad.
- Ta mère aussi m’aimait. Enfin, elle m’aimait entier.
- Laisse ma mère où elle est. Elle nous a bien laissés, elle.

Après avoir dévoré sa viande et torché le bordeaux, il avait fait appeler Parker. Non sans avoir commandé le café et les digestifs, il pria le jamaïcain de préparer quelques cônes de fumette, en prévision de la conférence de guerre. Fortunato et lui furent conviés à prendre place autour de la table des négociations. Il avait le plus grand respect pour leur bon sens, leur vivacité d’esprit et leur absence totale de scrupules ; il ne prenait aucune décision importante sans les consulter. Il ouvrit le colloque en aspirant un cumulo-nimbus de fumigation hilarante.

- Bon, où en sommes-nous ? Rosa, sois gentille, résume la situation pour ces messieurs.
- Ma foi, elle est est très claire. Toute la réputation de notre empire est basée sur l’information. Le reste, les films, les séries, les produits dérivés, tout ça c’est du rabiot. Quand l’info va, tout le monde nous regarde. Et on peut fourguer tout le reste.
- Et qu’est-ce qui ne va plus avec l’info, Rosa ?
- Y a plus d’info. L’US Army qui s’embourbe dans la routine, les youpins et les crouilles qui se crêpent le chignon, le Président qui a le trouillomètre à zéro parce qu’on enquête sur les irrégularités de son élection, c’est pas de l’info, c’est du réchauffé. Les gens ne regardent plus nos actus. Et vous savez pourquoi, Parker ?
- Que Madame me pardonne mais je crois bien que non.
- Moi, je le sais.
- Eclairez-nous, Fortunato.
- Le public s’en fout de ces conneries, si Madame veut bien me passer l’expression, parce que ça ne le concerne pas. Le pays se fait ridiculiser par des bougnoules qui font péter des bombes ? Un président mal élu se fait du mouron pour son avenir ? Les juifs et les arabes refusent d’enterrer la hache de guerre ? Et alors ? Ce n’est pas ça qui va les empêcher de boire leur bière, regarder le match et ronfler sur l’épaule de leur bobonne après. Pour les scotcher à vos programmes, il faut leur projeter un nouveau feuilleton dans lequel ils ont un beau rôle à tenir. L’honneur de la Patrie en cause, des Bons à soutenir et surtout des Méchants à aplatir en technicolor. Et que ça traîne en longueur pour faire monter la tension, durer le plaisir et rentrer les bénéfices publicitaires.
- Bravo, Fortunato. Vous avez été à bonne école avec don Vittorio.
- Oh, Monsieur, nous avons aussi Machiavel, en Italie. Le Prince est l’un de mes livres de chevet. Comme Lénine.
- Dites-donc, vous lisez Lénine, Fortunato ?
- Non, c’est lui qui lisait Machiavel aussi.
- N’en faites pas trop, Fortunato. Je n’ai rien contre les employés cultivés, mais je ne suis pas sûr que les œuvres de Machiavel et Lénine soient de saines lectures pour un honnête majordome. Essayez plutôt Barbara Cartland ou Stephen King, ça vous reposera les méninges.
- Oh, je ne suis pas encore prêt pour la grande littérature, Monsieur.
- Et vous, Parker, vous lisez aussi ?
- Bien sûr Monsieur. Je lis la Sainte Bible. Au moins trois versets matin et soir. Une lecture qui éveille le Juste et aide le pécheur à trouver le sommeil.
- Et vous vous classez dans quelle catégorie, sans être indiscret, Parker ?
- Je suis un Juste au réveil et un pauvre pécheur quand je me couche.

Volker mâchonna quelques jurons tudesques entre ses dents de carnassier. Les bondieuseries n’étaient pas son fort. Ni Dieu ni Maître et tout le monde à sa botte, à cela se résumait toute sa théologie. De courroux, il en termina un second joint sans même le faire tourner. Le rasta fit la moue ; dans le gettho de Kingston, le gros malappris aurait déjà eu droit à un essayage gratuit de semelle dans le foie ou les gencives. Fauteuil à rollers ou pas.

- Bon, assez prié pour ce soir, mes frères. J’attends vos idées. Rosa ?
- On va leur fourguer une bonne guerre.
- Il ya des tas de guerres partout dans le monde. C’est fou ce que les gens trouvent de bonnes raisons pour trucider leurs voisins. Le public est blasé.
- C’est vrai, dad. Mais cette guerre-là sera la nôtre. Notre enfant Et elle deviendra la leur, aussi, nous y veillerons. On va la leur coudre au petit point, la leur fignoler sur mesure, qu’ils s’y emmitouflent doucement, et qu’elle leur aille bien.
- Comment tu comptes t’y prendre ?
- Primo, dénicher sur le globe un conflit latent encore pas exploité. Deux peuplades exotiques unies par une solide haine ancestrale. Important, l’exotisme : le téléspectateur déteste voir tomber sous les balles ou grésiller dans le napalm des bébés habillés comme lui. Ca le met mal à l’aise et il change de programme.
- Bon, va pour les djellabas et les boubous. Ca fait encore rêver.
- Secundo, choisir un camp. D’abord le Méchant. Faut un tout beau Méchant, un Méchant de démonstration, un terrible avec des grosses moustaches noires ou une barbe de Méphisto et des sourcils en brosse, un poignard ensanglanté entre les dents et des tronçons de cadavres d’opposants plein ses congélos. Même si on n’en déniche pas un aussi télégénique, tu peux faire confiance à nos vipères de journalistes pour le relooker fissa façon vampire dans l’esprit du story-board.
- Ok fifille, on avance. Je mise sur le vampire. Bingo !
- Tertio, qui dit Méchant dit Gentils. Tu remarqueras que Méchant est toujours au singulier. Normal : il est censé incarner à lui tout seul toute la méchanceté de son régime. Les Gentils, eux, ont de multiples visages : démocrates suppliciés, fillettes violées, enfants en esclavage, religieux martyrisés, enfin je te fais grâce de la partition, tu connais la musique. Là aussi, si notre poulain manque de poigne et répugne à sévir, on reformatera les données pour noircir le tableau. C’est bien le diable si on ne déniche pas un pauvre bougre à qui on a sectionné les mains au couperet ou écrabouillé les génitoire entre deux planches, ou bien encore un petit charnier de rien du tout avec une douzaine de voleurs de grands chemins dedans. Nos rédactions feront le reste.
- Oui, ça, on les a vus au taf pendant la guerre contre les Serbes. Ils s’y entendaient pour multiplier les cadavres de kosovars comme Jésus les petits pains ! Les cadavres serbes, en contrepartie, ils en voyaient pas ! Du beau boulot, je dois reconnaître.

Parker hochait la tête en allumant un nouveau splift. Celui-là, il comptait bien en profiter avant de le passer à Volker. Et il n’aimait pas l’entendre blasphémer le nom du Christ. D’un autre côté, ses fesses étaient accoutumées au cuir molletonné de la Rolls, et ce que lui payait Volker assurait un bar-restaurant et une maison avec piscine au pays pour lui, sa femme et ses quatre enfants, dès qu’il prendrait sa retraite. Il intima donc silence à sa religiosité et se remplit méthodiquement de fumée. Rosalyn poursuivit.

- Enfin, quarto, le plus important : le prétexte. On a le baril de poudre, il nous manque le détonateur. Le truc qui va à la fois déclencher l’escalade et motiver nos spectateurs. Une provocation, un acte hostile envers nous ou nos alliés, une bonne injustice dont serait victime un citoyen américain, je sais pas, faut trouver.
- Madame me permet-elle une remarque ?
- Pourquoi pas, Fortunato ? La vérité sort parfois de la bouche des humbles.
- Ou de celle des larrons, Monsieur. Lorsque j’avais l’honneur de servir encore Don Vittorio au Vieux Pays, il nous est arrivé d’avoir un litige…disons…commercial, avec un partenaire indélicat. Bien sûr, ce genre de linge sale se lave généralement…en Famille, si je puis dire, mais cette fois-là, Don Vittorio avait les mains liées parce que le malhonnête était le beau-frère de son cousin. Pas question de s’occuper nous-mêmes de lui sans déraper dans la vendetta fratricide.
- Et vous avez résolu le problème comment ? Vous l’avez balancé aux flics ?
- Madame plaisante ! C’est absolument contraire aux usages. Don Vittorio n’aurait jamais admis une telle entorse au code d’honneur de la Famille. Don Vittorio est un uomo di rispetto.
- Bon, d’accord. Et il s’y est pris comment, l’homme d’honneur, pour régler son compte à l’intouchable ?
- Hé hé, il ne l’a pas balancé aux flics, il s’est simplement arrangé pour qu’ils fassent le boulot à sa place.
- Tiens donc, et comment cela ?
- Il a fait enlever et disons…molester, un inspecteur des stups et sa jeune épouse. Molester…définitivement. Et puis il s’est arrangé pour faire porter le chapeau à l’autre en soudoyant des indicateurs pour qu’ils le chargent. Le cousin de Don Vittorio n’a rien pu faire pour son cher beau-frère. Les flics étaient fous furieux et ils ont flingué ce connard au cours de son arrestation. Tentative de fuite, ils ont dit. Il faut comprendre : en Sicile, un mafioso inculpé de meurtre reste au maximum trois jours sous les verroux même avec le plus mauvais avocat de l’île !
- Si j’ai bien compris, Fortunato, vous nous suggéreriez une manœuvre similaire ?
- Dio mio, non Monsieur. Je ne suis qu’un pauvre paysan sicilien qui raconte des fables de son cher vieux pays.
- Rosalyn, que t’inspire cette fable-là ?
- Des horreurs, dad. Vous savez ce qui nous manque ? Une chèvre. Comme pour la chasse au tigre. Il nous faut un bon Gentil de chez nous, bien pote avec les Gentils de là-bas, un doux naïf à envoyer sur le terrain pour partager les souffrances de ses chers opprimés. Et puis ensuite s’arranger pour qu’il tombe entre les griffes du Tigre. Vivant, de préférence. Après, on peut faire donner le tambour.
- Tu as ça en catalogue, Rosalyn ?
- Je trouverai. Il n’y a pas beaucoup de naïfs à la télé mais il y en a peut-être parmi les stagiaires.
- C’est ça. Prends un jeune, ça booste l’audimat.

A suivre, si y en a qui suivent...
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Message  'toM Mer 31 Déc 2014 - 9:36

Salut, Gobu.

Tu as du talent, c'est indiscutable. Tu maîtrises. Facile.
Tu as la plume agile et le verbe assez fleuri.

J'ai lu le 1, intégralement. J'ai plus l'impression d'être dans un vestiaire à la mi-temps du match, mais bon. Je ne fréquente pas les salles de conseils au dernier étage de la tour et puis ce n'est sans doute pas grave si pas vraiment crédible comme rapport humain à ce niveau de millions.

Il y a un "ton".

L'histoire, par contre.... j'attends. Parce que c'est souvent le problème. Savoir écrire, OK. Mais quoi écrire ? Et j'ai donc lu le 2. en diagonale. Va, je lirai ça avec patience, voire même plaisir, dans la salle d'attente de mon dentiste.

Bonne suite, mon globule -il parait qu'il va y avoir du saignant?
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Message  Gobu Lun 5 Jan 2015 - 9:58


.../...

Exposizione : tempo di vulturi


La Capitaine Valenti, dit Freddy l’Ourson pour les intimes s’astique vigoureusement le gland au gant de toilette savonné, autant pour l’hygiène – gare aux parasites indigènes ! – que pour l’accoutumance au contact, en vertu du vieil et pertinent adage kharbakshi : « Queue trop sensible pas très extensible ». Il fait aussi reluire à la brosse de crin gros piquants ses pectoraux enluminés d’une fresque de tatouages, un peu tombants à la vérité, mais toujours impressionnants sous leur fourrure argentée. S’ébroue comme un éléphant, épaisses chairs tremblottantes, gouttelettes partout sur le carrelage de marbre. Il aime bien se servir du cabinet de toilette particulier du Président. Pardon, de Son Excellence le Cheikh Hadj Abdullaziz al Kharbakshi, Président de la République Démocratique Autonome du Kharbakshar. Magistrale trouvaille des Français – de cette vieille fripouille de Charbonnier, plus précisément – que cette R.D.A.K. avec strapontin à l’ONU, moka première bourre, cacao surchoix et bon tabac dans la tabatière comme s’il en pleuvait, et suffisament de dollars pour se gaver de beaux joujous volants, rampants ou détonants comme en raffole son ami le Cheikh. Des joujoux français, naturellement. Du cousu main.

Il faut à Freddy au moins cinq douches par jour, dans cette rôtissoire brûlée de ciel blanc et de crêtes de sel, où l’eau est un luxe plus recherché que l’or. Mais pas pour lui. Freddy profite d’une copulation matutinale du chef d’état pour squatter sa douche, où elle ruisselle plus abondante et fraîche encore que dans la salle de bains de sa villa. Son bunker, comme l’appellent les habitants de Tand'jii, blanche capitale du blanc pays. Le désert blanc, pays des hommes en burnous blancs, leurs blancs chevaux, leurs blancs regards. Les Kharbakshis. Race de cavaliers pillards et de caravaniers roublards, pirates de palmeraies et aventuriers des sables, peut-être les derniers seigneurs du désert en activité sur cette planète qui tend de plus en plus à ressembler à une tentaculaire banlieue pauvre en voie de clochardisation accélérée.

Souverainiste à donf, et pissant sur la Mondialisation, le capitaine Fréderic Valenti, dit Freddy l’Ourson en vertu de sa toison de plantigrade, sa carrure de grizzly, et son affabilité d’ours polaire. A la Légion, ses hommes l’appelaient La Grogne ou l’Aboyeur. Il laissait dire, ça vous pose un chef. On le  répétait d’une affectation l’autre ; ça asseyait son autorité. De bonnes natures, les bérets émeraude, pleins de bonne volonté, mais faut parfois y raffiner la courtoisie et les bonnes manières de mise dans un corps d’élite. Il avait le feeling pour ça, Valenti, la réprimande débonnaire ou la caresse affectueuse qu’il fallait au moment où. Les soldats ainsi semoncés ne mettaient guère plus de quinze jours à se remettre sur pied. C’est costaud, un légionnaire et puis l’Aboyeur ne réprimandait qu’à la manchette et à la botte de saut à crampons. C’était ça ou un mois de mitard au fond du puits à sec avec les scorpions. Les gros noirs à reflets bleus, ceux qui piquent féroce. Ca filait donc doux dans sa compagnie ; bonne ambiance et virile camaraderie de combat.

Il fourrage dans ses poils pubiens, chasse aux morpions, exzéma tropical, régression enfantine, va savoir, s’asperge le derme de l’eau de toilette de marque du Président en frottant fort pour que ça imbibe, se coule dans un treillis léopard fraîchement repassé, boxe dans le vide face au miroir en pied couvert de buée, remporte le round par KO et décide qu’il est temps d’aller secouer ce queutard d’Abdul, pardon, Monsieur le Président. Assez forniqué, Excellence, au boulot maintenant. Avant de quitter le vestiaire, il rajuste la crosse de l’automatique glissé dans le dos de son pantalon, sous la chemise battante. Son Excellence n’aime pas voir des armes à feu dans ses parages. Son Excellence rêve du Nobel de la Paix. Son Excellence dissimule un Mauser M.06 sous les pans de son burnous brodé d’or. Son Excellence n’est pas née de la dernière pluie, d’ailleurs très ancienne dans le secteur. Freddy non plus. Et Bachir, l’Ombre du Sheik,  lui non plus.

- Salam aleikum, Bachir.
- Aleikum salam, mon capitaine.
- J’ai audience avec Son Excellence, Bachir.

Ombre de contrariété sur le visage d’olivier de l’Ombre du Sheik. Son Excellence n’est pas seule. Elle ne dort plus, Son excellence, Elle copule, Elle mêle Sa sueur Présidentielle à celle, poivrée et acide, de la petite esclave, pardon de l’auxiliaire de surface bashmaga en charge des appartements présidentiels. Elle le confirme tout haut, en arabe comme dans son dialecte, et ça passe le double battant de la porte en cèdre du Liban cloutée de cuivre. Sacré Abdul !

- Son Excellence est elle-même en audience, mon capitaine.
- Bon j’ai pigé, Bachir. Son Excellence est en train d’essayer la nouvelle petite Bashma qui passe le plumeau sur les théières en vermeil. Ne me dis pas non, je l’ai vue rouler du cul dans son tablier entre les sofas quand elle faisait les poussières. Va dire à Son Excellence que lorsqu’Abdul le Niqueur aura fini de faire reluire sa bonne, Monsieur le Président ferait bien de rajuster son burnous et de prier son Excellence de rejoindre le Capitaine Valenti dans le patio pour conférence de Cabinet. Exécution, Bachir.
- A vos ordres, mon capitaine.

Ah ces vieux réflexes de Légion. Une vie entière ça vous quitte pas. Beau être devenu quelque chose comme le numéro deux de la Sécurité au Kharbashar, Bachir n’en était pas moins demeuré le sergent-chef Ladjmi, chef d’escouade à la 3ème compagnie de parachutistes étrangers, celle du capitaine Freddy l’Ourson. Dissoute en même temps que tout le 1er R.E.P. après le putsch des guignols étoilés à Alger en 62. Auquel il avait refusé de participer. Motifs : primo il préférait les arabes aux pieds-noirs, secundo il détestait les généraux en général et ceux-là en particulier, tertio il pensait dur comme fer que des putchistes incapables de régler au PM et à la grenade quadrillée le compte de leurs adversaires en 24 heures étaient des burnes molles qui ne méritaient rien d’autre que d’aller passer la loque sur le dalami de leur cellule.

Ce qui advint immanquablement. Freddy, pourtant au sec dans l’affaire, n’en fut pas moins remercié de la Légion avec un minimum d’égards et placé devant le dilemme cornélien de rempiler dans un service administratif – plus d’unité de choc pour les prétoriens présumés frondeurs – ou de démissionner de l’armée et postuler pour un emploi de chef du personnel – garde-chiourme en chef – dans une manufacture de raviolis en boîte. Dans le courant de l’été 63, il était en train de résoudre le problème à la terrasse des Deux Magots en le noyant dans le Ricard-tomate – deux doses d’anis, un trait de grenadine, un glaçon, une mesure d’eau, cul sec, et hardi petit, au suivant. Une dizaine de verres vides encombraient déjà le guéridon de marbre, lorsqu’une voix familière lui gâcha son onzième. Ou douzième, peut-être, quand on aime on ne compte pas.

- Alors, capitaine Valenti, on picole en Juif, maintenant ? C’est le blues du légionnaire ou bien le spleen de Paname ?

C’était les deux. Ils étaient deux aussi. Le colonel Charbonnier, et son inséparable double en civil, Maître Nagelberg. En bref son ancien chef de corps au 11ème Choc - l'unité "action" du SDECE - et l’avocat des barbouzes. Les Laurel et Hardy du Renseignement, la rigolade en moins, les cadavres en plus. Plein les placards, et l’art de les ressortir au bon moment et à la bonne personne. A lui par exemple. Des gens à qui on ne pouvait rien refuser. A qui on n’a rien refusé. Et c’était reparti pour un tour…

- Ca va, mon capitaine. Le Président il est debout maintenant. Il a fini sa conférence. Tu peux rentrer, mon capitaine, il t’attend sur la terrasse couverte.
- Je vais me gêner, tiens !

Un fracas de porcelaine pulvérisée et de bois disloqué avertit son hôte du rush de Freddy à travers une antichambre et un salon d’apparat obscurs et minés de tables basses, de tapis traîtres et de guéridons anguleux, sans cesse déplacés pour piéger le visiteur trop pressé. Vieille ruse de caravanier, dans le désert, on fait ça avec les chameaux. Le Sheik rajuste son burnous blanc, se carre majestueusement dans son coussin, et porte à ses lèvres sensuelles l’embout d’ivoire du tuyau du narguilé. La fumée grasse glougloute dans le flacon gravé d’arabesques tandis que le vacarme annonçant la venue de son ami se rapproche inéluctablement. Le chaud soleil doré de l’aube caresse son visage au travers de la dentelle de bois des moucharabiehs, et le café à la cardamome embaume le jour naissant d’un parfum d’oasis au réveil. N’y manque pas même la chanson de l’eau claire dans la fontaine ni le babil des perruches dans leurs cages, dorées comme il se doit.  Un poète orientaliste n’en aurait pas fait davantage. Le Président soupire d’aise en aspirant la fumée froide. Il approuve Molière : il n’est rien d’égal au tabac. Et c’est ainsi qu’Allah est grand.

- Bordel de merde, Abdul ! T’as vraiment envie que je me foute la gueule par terre ? T’as encore déplacé tes potiches égyptiennes et fait joujou avec ton mobilier pour me pourrir mon entrée ?
- C’est pas moi, mon capitaine. C’est les petites escl…les petites servantes bashma…tu sais bien qu’elles n’ont pas plus de cervelle qu’une limace. Pas fichues de remettre un meuble à sa place. Mais tu vas voir, mon capitaine, le lieutenant Abdul, il sait encore se faire obéir maintenant qu’il est le Cheikh. Je vais leur faire donner le kourbash, à ces maladroites.
- Pas la peine de chercher des prétextes pour assouvir tes pulsions sadiques, Hadj Abdul. Si t’as envie de te rincer l’œil en faisant fouetter ces petites, bon appétit. Mais tu me laisses en dehors de l’affaire. D’ailleurs je suis persuadé que c’est toi qui leur fais piéger le salon. Et en prime il y fait plus noir que dans le trou du cul d’un babouin.
- Le Légionnaire y voit dans l’obscurité. Il a pour attributs la vue de l’aigle, l’ouïe du lynx et le flair du brigadier de gendarmerie. Tu veillis, mon capitaine. Dans le temps tu n’aurais pas trébuché si facilement.
- Dans le temps je serais en rentré en rafalant tout ce qui bouge après avoir débroussaillé au lance-flammes. Et tu aurais été avec moi.

Souvenirs d’un bon vieux temps ni si bon ni si vieux. Après la course au fellagah dans le djebel aurèsien, une vraie guerre sous un vrai drapeau, les missions Charbonnier. Et Nagelberg. Partout où ça chauffait et que la France avait besoin de pompiers. Ou que c’était trop tiède et qu’il fallait un incendiaire pour mettre un peu de chaleur humaine. En Afrique, toutes les Afrique, de l’Ouest, de l’Est, du Nord, du Sud et même du Centre. Un kaléïdoscope africain, une palette de barbouilleur génial et névrosé peignant le monde aux couleurs d’un totem aveuglant. Des présidents académiciens réglant dans le français de Boileau le compte d’un rival, rusés comme des vipères, leurs féticheurs en djellabah bleue aux yeux comme des lasers dans l’ombre du capuchon, du pétrole et des barbouzes, des barbouzes et du pétrole, les Grands Idéaux de la Patrie et les petites valises du ministère, sarabande des moustiques et ventilateurs qui patinent, bières tièdes des petits matins et champagne frappé des banquets chez les Maîtres du jour, ceux là, le lendemain peut-être, tirés au réveil des bras de la jolie femme froissée avec qui ils ont passé la nuit, écarquillant des regards blancs d’incertitude sur ces brutes blanches en tenue léopard qui envahissent leur chambre en silence, dont le chef était leur ami, et qui les traînent sans desserrer les dents jusqu’à l’endroit, derrière le bosquet de dattiers, où crépitent déjà les salves…  

Et puis le père d’Abdul était mort, ce dernier fit pélerinage à la Mecque, et revint auréolé du titre de Hadj s’asseoir sur le trône de son géniteur, Sultan du Kharbakshar. C’est ainsi qu’Allah est grand. En 1993, cette riche province arracha en musique l’indépendance à son puissant Protecteur du Nord, sur une partition entraînante de la République Française, avec Charbonnier et Nagelberg à la rythmique, Freddy l’Ourson au solo de percussions et Abdul en basse noble. Remarquable prestation qui permit la création ex nihilo de la République Démocratique Autonome du Kharbakshar, avec à sa tête un ancien lieute de la Légion Etrangère et son pitaine comme éminence grise. Beau travail pour Laurel et Hardy, et juteuse opération de déstabilisation pour la France, à la fureur du Grand voisin du Nord. Et l’indignation de ses amis anglo-saxons. Il subsistait toutefois un léger problème…

Le nouvel Etat Indépendant, Démocratique Fleuron de l’Afrique Orientale, se composait de deux parties distinctes et inaliénables. Le Nord, contrée désertique à base de rocaille et de scorpions géants, fief séculaire des redoutables khavaliers kharbakshis avec leurs khâbres et leurs khoûteaux, et le Sud, asile immémorial des paisibles et laborieux travailleurs ruraux bashmagas, grands producteurs de délicieuses feuilles de caféier, de succulentes fèves de cacao, et de bombillantes jeunes escl…pardon de compétente main d’œuvre féminine d’appoint. Un million et demi de Kharbakshis musulmans pour cinq milions de Bashmagas chrétiens. Devinez qui domine l’autre ? Qui entasse jets, roquettes, chenillettes et mitraillettes ?

- Buvons le café, mon capitaine. Et oublions lance-flammes, rafales et guerres injustes. Le Prophète a dit : « Oublie tout ce qui n’est pas Allah ». Oublions.
- Y a pas de guerre juste et injuste, mon Président. Juste des guerres gagnées ou perdues. Encore qu’on ne voie pas toujours bien la différence.
- Tu te trompes, mon capitaine, il y a une guerre juste : le Jihad. Ya Allah, bois ton café, capitaine, il va être tiède.

Et le café tiède, c’est pire qu’une femme froide. Le café du Kharbakshar. Plus exactement le Moka Impérial des Hauts Plateaux du Bashmagarii, le plus rare, le plus délicat et le plus long en bouche des grands crus du cafeis arabica. Et le plus coûteux, aussi. Cinquante mille tonnes par an de grains de jaspe vert réservés par l’élite des dealers de délicatesses ruineuses pour becs en or. Bookés des années à l’avance par des alchimistes de la torréfaction œuvrant avec une patience de fourmi dans la pénombre de leurs laboratoires pour élaborer la Poudre Magique destinée à enchanter les papilles blasées des Altesses, des Financiers et des Chefs de Bande genre Luigi-fais-pas-le-con-il-est-chargé-ce-shotgun. Plus quelques riches saltimbanques au palais pas trop raviné par la gnôle ou les détergents exotiques.

Un pactole. Une histoire baroque et tourmentée, pleine d’aventuriers maltais ou chypriotes, de chefs d’escadron écossais à monocles tombés raide bleu de l’immensité blanche, des femmes noires et du moka vert sur pied au flanc des collines. Une histoire d’esclavage et de révoltes, de canonnières fumantes et de felouques chargées au ras de l’eau de pyramides de sacs de jute veillées par d’impassibles silhouettes filiformes en burnous, mousquet en bandoulière. Une histoire de gras boutiquiers flamands à cigare bagué et de velus capitaines au long cours norvégiens commandant un équipage malais sur un cargo égyptien battant pavillon guatémaltèque. Et je vous passe le quartier-maître inuit, le chien de bord samoyède, et les clandestins chinois. Tout cela pour que glougloute dans la porcelaine de Saxe de son Altesse, de Monsieur le directeur ou de Frankie-pose-le-Remington-s’te-plaît-c’est-de-la-chevrotine le nectar de ténèbres à un RMI la cafetière.

Pour résumer la saga, les Kharbakshis s’étaient rendus maîtres des hauts plateaux magiques, de leur production et des hommes noirs qui y vivaient. Cela s’était produit des siècles avant l’indépendance, et ne choqua pas outre mesure la communauté internationale lorsque celle-ci advint, puisque les nouveaux émancipés se réclamaient des Grands Principes Universels et Récurrents tels que le Droit des Peuples à disposer, la Démocratie Centralisée et l’Affection Républicaine pour nos Amis Français. Avec un soupçon de plan-média et quelques mallettes de cash judicieusement réparties, voilà nos farouches nomades promus combattants de la Liberté, l’ex-lieutenant Abdul réimplanté sur le trône de son père en Président, avec Freddy l’Ourson en Monsieur Loyal et Laurel et Hardy, toujours d’attaque sous leur alopécie avancée, dans la coulisse en Messieurs Déloyaux. La routine.

- Bois ton café, mon capitaine, tu ne sais pas qui le boira.
- Tu le pèles, ton capitaine, avec ta sagesse orientale à six piastres ! Et tu sais bien qu’il lui faut une bonne Kro bien fraîche au petit dèje, au capitaine, sinon il fait de la surchauffe. Rien de pire qu’un légionnaire en surchauffe.
- Y en a dans le frigo.

Freddy déplie sa carcasse et ouvre le réfrigérateur dissimulé dans un coffre de cuir rouge clouté d’argent, travelling désapprobateur des lunettes miroir sous le dais de la capuche tandis qu’il fait couler la bière glacée dans son gosier.

- Tss tss…Tu ne devrais plus boire, mon capitaine. C’est défendu par le Prophète et c’est mauvais pour ton phoie. Après tout, ça fait presque vingt ans que tu es musulman. Depuis que tu as épousé Yamina. Ma fille. Au fait elle va comment, ma fille chérie ?
- A l’aube, quand j’ai quitté ses bras parfumés de jasmin, elle allait bien, ya Allah.
- Hamdullilah ! Que peut demander un père ? Le bonheur de sa fille et la gloire de son gendre. Tu en es-z-où, mon capitaine, côté gloire ?
- En pleine panne, mon Président. Nos Voisins et néanmoins Amis du Nord ont d’autres chats à fouetter que nos guépards, ceux du Sud, de l’Ouest et de l’Est même combat. Donc, pas de frictions avec eux.
- Bon, pas de rezzous en vue chez nos bons voisins. Dommage. Et le Jihad ? Quelques gros escadrons de cavaliers Kharbakshi avec leur Sheik bien-aimé à leur tête pour étoffer les rangs des Palestiniens et défier Tsahal en poussant des youyous, qu’est-ce que tu en penses ? D’autant que ça paye au point de vue image. Je me vois bien en Saladin soulageant al Qods de la galoche sioniste. La tête d’Arafat !
- Je ne crois pas que nos Grands Amis Français trouveraient le projet d’actualité.
- Laurel et Hardy ?
- Laurel, Hardy, et toute la maison de production. Tu sais comme ils sont chatouilleux sur cette malheureuse question israélienne. Ton petit Jihad perso, c’est pas dans leur story-board. Laisse le sort d’al Qods aux grands, c’est déjà assez compliqué comme ça. Et puis tu connais Tsahal…c’est pas exactement des chevaliers balourds. Ils font plutôt dans le foudroyant. On les a déjà vus au turbin, non ?

L’ange qui passa furtivement entre les colonnettes de jaspe s’appelait sans doute Epervier, comme l’opération de 56 sur le canal de Suez. A cette époque, les paras français et les commandos de Tsahal cassaient de l’Arabe en tandem…

- Alors quoi ? On les laisse rouiller, nos joujoux français blindés ? Nos jolis missiles chirurgicaux dans leurs étuis de plomb et nos hélicos au vestiaire ? Je suis un guerrier, moi, mon capitaine. Mon ancêtre le mameluk Hadj Ali al Kharbakshi, dit « la Tornade », a commencé à guerroyer à l’âge de douze ans, et à soixante-dix, il exterminait à cheval une avant-garde écossaise et coupait lui-même la tête de son chef, le major-général Ian Donaldson, d’une seule volée de son sabre.
- C’est ça. Et moi, mon grand-père, il vendait de l’absinthe sur le port à Propriano. Chacun ses ancêtres.
- A propos d’ancêtres, les enfants, comment ils vont ?
- Comme-ci comme-ça. Je me fais du souci pour l’aînée.
- Meriem ? Elle est fine et jolie comme une gazelle, ma petite-fille adorée.
- Justement, grand-père. Elle est ravissante, s’habille comme une infidèle, boit du Pepsi – du Pepsi ! –  et fréquente la pire racaille cosmopolite de la ville.

Sheik Hadj Abdulaziz Al Kharbhakshi caresse sa moustache toujours noire de l’index replié, signe chez lui d’une intense jubilation. Baptiser racaille cosmopolite les quelques milliers d’étrangers résidant à T’andjii relève de l’exubérance poétique. Diplomates de second rang, coopérants peu coopératifs, missionnaires en phase terminale de sacerdoce africain. Du monde au placard, un peu ranci, assez snob, tout à fait ennuyeux. Pas de quoi tourner la tête d’une princesse du désert de 18 ans. On y rencontre, naturellement, des hommes d’affaires aussi, venus régler des affaires d’hommes, moka et cacao, mais on trouve un peu de tout au Kharbakshar, quand on cherche bien, du cannabis, de l’or, quelques diamants, et, pourquoi pas, une main-d’œuvre féminine abondante et d’un rapport qualité-prix très correct. Amnesty et les autres bêlants avaient bien publié deux trois torchons bavant de fiel, dans lesquels, outre les sempiternels témoignages de sévices, d’exactions et de violations du Droit, les autorités étaient insidieusement accusées de couver d’un œil bienveillant un lucratif réseau de traite d’esclaves noires, principalement à destination de l’Afrique et du Moyen-Orient. Mais pas seulement, susurrait le rapport bêlatoire.

Pure calomnie. Le Docteur Nagib Al Wazhri, représentant officiel de la République Démocratique Autonome du Kharbhakshar à l’ONU, ne le leur envoya pas dire, en séance plénière s’il vous plaît, de sa belle voix de basse et dans un français raffiné mais incisif. Pure calomnie, chers collègues. Campagne haineuse de déstabilisation financée par des groupes hostilement rétrogrades. La main de Washington, l’œil du Mossad et le bras de la City dans la culotte du peuple Kharbhakshi. Mais halte-là Ya Allah ! Le Prophète a dit : « Celui qui vit dans la Vérité vit dans l’Eternité ». Le grand sage n’avait jamais dit cela, mais le Dr Al Wazhri, homme d’une remarquable finesse attestée par sa belle barbe blanche et renforcée par le fez noir qu’il portait en toutes circonstances, connaissait ces chiens d’infidèles et les mots qui les font pleurnicher. Quant à ses frères en Islam, ils comprendraient. Pas nés de la dernière pluie non plus, les frères. Le verset apocryphe lui attira un tonnerre d’applaudissement sur les bancs progressistes, d’autres plus discrets côté délégation française et associés. Le pack anglo-saxon : un bloc de silence, carmins, les ricains, rouge vif, les rosbifs. Sur le banc des observateurs, Laurel et Hardy, décidément en superforme, rigolaient sous cape et comptaient les points.

Evidemment, on consentait à reconnaître quelques menus dysfonctionnements. On admettait du bout des lèvres que des familles d’indigènes bashmagas pérpétuaient, en toute illégalité bien sûr, la détestable coutume païenne de vendre leurs filles à des voyageurs de passage. Pratique infâme, chers collègues, et sévérement réprimée par les lois de Dieu comme celles du Kharbhashar. On sait ce que c’est, ce n’est pas parce qu’il y a toujours des anguilles assez souples pour glisser entre les mailles qu’il faut jeter tout le filet, comme le rappelle avec à propos un sage proverbe bantou. Un vrai proverbe bantou, celui-là. Comme ceux de Vialatte. D’un autre côté, on ne peut pas non plus empêcher d’honorables businessmen pakistanais, saoudiens ou malaisiens  de venir recruter dans notre belle et dynamique République les ressources humaines dont leurs entreprises ont besoin. On voit défiler aussi des albanais, des siciliens ou des colombiens, preuve de la réputation internationale du personnel autochtone. Va-t-on reprocher à ces jeunes filles de se lancer bravement dans l’exaltante aventure de la Mondialisation, la Délocalisation et la Globalisation des rapports ? Allons donc, c’est la Libre Entreprise et son fondement – l’asservissement planétaire librement consenti – qui sont en jeu, chers collègues. Message reçu ?

Reçu cinq sur cinq. Même les anglo-saxons opinèrent. Pas joujou avec la Libre Entreprise. Jamais. Never. On enterra donc à l’unanimité le rapport des infâmes bêlateurs sous une pile de motions usagées relatives au problème palestinien. Ca faisait du poids. Et la Libre Entreprise de prospérer paisiblement à Tand’jii. Son Excellence le Président délègue Bachir et son fidèle Hocine, l’Ombre de l’Ombre du Sheik, pour collecter au nom du Comité Républicain les donations désintéressées à la Cause du Peuple Kharbhakshi, le businessman pakistanais ou sicilien palpe son cheptel après avoir étalé ses dollars et le Pitaine Valenti veille sur le tiroir-caisse, battle-dress camouflé, chéchia blanche de chef de tente autour de la tête et Famas en sautoir. Assisté de son pool d’experts en Relations Humaines – les fameux Guépards – tous diplômés des meilleures facultés du Katanga, de l’Angola, de l’Ouganda et du Tralala. Bérets verts, rouges, noirs, bleus, un arc-en-ciel de bérets de troupes de choc des meilleures armées de la planète, un arc-en-ciel de peuples aux pulsions combatives affûtées par des années de guerres sans vainqueurs, de révolutions sans progrès, de massacres sans interruption. Soldats perdus, prétoriens retrouvés. Mille deux cents professionnels du baroud avec un seul credo : vaincre, un seul mobile : l’argent, une seule passion : la guerre. Et un seul Maître, le Capitaine Freddy Valenti. Lequel avait un seul ennemi : le colonel Tortaninju.

à suivre...
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Message  Polixène Lun 5 Jan 2015 - 20:13

Ah, c'est toujours aussi sympa, la preuve, j'ai tout lu!
Mais ...tu charries le poncif à la brouette, et c'est lassant. De même que l'ambiance virilo-virile , suffoquante. Mais bon, voilà, c'est le pack, on prend tout ou on prend pas...Je reviendrai lire ma bédé, parceque finalement ce qui fonctionne pour moi c'est que l'image jaillit de tes vannes.
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Message  Buffalo66 Mar 6 Jan 2015 - 11:44

Tu maîtrises, pour sûr. Ça coule tranquille, peut être trop parfois. Je veux dire ça respire l'ironie et ce je ne sais quoi dans ta plume. Mais à la fin cela a finit par peser. Par exemple les deux premiers textes commencent par une allusion sur le poids et elle s'y prête bien dans les deux cas mais j'ai eu un petit sentiment de redondance presque et c'est dommage. Et au final le troisième texte m'a le moins plus.
Je ne suis, il faut le dire, pas friand de ces textes à l'excès (je hais par exemple candide) donc j'ai peut être juste overdosé à la fin.
Mais c'est d'une indeniable maîtrise la plupart du temps alors je pense que ce n'est qu'une question de réception selon le lecteur.
au plaisir donc!
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Message  Jano Dim 11 Jan 2015 - 21:21

Je reconnais bien là votre style Gobu, truculent et plein de verve. On sent qu'il y a une jubilation derrière chaque phrase, un plaisir évident à dénoncer les tares de la mondialisation. Enfin, c'est ce que j'ai compris car je reconnais ne pas avoir été pris par l'intrigue, trop éloignée de mes goûts personnels. Je ne peux pas me forcer à lire tout attentivement quand je n'accroche pas. Ce dont je suis sûr c'est qu'il y a de la passion dans ce texte, et finalement n'est-ce pas le plus important ? D'abord se faire plaisir, éventuellement ensuite aux lecteurs.
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Message  Gobu Lun 26 Jan 2015 - 18:31

Appertura : tempo della seduzzione



Rosalyn Ryss devait rougir sa petite culotte, chuchotaient les corridors de verre et de métal de la rédaction de VRT-News. Quand elle était en période, la pétulante directrice des programmes se métamorphosait en dragon vomissant le feu sur tout ceux qui s’aventuraient dans son espace vital. En gros les soixante-quinze étages du building de l’entreprise dans le Trade Center de Los Angeles.

Ce matin là, c’était le malheureux rédacteur en chef du J.T. qui étrennait le lance-flamme. Samuel Bromberg se demanda une fois de plus ce qu’il avait pu faire à l’Eternel – loué soit Son Nom – pour qu’il lui inspire trois ans auparavant l’idée consternante de quitter sa douillette niche de chroniqueur respecté dans un quotidien célèbre de New York pour venir prendre la direction de cet asile de fous qu’est la rédaction d’un journal télévisé d’audience nationale. Les rudes empoignades des conférences de rédaction, le stress des bouclages, même les imprécations en six langues – dont le yiddish – généreusement vociférées par le rédac-chef originaire de Vilna, tout cela évoquait maintenant pour lui une époque de collaboration amicale avec des confrères civilisés, de paix intérieure et de grandes satisfactions professionnelles. De cette tour de Babel multimédia, en revanche, toute paix, toute justice et toute charité étaient bannies. Un seul Dieu : le dollar, un seul credo : faire du profit, une seule liturgie : la Parole du Boss. Amen. Adonaï, Adonaï, béni sois-Tu, mais pourquoi me laisses-Tu entre les griffes de Mammon ?  Mammon, ou tout au moins sa plus proche parente.

- Synthétisons, Sammy, voulez- vous ?

Même l’irascible rédac-chef lithuanien ne l’appelait jamais autrement que Monsieur Bromberg, quant il ne lui donnait pas du Professeur, les soirs où le journal avait tiré à trois cent mille de plus grâce à l’un de ses papiers d’humeur. Une chaire de Sciences Politiques à Harvard lui donnait droit à ce titre. Mais ici, il n’était plus que Sammy, quand ce n’était pas le Gros Sammy. Enfoirés, pensa-t-il, le respect, pour eux, c’est une dangereuse invention marxiste. L’abdomen rebondi qui écartait les pans de ses célèbres vestons de velours rouge justifiait toutefois l’épithète, même si elle ne satisfaisait guère aux règles de la courtoisie. Il lissa une barbe incertaine qui avait connu des jours meilleurs et toussota pour se donner du temps. Du courage, Samuel, tu ne vas pas te laisser impressionner par ce golem femelle aux cheveux jaunes, ce cyber-succube de pacotille, cette média-Lilith avec un computer sous le corsage. Là, il frisait l’injustice. S’il y avait un processeur à la place du coeur de Rosalyn, il fallait reconnaître qu’elle le dissimulait sous un décolleté qui n’avait rien à voir avec Silicon Valley. Rien que du bio, traçabilité du produit garantie. Et en plus, elle avait la détestable manie de rudoyer ses collaborateurs assise sur le rebord du bureau, bas de soie noirs haut croisés et penchée vers l’avant pour offrir une vue plongeante dans le canyon ! Jézabel !

- Oké, synthétisons, madame Ryss…
- Sammy, combien de fois vous ai-je dit que vous pouviez m’appeler Rosalynn, Rosa, Lynn, mademoiselle Volker ou comme ça vous chante, mais PAS madame Ryss. Ryss verboten. Je n’aime pas ce nom, je hais le minable qui me l’a collé comme une ventouse à la peau, et j’exècre ceux qui me le rappellent en privé. Est-ce bien clair, Sammy ?
- Tout à fait clair, poulette.
- Hosanna ! Vous voyez que vous pouvez être un bon Juif, Sammy : vous avez de l’humour. Et puis il ne doit pas y avoir de chichis entre nous. Nous sommes une grande famille, n’est-ce pas ?

Ouais, une grande famille. Mais une famille de quoi ?

- Bon, je résume le menu du jour. Vraiment rien que du réchauffé, Sammy : pour commencer un étudiant africain d’UCLA bastonné par une patrouille de flics qui l’avaient pris pour un négro, vous croyez vraiment que ça va faire bouillir l’audimat ? Si encore ces connards de poulets avaient filmé leur petit rodéo, on aurait pu avoir la cassette, il y en a toujours un qui est plus gourmand que les autres. De bonnes images du négro, pardon de l’étudiant africain en train de déguster du goumi, je dis pas, ç’aurait pu casser la baraque. On aurait pu espérer des pillages de boutiques coréennes, des lynchages de camionneurs blancs, des incendies de voiture, une émeute peut-être. Quelque chose qui fasse bonne figure à l’écran, quoi. Enfin, on peut peut-être relooker des bandes d’archives, on doit bien avoir ça en stock, des flics de L.A. en plein miracle de la multiplication des pains sur une tronche de nègre, non ?
- On doit bien avoir ça quelque part, en effet. Mais peut-être que les autorités de son pays d’origine vont réagir. Demander une enquête, exiger des excuses. Ca peut faire du tintouin, une histoire comme ça !

Rugissement du Golem. Un son qu’on ne croirait pas sorti d’un gosier humain. Bromberg aurait été catholique, il se signait. Sa religion proscrivant sévèrement ce rituel idolâtre, il se contenta de croiser les doigts sous la table et pensa à garnir de gousses d’ail les poches de son gilet. On n’est jamais trop précautionneux.

- Une enquête ? Des excuses ? Tu parles, Charles, et pourquoi pas la démission du Président et une pipe de sa pétasse de First Lady ? Le pays d’origine du négro nous doit tellement de pognon que c’est eux qui vont nous présenter des excuses et demander qu’on leur renvoie le connard histoire de bien lui apprendre à manquer de respect envers d’honnêtes et débonnaires fonctionnaires des Etats-Unis ! Ne comptez-pas sur eux pour faire du scandale. Non, on fera comme d’hab’ : quelques bons plans d’archives bien saignants, un digest musclé des faits, et on enchaîne sur l’interview d’un leader Black Muslim convenablement chauffé au crack et un micro-trottoir sur les rues du Watts à trois heures du matin. Ca pourrait peut-être quand même les faire bouger, ces veaux. Mais j’en doute : on est en plein Championnat de la Ligue de basket !
- Nous diffusons aussi le Championnat de basket, Rosalynn.
- Oui mais sur une autre chaîne. Et VRT-News est le fleuron du groupe. L’Evénement, c’est ça qui met l’audimat en érection. Et là, je ne vois rien de bien bandant. Qu’est-ce qu’on a après le négro ? Un petit singe cubain que ses parents castristes veulent récupérer ? Vous vous foutez de moi, Sammy ? Vous savez ce qu’ils vont en penser, les téléspectateurs, de ce mélo-rumba ? Ils vont penser qu’il faut réexpédier dare-dare le petit moricaud chez Castro, par le même charter que tous ses compatriotes, si possible. Et après ils zapperont ! Et ils auront bien raison.
- On a aussi l’exécution sur la chaise électrique de cette fille à peine majeure dans le Wisconsin…
- Alors là, pas question. C’est contraire à l’éthique de la Maison. On est contre.
- Contre la peine de mort ?
- Mais non, abruti ! Contre le fait d’en parler. Ca énerve ceux qui sont pour et ça indigne ceux qui sont contre. Nous on n’est ni pour ni contre.
- Bien au contraire.
- Exactement, bien au contraire. Donc, rideau, circulez y a rien à voir. Si ça amuse M. le Gouverneur du Winsonsin d’organiser des barbecues folkloriques avec des jeunes condamnées de couleur en guise de t-bone steack, c’est son problème et celui de ses électeurs. Ca n’intéresse pas le public de VRT Médias. Message reçu ?
- Dix sur dix, mon général. Bon, reste l’international. On a la situation au moyen-orient…Israël et les Palestiniens. Ca chauffe à Ramallah.
- Sammy, vous êtes consternant. Même le Grand Rabbin de Brooklyn se fiche de ce qui se passe à Ramallah comme de sa première kippah ! Enfin, ça fait plus de cinquante ans que les youpins – je dis pas ça pour vous, Sammy, hein, le prenez pas mal – et les crouilles se flanquent des peignées homériques pour ces trois arpents de caillasse désertique ! Ca fait même plus rire personne. C’est pas pour vous vexer, mon vieux Sammy, mais j’ai connu vos coreligionnaires plus futés. Tant qu’à se tailler un ranch chez les arabes, ils auraient au moins pu en choisir un avec l’option hydrocarbures ! Les Américains ont quand même été plus malins avec les peaux-rouges. Non non non, l’Intifada, tout le monde chez nous en a marre. N’ont qu’à se débrouiller entre circoncis. Rien d’autre ?
- A part la famine en Ethiopie et l’épidémie de choléra au Congo, à moins que ce soit l’inverse, je ne vois rien.
- C’est ça, vous voulez leur gâcher leur Big-Mac en leur passant des images de petits négrillons à l’abdomen gonflé et aux narines pleines de mouches au moment du dîner. Et pourquoi pas un reportage sur la vivisection des chatons au moment de la tourte aux pommes ? Vous voulez garder que les sadiques devant le poste ?

Il aurait aussi bien pu parler de la construction européenne, de la dictature des Talibans en Afghanistan, ou des avanies judiciaires du parrain de Microsoft ; Rosalyn avait raison, le public de VRT News s’en tamponnait jusqu’à la garde. Le profil du téléspectateur lambda avait été chirurgicalement ciblé par un pool d’instituts de sondages et d’agences de marketing aux tarifs d’écorcheurs. Le sujet était majoritairement blanc, appartenait aux classes moyennes ou populaires, était contre l’interdiction des armes à feu et pour la peine de mort même s’il n’aimait pas trop qu’on parle des détails, et croyait dur comme fer que l’Amérique serait toujours l’Amérique tant qu’elle aurait de son côté  Dieu, le Bon Droit, le Dollar et l’US Air Force. Quant au reste du monde, il ne s’y intéressait que dans la mesure où les Etats-Unis s’impliquaient directement dans ses affaires. Ce qui ne manquait pas d’arriver périodiquement. Seigneur – loué sois-Tu – pensa-t-il de nouveau, voilà où j’en suis : concocter de l’info prédigérée pour des estomacs de veaux fascisants et suralimentés, qui regardent le JT d’un œil torve avec une canette de Bud dans une main, le zappeur dans l’autre, et le Remington à pompe en travers des genoux.

- Oh, Sammy, faut vous réveiller, mon vieux, c’est pas l’heure de la sieste.
- Excusez-moi, Rosalynn. J’étais perdu dans mes pensées.
- M’étonne pas. Un vrai labyrinthe, votre cerveau, Ariane y perdrait son fil. Pensez pas trop, Sammy. Ca plaît pas en haut lieu : un employé qui pense, c’est un employé qui ne travaille pas.
- J’y penserai, Rosalyn, j’y penserai…

Elle se pencha davantage sur lui ; ses seins balançant sous le chemisier de satin noir frôlèrent sa joue tandis qu’elle lissait sa calvitie. Il faillit se cabrer sous cette caresse possessive, et se retint. Du sang-froid, Sammy, après tout c’est la fille du Boss, c’est ta patronne et elle suce comme personne, faut au moins lui reconnaître ça. Pas de raisons de faire le fier. De toutes façons elle obtient toujours ce qu’elle veut, la garce, alors, cool, Sammy, te raidis pas. Mais cela, elle ne l’entendait pas de cette oreille. L’attirant par la nuque, elle lui plongea le visage contre sa poitrine chaude et élastique, lui enfouissant le nez dans la chair laiteuse tout en frottant sournoisement sa braguette en développement accéléré de la semelle de son escarpin verni. Il se détestait, mais elle le faisait bander. Dur.

- Tu as le nez juif, Sammy. Gros et long, c’est agréable aux bons emplacements. Et pas seulement le nez, à ce que je sens.

Il se laissa embrasser ; ses lèvres étaient voraces et avaient un goût de sang. La main poilue et potelée de Sammy s’appropriait la cuisse musculeuse, progressant paresseusement jusqu’à la chair nue comprimée par la couture du bas. C’est alors qu’on entra.Toujours à ce moment-là qu’on entre. Sans frapper.

- Bonjour, Lynn. Bonjour, Sammy. Excusez-moi, je ne savais pas que vous étiez en conférence.
- Bonjour, Lou. Aucune importance. Nous reprendrons notre conférence plus tard, Sammy et moi. Vous savez bien que je suis toujours disponible pour mes collaborateurs.

Et comment donc ! Cela faisait belle lurette que pratiquement tous les mâles de l’étage – et quelques femelles itou – avaient pu vérifier la disponibilité de leur supérieure hiérarchique. Lewis White, dit Lou, de son vrai nom Luigi Bianco, mais tu sais ce que c’est que le marketing, coco, un présentateur vedette du JT avec un nom rital, c’est cinquante pour cent de ménages du Sud profond perdus pour l’audimat, était un des rares à n’avoir pas succombé au chant de la sirène. Et pour cause : son homosexualité était tellement notoire qu’elle ne choquait même plus le public de VRT News, pourtant peu porté naturellement à la tolérance et au respect des minorités sexuelles. Cette condition tacitement admise lui conférait une aura un peu précieuse et sulfureuse dont raffolait la ménagère de trente-cinq-cinquante ans coiffée de bouclettes mauves, proie de choix des annonceurs de la Chaîne. A part cela un vénéneux cocktail de fatuité, de prétention et de malveillance, à qui chacun rêvait en douce de faire un croche-pied dans l’escalier ou de dispatcher deux trois scorpions dans les poches de son pardessus en vigogne. En douce seulement : ce nabot au visage poupin fardé comme celui d’une courtisane babylonnienne était garant des confortables parts de marché du JT et sa voix dégoulinante de suavité était assurée pour dix millions de dollars. Il gagnait autant que l’ensemble de la rédaction, directeur compris, mais il assurait dix fois ce chiffre en ressources publicitaires.

- Alors, les amoureux, qu’est-ce qu’on a aujourd’hui ?  Qu’est-ce que je vais donner en pâture à mes chers téléspectateurs ? Comment vais-je les faire frémir, sourire, rugir et surtout consommer ?

Il s’empara du pilote et grimaça.

- Ben dites-donc, mes pauvres chéris ! C’est nâvrant, nâvrant, nâvrant. Comment voulez-vous que je leur fasse chialer leurs bigoudis, à ces radasses de trente-cinquante, sur le sort d’un négro même pas américain infichu de traverser une rue sans se faire allumer grave par les flics ? N’avait qu’à rester sur son cocotier, le macaque ! enfin bon, j’emballerai ça à ma sauce… Fiesta électrique dans le Wisconsin, on oublie : à moins qu’on leur montre le condamné en train de rôtir, ça leur fait ni chaud ni froid. L’intifada ? On encule l’intifada. Je glisserai deux mots sur le Secrétaire du Département d’Etat et le Premier Ministre israélien en train de se paloter. Ils aiment bien voir que l’Amérique a le bras long et la langue frétillante. Pour le reste, je suppose qu’on développe sur le transfert de Sean Connors chez les Bears, l’élection de miss Floride en t-shirt mouillé – à condition qu’elle soit blanche – et on boucle sur les Country Music Awards à Nashville. Comme c’est toujours les mêmes tronches de bouseux qui raflent les prix, pas besoin de prompteur. J’improviserai. Je serai génial, comme toujours, pour rattraper la médiocrité de vos infos. Ne le prenez pas pour vous, Rosalyn. Je sais à quel point vous êtes mal secondée.

Et mal lunée, de surcroît. Toujours le même topo, les britiches qui débarquent et Rosalynn a envie de lui redessiner sa vigogne au cutter lame à donf et de lui finir le portrait au papier de verre gros grain. Samuel Bromberg eut la tentation de solliciter une fois de plus l’intervention du Saint –Béni-soit-il – pour éviter le bain de sang, mais il y renonça. Après tout c’était une affaire entre Gentils, et puis ça l’amusait de voir cette panthère en talons aiguilles remettre à sa place le clown sodomite. Un beau match en perspective.

- Je le sais que je suis mal secondée, Lou. Vous faites bien de me le rappeler. J’ai que des petites bites autour de moi, Lou mon chou. Me demandez pas comment je le sais, Lou chéri, vous devez bien vous en douter, non ? N’y a guère que la vôtre dont je ne sais que dalle, mais bon vous avez des excuses, vous la trempez pas dans cette sorte de soupe. Allons, Lou mon sucre, faites pas ces yeux comme des huîtres avariées, je parie que vous êtes pas plus vaillant comme tantouze que la plupart des mecs d’ici comme machos.
- Et pour le J.T., madame Ryss…hem, je veux dire chère Rosalynn, je vous emballe ça comment ?
- Dans du velours, Lou, dans du velours. C’est votre truc, le velours.

Très bref, le match, tout de même. C’est qu’en plus d’avoir ses règles, Lilith possédait en personne vingt-cinq pour cent des actions de la société. Ca handicape sérieusement le challenger. Qui sortit en titubant, le chapeau de travers et le col étrangleur. Palper deux briques par mois – plus extras si affinités – et être obligé d’onduler lascivement de l’échine pour calmer cette nympho sadique en pleins tracas utérins, dio mio, que dirait le Zio , son oncle Zio Domenico Bianco dit King-Kong, forban fort calabrais et fort velu réputé pour son exquise urbanité et son attendrissante galanterie envers les personnes du sexe. Mais le Zio forbannait paisiblement dans son maquis calabrais, enfournant la braise et taquinant la calabraise. Mieux valait se consoler avec un petit pédé red-neck bien craquant du côté de chez Artie’s, le pub country-gay, une petite douceur rose bonbon en box-calf luisant, ou alors encore mieux  un biscuit caramel, un souple et maigre ado du Watts en panne de smack ou de crack, à qui faire passer à cette Salope en Chef de Gouine le goût de se faire ramoner l’échappement libre. Pour cent billets et un rail de brown. C’est ça la Nouvelle Economie.

Bref une sortie en grand style. Sammy aurait bien allumé une Gitane – un luxe de francophile honteux – mais le règlement interne d’inspiration nettement libéralo-fasciste proscrivait formellement le recours à cette fumante thérapie. Haro sur l’herbe à Nicot dans les micros. Vive le Prozac et la coco. Coco pour le boulot, coco, et Prozac pour pas que tu craques, mac. Ou l’inverse. Samuel Bromberg ne savait pas : il se mettait grave exclusivement au tabac brun français et au thé noir russe très fort. C’est plus traître qu’on croit, à doses suffisantes. Lire Soljénitsyne…

- Ce foireux va sûrement se consoler en allant à la pêche aux tantes nègres dans le Watts, histoire d’oublier que c’est lui qui s’est fait enculer.
- C’est pas un peu risqué, Lynn ? On dit que ces jeunes camés blacks ne sont pas des tendres.
- Oh il ne prend pas de risques, notre bon petit Lou. D’abord il ne se déplace pas sans ses deux gorilles – des nègres aussi – de ces mastodontes au crâne rasé à faire pisser Tyson de trouille dans son short. Et puis qui toucherait au célèbre Lewis White ? Ils lui demanderaient plutôt un autographe après chaque coup de sa queue pourrie dans leur cul de pédés.

Un modèle de tolérance. Elle s’apprêtait à en rajouter sur la bio du présentateur-vedette, mais le hululement de l’interphone cisailla son panégyrique en plein élan.

- Qu’est-ce que c’est que ce bordel, merde, j’ai déjà dit que je voulais pas qu’on me dérange quand je suce Monsieur le rédacteur en chef ! Ca le démotive. Bon, de quoi s’agit-il, Amanda ?

Elle adorait faire piquer des fards à la pauvre stagiaire texane – fille d’un gros actionnaire du groupe – qu’elle avait collée en jupe courte, bas à coutures et tricot moulant, au filtrage de ses visiteurs. Avant de la coller dans son lit, ce qui n’aurait su tarder, vu les regards de génisse envoûtée que la fille traînait sur elle.

- C’est un monsieur euh… Thomas…Zagato… Roberts-Roberts.
- Vous fichez de moi, Amanda, ou c’est le Prozac à jeun qui vous réussit pas ?
- Il dit qu’on peut l’appeler Zagato, si on veut.
- Vous aggravez votre cas, ma petite Amanda, faut vous réveiller, fumez-donc un peu de crack ! Et pourquoi voudrait-on l’appeler ? C’est qui, ce gugusse avec ce nom à tiroirs ? Un comique qui veut faire rire les mongoliens ? Un flic qui renifle la mangeoire ? Un dealer de pizza et de coke napolitain ?
- Il dit qu’il travaille aux infos générales. Division Afrique orientale.
- Zagato ? Connais pas. Une minute, Amanda. N’avez qu’à lui dire de se faire une queue en attendant. Sortez-lui vos gros nénés roses, ça le mettra plus à l’aise. Mais non, Amanda, je plaisante, et vous savez très bien qu’il ne peut pas m’entendre. Ce n’est pas la peine d’étaler vos énormes nichons. Gardez ça pour moi…Sammy, fichier ! C’est quoi Zagato ?

Le fichier maison : le cerveau de Sammy. Un Maître International, cent troisième joueur d’échecs mondial au classement ELO, réduit à se servir de ses performantes cellules grises pour cataloguer les pensionnaires de l’asile ! Il faisait ça très bien.

- Thomas Zagato Noïpapaul Roberts-Roberts…
- Deux fois, le Roberts ?
- C’est ainsi. Généralement surnommé Zagato. Licence en Sciences Sociales, mémoire sur l’aide humanitaire. Quatre ans au Peace Corps en Afrique Orientale : Somalie, Erythrée, Djibouti et tout ça. Embauché comme stagiaire aux infos générales il y a neuf mois. C’est moi qui vous l’envoie, Lynn, et je suis sûr que vous allez raffoler du cadeau.
- Il est si mignon que ça ?
- Oh il est pas mal, pour un grand dadais du Peace Corps, mais ce n’est pas ce qui fait son charme.
- Il a des vices sympathiques ?
- Un tas de vices, mais il a pas été fichu d’en trouver un qui rapporte. Se came mais ne deale pas…drague mais ne baise pas beaucoup…joue, mais ne gagne pas souvent…
- Mince de loser, Sammy ! Vous voulez me coller la scoumoune en l’invitant dans mon bureau ?
- Patience, Rosa, je suis sûre que vous allez l’a-do-rer. D’abord, il est plus naïf et crédule qu’un client régulier de Mac Donald. Ensuite, il va vous parler du Kharbakshar. Un sujet passionant.
- Kézaco ?
- C’est là où on va créer l’événement.
- Répétez le nom ?
- Kharbakshar. KHAR-BAK-SHAR

A suivre...
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Message  Frédéric Prunier Jeu 29 Jan 2015 - 20:57

j'ai lu le premier chapitre ce soir.

Bien torché, un tantinet san antonionesque gouleyant
j'aime bien la fin qui donne envie d'aller voir plus loin...
je reviendrais zapper la suite

à plus gobu
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Message  Chako Noir Jeu 5 Fév 2015 - 20:37

De même, je commence, et j'y reviendrai.
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Message  Frédéric Prunier Mar 10 Fév 2015 - 18:43

la lecture sur écran est pénible et fausse le jeu
mais il n'empêche qu'après le troisième chapitre
j'aurai une remarque qui n'engage que moije : trop de superlatifs, que cela soit dans les noms à rallonges ou dans les détails autour de la narration... cela me fait penser à un mix de comics et de polar... une sorte d'accent yankee à la Audiard...
sympa mais un peu trop beurré sur la tartine... et je sais pas si cela vient de la lecture sur écran, il nous manque le petit format de la page papier, je m'essouffle....

j'espère que tu ne m'en voudras pas, cher gobu, d'écrire ce que je ressens à ma lecture
(jemrépète, ça n'engage que moije)

amitié,

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Message  Gobu Mer 11 Fév 2015 - 9:56


.../...

Menuetto : tempo di diplomazia internazionale.

- Répétez voir comment il s’appelle, votre Che Guevara négro, monsieur Zagato ?
- Roberts-Roberts. Thomas Zagato Noïpapaul Roberts-Roberts. Vous pouvez m’appeler Zagato naturellement, madame Ryss, mais…
- Pas madame Ryss, Zagato, bordel de merde ! Lynn. Lynn, c’est pigé ? Et je me fous de votre nom, je veux celui de l’autre singe à casquette. Notre Gentil.
- Il s’appelle Tortaninju, coupa un  ténébreux en costard-cravate. Colonel Jean-Baptiste Illitch Tortaninju. Ca s’invente pas, mais son père l’a fait. Secrétaire Général du Front de Libération du Kharbakshar-sud. Et je ne suis pas du tout certain qu’il soit gentil.

Le type qui avait coupé la parole au pauvre Zagato d’un timbre monocorde avait tellement l’air de n’être pas là qu’il ne pouvait appartenir qu’à la CIA. Et le quatuor de mannequins en complets d’étoffe sombre qui l’entourait n’avait pas plus de réalité. Des présences sans épaisseur, avec juste le souvenir d’un zézayant salut upper class et l’agaçant parfum du Pouvoir. L’Immatériel reprit d’un ton atone.

- Formé à l’Université Patrice-Lumumba de Moscou à l’époque où les cocos n’étaient pas des couilles molles et l’Université pas encore un repaire de dealers de poudre tartares ou de proxos azéris. Un dur. Vieille école, Marx, Lénine, Staline et maintenant Jésus-Christ. Stage de deux ans chez les curés rouges du Salvador au début des années 90. En revient avec dix caisses de Kalach et une doctrine originale : le socialisme à visage divin. Commande aujourd’hui à cinq mille croisés nègres en permanence chauffés au qât, discrètement financés par les jésuites et armés par les ruskofs via Israël et l’Afrique du Sud. Objectifs : l’émancipation du peuple Bashmaga ployant sous la babouche Kharbakshie et à terme la création d’une fédération socialiste des peuples chrétiens d’Afrique Orientale. Communisme et Communion Solennelle.
- Quelle est la position de notre gouvernement ? On soutient le million et demi d’Arabes contre les cinq millions de nègres ?
- Ce n’est pas si simple, monsieur Volker.

Le Grand Patron commençait à frétiller entre ses roulettes. Son fauteuil oscillait de façon menaçante sous un quintal et des d’irritation. Les Messieurs en noir dépêchés par Washington pour éclairer sa lanterne lui hérissaient le poil autant que ses supérieurs du temps où il effectuait des missions spéciales en Asie du Sud-Est. Des faux-culs en col dur et cravate club, avec l’art de t’envoyer au concasseur sans avoir l’air d’y toucher, comme s’ils t’annonçaient les résultats d’une partie de bridge. Mais lui, le bridge, il connaissait.

- Ca veut dire quoi, pas si simple ? Je ne voudrais pas dire trop de bien d’un homme d’Etat qui, après tout, a mené son peuple au désastre, mais il faut reconnaître que du temps d’Adolf Hitler, les choses étaient plus claires : y avait les Bons, blancs, aryens, et de préférence nationaux-socialistes, et les autres, les bougnoules quelle que soit leur couleur ou leur nationalité, point barre.
- Certains de nos compatriotes raisonnent encore sainement, monsieur Volker…
- Quoi, Atkinson ? Vous faites allusion à ces attardés mentaux qui  font le guignol en chemise de nuit avec une taie d’oreiller percé de deux trous sur la tête en faisant brûler des croix en aggloméré ? Ces culs-terreux lobotomisés par la gnôle de contrebande qui planent sur Dolly Parton dans une grange en faisant des cartons au Remington à pompe sur des vieux chromos de Martin Luther King ou les poules du pasteur évangéliste noir du coin ? Me faites pas rigoler, Atkinson, votre KKK, c’est tout juste bon pour mettre de l’ambiance dans une kermesse du 3ème âge du Mississipi profond !

On dérapait. Volker n’ignorait pas les penchants discrets mais convaincus de son Directeur Juridique pour les gentlemen en cagoule blanche et leur idéal de tolérance, d’égalité et de progrès social. Atkinson blêmit, Parker et Miranda savourèrent en connaisseurs, et Monsieur Monocorde ramena le débat sur son vrai terrain, approuvé d’un hochement de tête par ses quatre clones.

- Ahem…On dérape. La position du Gouvernement Fédéral est limpide : soutien au pouvoir légal reconnu par les institutions internationales et démocratiquement élu…jusqu’à changement de politique.
- Bien sûr, ce sheik…comment déjà…Abdulaziz Kharbaskhi, c’est un bien sinistre individu…
- Une créature de ces emmerdeurs de Français…
- Un islamiste pur et dur à tu et à toi avec les plus dangereux terroristes de la planète…partage régulièrement le lait de chamelle et les dattes avec Khadafi…fume le cohiba avec Castro…a chassé l’antilope des sables en compagnie de Ben Laden…
- Mais ça ne justifie pas que nous intervenions. Il nous faudrait plus.

Au point, le concert à cinq voix des mannequins de Washington. Dix pour cent d’inspiration, dix pour cent de transpiration et cent pour cent de conspiration. Le grand air des comploteurs. Plus, ils veulent, les pingouins de la capitale ! Qu’est-ce qu’il leur faut de plus ? Qu’il balance un scud sur la Maison-Blanche, le crouille ? Qu’il sodomise Oprah Winter en prime time sur CNN ? Qu’il lance une OPA inamicale sur Microsoft ?

- Monsieur Zagato…
- Zagato tout court, Monsieur le Président…
- Quoi ?
- Mon nom, c’est Roberts-Roberts. Mais Zagato, ça vient de…
- Vous foutez de nous, Zagato ?

Une douzaine de regards en forme de chalumeaux oxhydriques convergèrent sur le malheureux stagiaire qui tenta de recroqueviller son mètre quatre-vingt dix de carcasse osseuse dans un fauteuil peu propice à l’exploit. Sa bouille ronde passa à l’incarnat et ses yeux de chouette papillotèrent l’affolement derrière les hublots cerclés de fer qu’il baptisait lunettes. Pas de doute, il était tombé dans le bassin aux squales. Les grands blancs, mangeurs d’hommes. Croquaient-ils du stagiaire écolo-pacifiste ? Même la souple Madame Ryss…pardon, Lynn, reliée vraie peau de requine pleine fleur, celle-là, semblait du genre à l’inscrire à son menu. Montra ses crocs, un sourire acéré à se laisser déchirer tout vif. Et à en redemander.

- Zagato, mon chou, avalez votre chewing-gum, soyez mignon, et dépliez vos genoux, on ne voit plus que votre casquette de base-ball. Non, mon chou, vous pouvez la garder. Ce n’est pas ce que vous avez sur la tête qui nous intéresse – si seyant que soit cet élégant couvre-chef – mais ce qu’il y a dedans. Je pense résumer le vœu général en suggérant à ce rougissant jeune homme de nous parler un peu des Bashmagas, du FLK-sud, et du Colonel Tortaninju.
- J’ai passé deux ans au Kharbakshar…plus exactement à Tanzyadé, la capitale du Kharbakshar-Sud. Bashmaland, comme l’appellent les Kharbs.
- C’est quoi, ça ? Les crabes ?
- Kharb…Kharbakshi. Les Arabes du Nord. La race des Seigneurs. Le Kharb est pasteur, marchand de dromadaires, éleveur de chevaux. Un peu trafiquant d’esclaves, aussi, et par-dessus tout redoutable guerrier. Le Bashmaga cultive pour lui le café, le cacao et le tabac. Le Bashmaga est mineur, terrassier, ouvrier agricole, pêcheur au filet, ou éleveur de vaches laitères. Le Bashmaga est doux, pacifique et bon chrétien. C’est pourquoi le Kharb peut l’opprimer et l’exploiter, pour la plus grande gloire d’Allah et de Mahomet son prophète.
- Qu’est-ce que vous trafiquiez là-bas, mon vieux…Peace Corps ?

Monsieur Monocorde fronça le nez. Supportent mal les nauséabondes odeurs du pacifisme et du progressisme, les messieurs de Washington.

- Peace Corps, hein…joli ramassis de moralistes boutonneux en culottes courtes et de bonne sœurs à lunettes en jeans rapiécé ! Main tendue aux miséreux du tiers-monde et leur grosse bite noire dans vos petits culs blancs, pas vrai ? Pas d’offense, hein, chacun est libre de faire ce qu’il veut de son cul, mon vieux.

Monocorde, peut-être, le speech de Monsieur CIA, mais plutôt carré. L’arrivée du nouveau dans le Bureau Ovale avait décidément remis les pendules à l’heure et délié les langues de bois. Pas trop tôt, après des années de prêchi-prêcha humanitaire, les cons ! Le nouveau locataire savait penser plus brut et causer plus simple, appeller un chat un chat, un noir un négro, un Arabe un terroriste et un condamné à mort un macchabe. Point barre. Le Klan plus les bombardiers furtifs, quoi.

- Bon bon, ne vous décomposez pas, fiston, tout le monde le sait, que les coopérants fricotent un peu avec l’indigène. Faut comprendre…le climat…la bouffe épicée…et puis les poulettes de là-bas, reconnaître qu’elles vous trimballent sous le nez des culs et des nichons en béton. Enfin jusqu’à quatorze quinze, parce qu’après…avec le manioc et l’huile de palme, hein…N’aide pas à garder la ligne poupée  Barbie, ce régime, pas vrai ?
- Excusez-moi, monsieur, mais les Bashmagas ne mangent pas de manioc. Se nourissent surtout de poisson, de riz et de légumes frais. Laitages et fruits, aussi. Et ils boivent du thé. Ou du café. Très diététique, monsieur, en vérité. On voit très peu de grosses femmes, chez les Bashmagas. Et d’hommes non plus, d’ailleurs.

Pudique battement de cils en direction du fauteuil aux cent-quarante-cinq kilos de barbaque patronale. Amérique, Terre Promise des obèses, Paradis des ventripotents, Eden des boulimiques. On dérapait de nouveau. Monocorde veillait.

- Bon, mon vieux, pigé. Vos négros sont tous des top-models et ils mangent plus bio qu’un pédé culturiste californien. Mais vous foutiez quoi, alors, là-bas, s’ils crèvent pas de faim, ces négros-là ? Epidémie ? Cyclone ? Tremblement de terre ? C’était quoi, votre job ?
- Un peu de tout : médecine scolaire, alphabétisation, adduction d’eau et d’électricité, construction de terrains de sports, vous savez tous ces trucs que vos enfants trouvent normaux à côté de chez eux…
- Je pige pas, Zagato. M’a l’air riche, votre Eden à négros. Pourquoi ils se payent pas tout ça avec leur café et le reste ?
- Parce qu’on leur prend. Les Kharbs. Ce sont eux les propriétaires des plantations. Les Bashmagas ne sont que leurs employés. Enfin, la plupart. Et les Kharbs leur volent aussi l’eau, parce qu’il n’y en a pas dans le nord du pays. Ils ont détourné une partie de l’oued Al-Hattar, qui fait la richesse du pays bashmaga.
- Et ils se laissent tondre par les arabes sans broncher, vos négros ? Ils sont trois fois plus nombreux et ils leur ont pas encore fait bouffer leurs couilles par le trou du cul au coupe-coupe ? Je m’excuse, mais je les ai connus moins patients, les négros d’Afrique. En Somalie, pour ne citer que ce merdier, leur fallait becqueter du G.I. à chaque breakfest. Ces sauvages s’entre-étripaient joyeusement en notre absence, mais dès qu’ils ont vu flotter la bannière étoilée, ç’a été illico pleins feux sur l’Oncle Sam ! L’a fallu leur jouer une berceuse sur les grandes orgues pour les ramener au calme.

Silence entendu sur les milliers de civils somaliens victimes de dégâts collatéraux. La croisière du missile est parfois buissonnière.

- Au Kharbhakshar, monsieur, la grande majorité des noirs sont chrétiens. C’est bien là le problème. Les arabes ont réussi à en convertir quelques centaines de milliers à l’Islam, et ils les payent pour botter le cul des autres. C’est pour ça que les Bashmagas n’ont pas beaucoup d’écoles : elles sont chrétiennes et enseignent en français et en bashmaga. Les Kharbs n’aiment pas ça et voudraient qu’ils parlent uniquement l’arabe.
- En français ?
- C’est de l’Histoire, monsieur. Ca peut paraître étrange, mais ce sont des missionaires catholiques français qui ont évangélisé les Bashmagas au XIX° siècle.
- De l’Histoire, hein ? Moi je croyais que ces emmerdeurs de frenchies soutenaient l’esclavagiste arabe !
- Maintenant oui, monsieur. Mais les Français adorent faire joujou sur tous les tableaux, en Afrique. Et ils connaissent bien le pays et les gens. Ils savent comment leur parler.

Fugace image de pouce frotté contre l’index, mirage tremblotant d’une malle aux œufs d’or, magie de l’Afrique. Monocorde et son pool n’apprécient pas qu’on évoque leur incompétence crasse en matière de psychologie indigène. Le genre de pacificateurs à investir la Grande Mosquée en bottes de saut le vendredi à l’heure de la prière en lançant joyeusement « Salut les gars, vous dérangez pas dans votre partouze, on est juste venus faire un peu de ménage. » Et de s’étonner du djihad et des fatwahs en retour. Ingrats de moricauds.

- Doit bien y en avoir qui se révoltent un petit peu, non ? Pas de jaqueries avec les propriétaires arabes dans le feu et les nègros collabos au milieu ? Pas de maquisards truffant de mines les routes de montagne ? Pas d’enlèvements d’otages, de colis pleins de doigt et d’oreille sectionnée ?
- Ce n’est pas le Rwanda, monsieur. Les Bashmagas n’ont pas l’habitude de massacrer leurs voisins. Ceci étant, il y a bien les rebelles. Ceux du colonel Tortaninju. On dit qu’ils sont environ cinq mille, mais leur influence est sûrement plus grande.
- Qu’est-ce qu’ils font ? Agitation ? Sabotages ? Attentats ? Embuscades ? Ils ont des armes ? Répondez, bon Dieu, Zagato !
- Propagande, surtout. Travail de fond. Education. Endoctrinement. Encadrement des masses, ils disent. Sont très discrets, très bien organisés. Evitent tout contact avec la police et les forces gouvernementales. En 1995, plusieurs centaines de partisans dissidents du Front ont occupé Melombo, une petite ville de la montagne, fusillé le cadi et le pacha, jeté tous les flics en tôle et proclamé unilatéralement l’indépendance du Bashmagarii. Le sheik a réagi comme un tigre. Il a fait hermétiquement boucler le secteur par l’armée, viré tous les étrangers sur la capitale, et envoyé le Capitaine Valenti et ses guépards régler le problème. Tous les rebelles y sont passés. Des centaines de civils tués, des femmes violées, des milliers d’arrestations. La Communauté Internationale devait regarder ailleurs, ce jour-là. Et notre vertueux président le premier. Je veux parler de l’ancien, bien sûr.
- Dites pas d’iditoties, fiston. Personne ne dirait ça du nouveau. Pourquoi cette passivité, d’après vous ?
- Influence diplomatique de la France…question de gros sous…calculs stratégiques…tout ça, sans doute, et puis n’oubliez pas, monsieur, que ce ne sont pas des Kosovars –   musulmans mais blancs – ni des Koweitis – arabes mais alliés…et associés. Ce ne sont que des nègres, et catholiques, en plus, alors vous pensez…
- Qui c’est, les guépards ?
- Ha ha, nous y voilà. Je savais bien qu’on finirait par faire appel au spécialiste ! Halte aux amateurs, place aux vrais experts, nom de Dieu. !

Ne s’était pas encore exprimé. Encore un planqué de Washington, côté Pentagone, celui-là. Major-Général John W. Cassclew, dit « casse-couilles », dit « Crâne de fesse ». Un trapu à l’occiput poncé fin, costume gris fer et regard du même tissu, l’air sympa d’un pitt-bull après trois jours de jeûne. Si dangereusement incompétent au combat qu’il avait fait toute sa carrière dans les bureaux. Spécialiste incontesté des opérations chastement baptisées sensibles. Et hasardeuses. La Baie des Cochons, c’était déjà un peu lui. Le défoliant au Vietnam,  le fiasco des contras au Nicaragua, le gâchis de Panama, il en était aussi. La débâcle du commando chargé de libérer les otages de Téhéran devait beaucoup à ses audacieuses conceptions stratégiques et tactiques. C’est pourquoi on l’avait bombardé en fin de carrière conseiller militaire du Président. Au moins, là, il ne pourrait défolier que les plantes vertes du bureau ovale. Ou tyranniser les jeunes stagiaires.

- Ha ha, messieurs, les Guépards ! Le capitaine Freddy Valenti et ses Guépards. On dirait le nom d’un orchestre de variétés. Mais je peux vous garantir que quand ils jouent, le public danse.
- Expliquez-nous, mon général.
- Valenti, c’est un ancien de la Légion Etrangère Française. Officier para. Une bête de guerre. Viré de la Légion en 62. L’affaire d’Algérie.
- Je vois.
- Vous voyez rien, parce que vous connaissez que dalle à l’Histoire, Monsieur Je-sais-Tout. Pour vous de Gaulle c’est un bateau de guerre qui prête à rire, la Résistance un bon script d’Hollywood, l’OAS une marque d’ordinateurs et la guerre d’Algérie, un épisode des Croisades ou un chapitre des Mille et  une Nuits. Alors n’interrompez pas l’expert !
- Je vous demande pardon, mon général. Votre exposé est passionnant.
- Après s’être fait jeter de la Légion, Valenti a été récupéré par Laurel et Hardy.

Ca y est il quitte la piste, le gégène, le cervelet en roue libre et la comprenette dans les bottes de foin. Du fond de son fauteuil ergonomique,Volker abaisse sur lui lui regard plein de compassion et de chaleur humaine du docteur Mengele s’apprêtant à injecter une dose de strychnine à un patient en pyjama rayé. On dira ce qu’on voudra, mais le feld-maréchal Von Runsdtedt ou l’Obergruppenführer SS Heydrich en grand uniforme avaient une autre allure que ce dégénéral d’antichambre avec sa bille de videur de bordel turc et sa veste chiffonnée. Si l’Amérique n’a pas mieux à s’offrir pour défendre ses frontières, autant se faire naturaliser chinois tout de suite.

- Laurel et Hardy, ha ha, c’est-à-dire le général Charbonnier et Maître Nagelberg, les rois du coup fourré africain. Un ami bougnoule de l’Amérique fusillé dans son pieu par son garde du corps ? Laurel et Hardy ! Un gros contrat d’hélicos et de roquettes anti-chars qui nous file sous le nez ? Cherchez pas : Laurel et Hardy. Et plus c’est tordu, plus ça les fait bander dur. Tenez, le coup du SIDA qu’on aurait bricolé dans les labos de la CIA et testé en douce sur les négros, à la une au 20 heures en mondovision, c’était pas un coup des soviets, oh non c’était pas le KGB, ils étaient déjà bien trop ramollos pour combiner une entourloupe aussi vicelarde, c’était signé Laurel et Hardy. Et pourtant y avait pas un mot de vrai là-dedans ! On avait même pas pu obtenir les fonds secrets pour l’opération, à cause de ces tantouzes de démocrates du Congrès !
- Oui, bien sûr, bien sûr, mon général. Nous sommes tous au courant…euh, enfin presque tous…Le rapport avec ces…léopards ?
- Guépards, monsieur je-sais-tout-de-Harvard. Léopards, c’étaient les paras de Bigeard. Bref un des meilleurs coups tordus des deux salopards de frenchies, ç’a été l’indépendance du Kharbhakshar. Avec le soutien des Français, les flingues des Français, le capitaine Valenti des Français et la bite des Français dans notre cul en prime. Maintenant le Grand manitou est un ancien leutenant  arabe de la Légion, et le chef de ses services de sécurité est son ancien capitaine. Un dur de dur. L’ai croisé en Asie. Chouchoutait des maquis anticommunistes prochinois qui se battaient contre les communistes pro-soviétiques du Laos, ou l’inverse, je sais plus bien, c’est compliqué l’Asie. Valenti a fait le mercenaire pour le compte de Paris depuis les années 60. Entretemps, il a épousé la fille du sheik et il commande au plus beau troupeau de salopards en treillis de combat qu’on puisse rêver.
- Les fameux guépards ?
- Affirmatif, Monsieur Harvard. Mille deux cents fils de pute issus des pires unités de fondus et de fous furieux de la planète. Tous para-commandos, tous sous-off au minimum. Recrutement universel, pas de racisme, un seul critère : efficacité et férocité. L’ancien commando de nos Forces Spéciales y partage fraternellement le méchoui avec l’ex-officier de la garde présidentielle irakienne, l’expert en explosif de l’IRA trinque joyeusement avec un sniper écossais qui fut major des SAS et le petit-fils d’un Sturmbannführer de la division SS Nordland a pour meilleur copain un capitaine du Shin Beth dont le grand-père a été gazé à Treblinka. Et je vous cause pas des Spetznaz en disponibilité, des miliciens serbes en quête d’air frais et bien sûr des Français.
- Ca fonctionne, je veux dire militairement parlant, cette tour de Babel ?
- Ha ha ha…elle est bien bonne, celle-là ! Je vous parie qu’une seule section de son unité est capable de hacher menu une demi-brigade de nos marines. Savez-vous que le capitaine Valenti a sauté sur Dien-Bien-Phu encerclé par les viets à 17 ans en trichant sur son âge pour s’engager ? Qu’avec une demi-douzaine de légionnaires, il a aplati une centaine de redoutables maquisards fellagahs ? Qu’il a sauvé la peau d’un Caligula africain en s’interposant tout seul et sans armes face à deux mille émeutiers armés de machettes et de haches d’incendie ?
- Il a quel âge, ce Rambo frenchie ?
- 63 ans, toutes ses dents et il court 15 bornes chaque matin. Ils sont loin d’être tous aussi âgés, dans son équipe.
- Bien armés ?
- Vous rigolez ? Le red neck plus ultra ! Rien que du matos frenchie, le haut de gamme. Hélicos de combat, blindés légers ultra-rapides, armes automatiques lourdes et légères, missiles et roquettes de tous modules, informatique et électronique dernier cri, un arsenal à faire blêmir nos caïds de jalousie. Et pour se produire avec ça, des virtuoses, les Paganini du bazooka, les Rubinstein du canon multitube, les Toscanini du lance-grenade.
- Si les Kharbakshis sont eux-mêmes des guerriers si redoutables, pourquoi le sheik a-t-il besoin d’étrangers pour assurer sa sécurité ?
- Peuh ! Vous n’y connaissez rien, vous les clowns de Langley. C’est justement pour ça ! Y a au moins dix chefs de clans rivaux qui voudraient bien s’assoir dans son fauteuil présidentiel et jouer au polo dans le désert avec sa tête coupée au cimeterre. Mais avec l’Ourson et ses tueurs, il ne risque rien. Et puis le Sheik est des leurs : un ancien para légionnaire, vous pensez ! Faudra tenir sacrément compte de cette unité d’élite en cas d’intervention terrestre.

Monsieur Monocorde toussota sa désapprobation. Pas volé son surnom de casse-couilles, le gégène. Une intervention terrestre ! A ce stade du projet ! Et pourquoi pas un pilonnage nucléaire ?

- Euh…mon général, nous n’en sommes pas là. Pas encore, en tous cas…Dites-moi, Zagato, vous les connaissez, les rebelles ?
- Non. Ils sont très discrets, je vous ai dit, et paranos. Mais je connais bien le fils du colonel Tortaninju.
- Répétez ça ?

Douze rugissements synchrones. Joli travail de meute.

- Je…j’ai rencontré Max à l’Université. Lui il m’appelle Zagato.
- C’est quoi, à la fin, Zagato, bordel de merde ?
- C’était le nom de scène de mon grand-père.
- Acteur ?
- Non. Clown. Dans un cirque.
- Je vois je vois…Et votre négro, qu’est-ce qu’il branlait en fac ?
- Il étudiait le cinéma à UCLA. Il rêvait d’un cinéma bashmaga indépendant.
- On peut toujours rêver, mon garçon. Il est retourné sur son cocotier, maintenant, le Spielberg de la brousse ?
- Non. Les Kharbs l’ont dans le collimateur. Il vit en Europe.
- En Europe ?

Douze glapissements de mépris. Comment peut-on vivre en Europe ?

- En France, pour être précis. A Paris.
- Nous prenez pour des cons, Zagato ? Nous avez pas dit que ces bâtards de frenchies soutenaient l’autre équipe ?
- La France est une terre d’asile, monsieur. Et Max – Maximilien-Sauveur Tortaninju – se tient à l’écart de la politique. Apparemment, en tous cas.
- C’est ça, apparemment. Bon vous voyez les choses comment, vous tous ? Monsieur Volker ?
- Vas-y Rosa, fais-leur l’article. Je suis sûr que ces messieurs vont apprécier la marchandise.

.../...
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Message  Gobu Dim 1 Mar 2015 - 19:31

Divertimento : tempo di swing.



...L’œil en drapeau espagnol, ce matin, le Sean. Rouge et jaune. Et ce qu’il glaviote dans le lavabo avec un lugubre raclement de gorge ne vaut guère mieux. De l’épais à boursouflures, dans les tons verdâtre à diaprures rousses qui en disent long sur l’état de ses bronches. Tabac. Leur satanée production nationale, Kharbhaksh brunes. Sans filtre. Du noir brut de brut, à côté la gauloise maïs c’est du foin, une vraie drogue dure qui te secoue le système nerveux et bitume tes poumons. Deux paquets quotidiens plus mokas bien tassés plus whiskeys du même module égalent gros soucis de santé et réveils cauchemardesques. Le blues de T’and’jii, moins cafard que scorpion. Les gros du désert, translucides et mortels.

En pantalon froissé et chemise de toile douteuse, les pieds un peu douteux aussi dans des babouches de corde – saloperie Kharb sans doute inventée pour tourmenter et endurcir les pieds –  il prend son petit déjeuner dans sa cuisine en étalant la presse internationale sur la table. Sauf dans la galerie marchande des grands hôtels de la Ville Haute, on n’en trouve pas à T’andjii, sinon des magazines people égyptiens ou des revues de charme libanaises, mais un coursier de l’Ambassade – le Blockhaus – lui en porte une sélection tous les matins à 7 heures pétantes. Un grand benêt de marine en costard de lin craquant aux coutures, empestant l’after-shave bon marché et ne daignant même pas ciller à la vue du menu : galette farcie au mouton grillé et légumes marinés préparée par Madame Bakamba et grand verre d’alcool. Plus l’inévitable nitro baptisée café, avec deux trois Kharbhaksh sans filtre d’affilée. Autant se réveiller directement à la strychnine, devait penser ce grand con. Le genre à ingurgiter au brekfeast une montagne de carottes râpées, de graines pour oiseaux et de fromage mou. Cervelle du même matériau.

- Bonjour, Mr O’Brien. Bien dormi ?
- Et vous, marine ?
- Ha ha, un marine dort toujours bien.
- Z’ont de la chance, les marines…Pas ronflé deux heures d’affilée depuis que je suis dans ce foutu pays !
- Sauf vot’respect, m’sieur O’Brien, j’sais pas si c’est bon pour le sommeil, ce poison que vous buvez là ! Vous devriez le faire très léger comme on le fait chez nous, au moins.
- C’est ça ! Pour transformer ce sublime moka africain en pisse d’âne yankee ! Asseyez-vous cinq minutes et profitez de la climate. Y a plus que dans la cuisine qu’elle fonctionne. Et prenez une boisson au frigo. J’ai du coca light pour les palais raffinés comme vous.
- C’est pas de refus, M’sieur O’Brien. Dehors, il fait déjà trente degrés.
- Comment ça se passe  à la boutique, marine ?
- Le train-train. Son Excellence joue au golf ou chasse dans le désert par quarante cinq degrés, son épouse en profite pour sortir en ville et ce serpent de Webster la fait suivre.
- Et notre ami Littlejohn ?
- L’espion ? Enfin l’attaché culturel…Oh lui, on le voit jamais. Sauf une heure par jour, il s’enferme dans la salle des transmissions avec notre crypteur et il papote avec les cols blancs de Washington en code. Le reste du temps, il est out. Personne sait où il va.
- Mais vous, marine, vous avez peut-être une idée…
- Littlejohn fait sa cour. Drague les ministres, baisouille la main des ulémas, fait des salamalecs aux chefs de clans. On dit même qu’il fricote en douce avec l’Archevêque, des profs et des bourgeois bashmagas. Des opposants.
- Saint Œcuménisme des Services Secrets. La main droite sur le cœur et la gauche  agrippée à votre portefeuille ou enfoncée dans la culotte de votre sœur.
- J’ai pas de sœur, Monsieur O’Brien. Et si j’en avais une, je laisserais sûrement pas ce vicelard de Littlejohn fourrer ses sales pattes dans sa culotte.
- C’était une image, marine
- Je comprends, monsieur. Bien, monsieur. Je dois retourner à la boutique : séance de relaxation animalière appliquée.
- Kékséksa ?
- Promener les deux toutous de l’ambassadrice pendant qu’elle est en ville. Basset hound. Tirent fort sur la laisse, bouffent toutes les saloperies qui traînent et n’obéissent qu’à leur instinct.
- Je vois…Eh bien bonne promenade, marine

Le militaire sorti, Sean avale une dernière tasse de moka. Grimaçe – il est tiède – et balaye du coude l’actualité internationale. Rien que du remâché, Juifs et Arabes, Indiens et Pakistanais, Russes et Tchétchènes, des peuples lointains qui s’entretuent joyeusement aux quatre coins de la planète. Mais dans ce trou à chacals, rien. Un tranquille petit trafic d’esclaves nubiles entre initiés orientaux, quelques magouilles d’armement, deux trois deals d’herbe ou de poudre aphrodisiaque, autant dire pas de quoi faire un scoop. Pas même de quoi pondre un entrefilet, d’ailleurs. Depuis les émeutes de 97, s’est rien passé, dans ce foutu pays. Et même en 97, les Kharbs – des unités d’élite moustachues portant le chèche rouge – avaient hermétiquement verrouillé le district de Melombo et viré tous les correspondants étrangers à coups de babouches dans le fireck. Après ça, les guépards du capitaine Valenti avaient pu nettoyer la zone et rétablir la légalité républicaine en douceur. Au lance-flamme et à la roquette antichar. Y aurait eu plus de mille morts, mais le problème, c’est qu’on avait même pas pu montrer la photo d’un seul d’entre eux. Et quand les autorités ont laissé revenir les médias étrangers dans la ville, on avait dégagé les rues des cadavres, rebouché les trous dans les murs, et mobilisé au khourbash une claque de cinq mille civils bashmagas terrorisés pour acclamer le Sheik en triomphateur magnanime. Du beau boulot, signé Valenti, ou plutôt Laurel et Hardy, les rois de l’embrouille africaine.

Depuis plus de vingt ans qu’il traîne sa cirrhose de case de brousse moisie en cabanon de terre brûlé de soleil, aux quatre coins de ce continent pourri et fascinant, Sean O’Brien n’a cessé d’enquêter sur les sinistres machinations de Charbonnier et Nagelberg. Identifier leur trace dans la moitié des coups tordus qui avaient secoué l’Afrique durant ces trois décennies. Au Katanga, en 76, lorsque la Légion saute sur Kolwezi, le colonel Charbonnier, incognito dans un treillis de seconde classe, saute aux côtés du colonel Hérulin avec le premier stick de parachutistes. A cinquante ans, il n’a rien oublié de son entraînement de chuteur opérationnel. Maître Nagelberg, quant à lui, sous une fausse identité, se trouve déjà parmi les otages et prépare leur sauvetage. Plus tard, au Congo, ils assureront l’exfiltration du maréchal Mobutu, sous la protection d’une section de para-commandos du 11ème Choc déguisés en soldats congolais, le visage barbouillé de suie. Le renversement de l’empereur Bokassa après des années de bons et loyaux services et son remplacement en douceur par des « Amis de la France » encore un coup des duettistes du complot. Mais on retrouve aussi la patte des deux artistes au Tchad, au Rwanda et en Angola, partout où ça chauffe et que les français soufflent sur la braise en coulisse.

Et bien sûr, ici, dans la République Démocratique Autonome du Kharbhakshar. Leur coup de maître, leur enfant chéri, leur joujou favori. République Démocratique mon cul, crache Sean : un sultanat moyennageux cornaqué au khourbash – le fouet ottoman – par un sheik rusé et sanguinaire, protégé par une terrifiante garde prétorienne cosmopolite mieux armée qu’une division blindée. Et un français commande cette phalange. Bien sûr…le capitaine Valenti, ancien du 1er REP, a pris la nationalité kharbhakshie…s’est converti à l’Islam…s’appelle maintenant officiellement Hassan Valenti Pacha…A même épousé la fille du vieux salopard avec en dot un douar et les cinquante esclaves qui vont avec, deux cents moutons, trente chameaux et dix coursiers arabes magnifiques. Le voilà seigneur de grande tente, partageant en frère et en égal le lait de chamelle aigre et la galette de pain brûlante avec les chefs de clans les plus ombrageux. Toujours en tenue léopard largement échancrée, chèche blanc savamment noué sur la tête et Mauser au côté, Valenti Pacha, et ses hommes l’apellent simplement Chef. Seulement il est vraiment le Chef.

- Monsieur Bakamba !
- Oui patron, j’arrive patron.

Sean n’appelle pas son boy par son prénom ou par quelque sobriquet méprisant, comme c’est l’usage. Lui donne du Monsieur Bakamba pour avoir l’illusion d’être servi par un majordome. Bien sûr, le butler ne porte ni rouflaquettes ni jaquette ni gants blancs et son crâne noir comme du charbon est si bien lustré que le soleil s’y admire, mais il a tout de même fière allure, en burnous blanc frangé de bleu. Beaux spécimens d’humanité, ces Bashmas. Presque aussi grands que les Masaï du Kenya, mais moins longilignes, nuques plus trapues, épaules plus larges, membres plus noueux. Des paysans, solides et calmes. Et à l’occasion de redoutables combattants. Pour se promener dans les quartiers chauds de T’andji – et Dieu sait qu’il y en a – rien ne vaut la carrure dissuasive de Monsieur Bakamba et le long poignard à lame droite et effilée qu’il porte en bandoulière dans un étui de bois. Une tradition à laquelle même les Kharbs n’ont pas osé toucher.

- Monsieur Bakamba, veuillez m’apporter mon panama et coiffer votre tarbouche. Nous allons sortir prendre la température et le pouls de cette bonne ville de Tand’jii.
- La température-là, Patron, elle est même comme toujours. Il fait une chaleur à rôtir un iguane. Le pouls, Patron, ça c’est un jeu pour le toubib-là. Pas pour moi.
- Tut tut, Monsieur Bakamba, ne jouez pas au plus fin avec moi. D’ailleurs je sais que vous êtes infirmier diplômé, alors ?
- Eh bien Patron, l’infirmier diplômé il va te dire que le grand con de soldat qui t’a amené les journaux avait raison. Ton café comme du goudron et tes cigarettes de terrassier vont avoir raison de ta peau.
- Monsieur Bakamba, avez-vous abdiqué toute fierté ? Feignez-vous d’oublier que moka et tabac font l’orgueil du Bashmagari ? Et que vous-même et vos congénères en usez avec libéralité ?
- Mais Patron, je t’ai expliqué cent fois. Pour le moka, il faut que tu le prépares à l’orientale, sur le feu avec le marc. Ca élimine le poison et ça développe l’arôme. Même les arabes ont compris ça. Et pour le tabac, patron, c’est pareil là. Kif-kif. Les Bashmagas ne fument que les meilleures feuilles de leur production, dans une pipe ou en cigares. Moi Patron, je ne fume que le cigare. Mais pas ces saloperies de brunes pour clochard Kharb !

Il en va ainsi depuis que Sean a pris Monsieur Anatole Bakamba à son service. Avec Marie-Ange son épouse et leurs trois enfants. Même si nul contrat n’a été signé – la Parole, la Parole est sacrée en Afrique – la palabre avec le clan au grand complet, grand père à barbe blanche en tête, avait été laborieuse et les dispositions de l’accord à conclure très méticuleusement détaillées. Au terme de trois jours de négociations menées dans la maison des parents de Monsieur Bakamba, à trois rues de chez lui, Sean avait accepté de prendre à sa charge les cinq membres de la famille, Monsieur Bakamba faisant office de majordome – la barbe blanche s’était montrée intraitable sur l’appellation – son épouse de Chef de cuisine – même exigence de la barbe blanche – et les enfants faisant ce qu’il leur chantait en dehors de leurs heures de classe à l’école catholique du quartier.

Coiffés de leurs couvre-chefs respectifs, ils sortent dans la ruelle par le jardin. Enfin si l’on peut appeler jardin ce carré de terre coincé entre deux murs de torchis. Assez jardin toutefois pour permettre à l’infatigable Marie-Ange d’y faire pousser une bonne partie des végétaux nécessaires à l’intendance et à Sean d’y étendre un transatlantique pour lire son journal en vacancier au milieu des hibiscus. Une petite grille bleue à la peinture écaillée ouvre sur la rue de terre battue en pente, d’une étonnante propreté. Comme tout le quartier d’ailleurs. Pas que les services de la voirie y fonctionnent mieux qu’ailleurs en ville, mais le curé du coin et une phalange de paroissiens zélés ont réussi à motiver les habitants à ne pas trop saloper leur espace vital et à organiser des corvées de nettoyage. Aussi les rues n’ y sont-elles pas, comme dans la plupart des quartiers populaires de Tand’jii, souillées d’ordures et de déjections, voire de cadavres d’animaux en putréfaction.

A l’exception de la Ville Ancienne derrière ses murailles de pierre blonde et du quartier moderne construit par le colonisateur anglais, Tand’jii est essentiellement composée de ruelles serpentant au gré du relief des buttes composant la ville entre des maisons de deux ou trois étages, construites en briques recouvertes de chaux. Certaines ont plus de deux cents ans, d’autres datent de quelques années mais elles ne diffèrent en rien, tant le modèle et les techniques qui servent à les bâtir n’ont guère changé. Les rues très étroites, coupées de placettes recouvertes de claies en feuilles de palmier, permettent de conserver l’ombre pour échapper au terrible soleil du plateau de Tand’jii, l’un des coins les plus chauds du globe. Sean avait choisi de résider dans ce quartier purement bashmaga chrétien parce que le loyer y était modique et qu’il était propre. Dans les quartiers mixtes, où cohabitent Bashmagas musulmans, métis, Kharbakshis pauvres et immigrés – essentiellement soudanais ou égyptiens – règne en permanence une puanteur pestilentielle, et l’on ne s’y peut promener sans risquer de se faire prendre à partie par une des innombrables bandes de jeunes désœuvrés traînant sur les trottoirs, prêts à jouer du couteau pour une poignée de dinars. Et cela malgré la férocité de la police et l’implacable sévérité des tribunaux de la République.

- Dis, patron, on va où comme ça ? Fait trop chaud pour la promenade, hein…Si on allait chez l’Oncle boire une bière bien fraîche à l’ombre de son palmier, tu crois pas que ce serait mieux que de se faire fondre la cervelle par ce soleil ?
- Va pour l’Oncle. Il nous fera la gazette et le bulletin météo.
- Ah ça, l’Oncle il sait tout sur tout très bien. Et ce qu’il ne sait pas, patron, il l’invente.

La buvette de l’Oncle se tient dans un renfoncement de la rue, entre la seule épicerie du quartier et une échoppe de tailleur signalée par une énorme paire de ciseaux en carton en guise d’enseigne. Les Bashmagas sont réputés pour leur adresse à manier l’aiguille, et bon nombre de Kharbs aisés et même d’étrangers de passage ont coutume de leur commander des djellabahs brodées, des costumes de coupe européenne ou même des cotonnades traditionnelles enluminées de géométries multicolores où triomphe toutefois le bleu, couleur emblématique du peuple Bashmaga. L’Oncle, étalé en mimile blanc, short de boxeur et babouches dans un rocking-chair, sous le palmier devant son établissement, s’évente avec l’édition du jour du Réveil Kharbhakshi. Bon qu’à ça, ce torchon, ou bien à un usage encore plus trivial, bien que l’encre en soit étonnament délébile et noircisse ce qu’elle est sensée torcher. L’Oncle fait mentir la réputation de sveltesse et de vivacité physique des Bashmas. L’exception qui confirme la règle : il est gros, gras et lourd. Ne se meut que lentement et avec fatigue. S’extirper de la chaise et sortir deux bières du frigo est pour lui un effort insurmontable.

- Bonjour…Si vous voulez boire une Orientale bien frappée, savez où est le frigo.
- Salut et respect, l’Oncle. Pas la peine de sortir ton gros cul, on se sert nous-mêmes. Rejoins-nous dans la salle, mon patron y voudrait que tu lui parles de la pluie et du beau temps.
- C’est ma mort que vous voulez ? Tu sais bien, Anatole, qu’à partir de 9 heures du matin, je ne bouge plus de mon fauteil à bascule. Le guérisseur m’a dit qu’il fallait que j’évite toute activité superflue quand il fait trop chaud. C’est mauvais pour mon cœur.
- Hum…l’Oncle…votre guérisseur vous dit ce que vous voulez entendre, vieux flemmard, moi je crois que ce qui est mauvais pour vous, c’est l’Orientale et la cuisine de votre femme.
- Patron…tu sais bien que sa femme elle est morte. Mais…sa petite nièce qui la remplace cuisine encore mieux.

Ca c’est l’Afrique. Quand l’épouse du tavernier avait été tuée, il avait fait venir chez lui la fille cadette de la sœur de la défunte. A la fois parce que rester seul est une malédiction et une inconvenance en Afrique, et parce qu’il est de coutume de venir en aide à sa famille quand on a une situation assise. La fille était jolie, célibataire, et travailleuse. Marché conclu, et rebelote en avant les ragoûts de cochon aux lentilles et aux bananes, les poissons au riz en sauce aux arachides et les pieds de mouton à l’huile de palme. Sean la soupçonne de gaver sciemment son protecteur de plats riches et abondants, bien arrosés de bière, afin d’éviter le plus possible ses étreintes écrasantes. Quand la digestion et la griserie conspirent à l’endormir, son bâton magique se tient tranquille et il ne le lui vient pas le désir se se coucher sur son ventre. C’est ainsi qu’elle esquive le plus souvent ses devoirs conjugaux et que l’Oncle s’arrondit comme une citrouille heureuse. Marché à l’africaine : tout le monde doit s’y retrouver.

- Vous êtes durs. Me faire quitter mon fauteuil pour vous faire la causette, c’est pas des manières convenables. Vous êtes tous les deux des sans-cœur.

Il s’assoit en face d’eux sur une chaise nattée qui en grinçe d’appréhension. Il fait relativement frais dans cette pièce aux épais murs d’argile, une petite fontaine en céramique bleue y contribue. Luxe insolent dans une ville où l’eau coûte plus cher que l’essence. Sean admire une fois de plus le décor étonnant, les murs d’un bleu éclatant, le mobilier rustique en lourd bois sombre, et les portraits encadrés en noir et blanc qui recouvrent les murs. Rien que des nègres, rien que des musiciens. Géants du be-bop ou du swing, rois du R n’ B ou de la soul, vedettes du reggae ou de la salsa, mêlés à des musiciens africains inconnus. Tout un peuple musical de couleur, faces crispées luisantes de sueur,  transfigurées par la souffrance de l’interprétation, ou au contraire visages épanouis incendiés d’un sourire d’envoûteur, la musique est affaire de magie et ces artistes-là des ensorceleurs, des guérisseurs de l’âme. A cette confrérie, l’Oncle appartient. Musique noire mais magie blanche, bénéfique et non-démoniaque. L’Oncle a au moins tapé le bœuf avec tous les musiciens portraiturés. Manu et Fela, bien sûr, mais aussi Marley et James Brown, Dizzie et Count et même le Duke.

En 1946, un jeune prof de musique parisien fondu de jazz et de rythmes africains visitait ce qui n’était à l’époque qu’une province du Grand Voisin du Nord, lui même sous mandat britannique. Epaté de rencontrer dans cette zone des indigènes qui parlassent français et professassent la foi catholique, il s’attarda à Tand’jii, et se rendit à la messe. Les anges devaient être de son côté ce jour-là car il en vit et en entendit un. Derrière l’harmonium poussif mais parfaitement accordé, un angelot au chef tout bouclé de noir emportait le chœur enthousiaste des fidèles vers le Ciel. Rien de plus qu’une chorale indigène chantant en français des cantiques et des psaumes tout ce qu’il y a de classique, mais avec une justesse et une ferveur communicatives. Et surtout, il y avait le toucher fabuleux  de ce garçon de huit ans à peine, qui arrivait à tirer de son instrument ingrat des harmonies, des arpèges et des rythmes qui métamorphosaient ces mélodies saint-sulpiciennes en hypnotiques polyphonies syncopées. Après l’office, il apprit du curé que le pauvre petit était orphelin, et à la charge de la paroisse. En Afrique on ne laisse pas les enfants crever de faim quand il y a à manger.

Trois semaines plus tard, le prof emmenait le petit Jérémie à Paris. On sortait juste de la guerre, la France avait besoin de main-d’oeuvre, et les déplacements de population étaient incessants. Il n’eut aucun mal à emmener le garçon à Paris et à le faire enregistrer comme son pupille. L’exiguïté du logement où il cohabitait avec sa jeune épouse, leur bébé de deux ans et un gros chat angora noir nommé Fats en hommage explicite au gigantesque « Fats » Waller lui interdisait de l’héberger. Il confia donc l’enfant prodige à un couple d’amis assez atypique pour l’époque. Le mari, ex-sergent de l’US Army tombé amoureux de Paris, était noir et saxophoniste de jazz. Son épouse, infirmière FFL, l’avait rencontré durant les combats de Normandie. Et soigné : il avait dans le corps assez d’éclats de ferraille pour lester un zeppelin. Elle craqua immédiatement pour ce grand diable sombre à la peau paillettée de bronze, aux muscles comme des serpents à l’affût et assez de dents blanches pour croquer toutes les pommes de la terre, ou tout au moins de la Normandie. Les pommes, le dévouement de la fille et le bon air du Calvados le remirent sur pied en trois mois et il put bientôt faire résonner tout l’hôpital militaire de ses riffs de saxo lumineux. Heureux hasard : elle jouait aussi du piano et raffolait du jazz. On se marie pour moins que ça. Ils se marièrent et menèrent eux-même le band qui rythma la fête. La guerre n’était pas finie, mais pour eux, oui. Il avait suffisament dégusté de plomb pour être démobilisé pour raison médicale, quand à elle, ses presque quatre ans de bons et loyaux services dans les FFL, du Tchad aux plages de Normandie en passant par Bir-Hakeim, lui valurent d’être envoyée en permission conjugale illimitée avec effet immédiat, une croix de la Libération, et les vœux de bonheur de l’Etat-Major. Ils s’installèrent à Paris dans l’allégresse de la Liberté, avec la ferme intention d’y vivre de musique, d’amour et de champagne frais si possible.

On imagine bien que l’Oncle, avec de tels mentors, et à une époque où Paris bouillonnait de musique, de joie de vivre et de promesses d’avenir, grandit au milieu du jazz et de la fête. La pension allouée en dollars par l’Oncle Sam à ses soldats méritants leur permit de louer un trois pièces sous mansarde sur les quais, qui devint bientôt un repaire de la fine fleur des jazzeux de Paris. L’Oncle fit son éducation parisienne, musicale et humaine, entre Boris Vian et Sydney Bechet, Django Reinhardt et Georges Brassens, et tous les métèques de génie qui venaient souffler dans la trompinette ou cogner sur les fûts dans les boîtes de jazz jusqu’à point d’heures. Progrès stupéfiants au piano, charisme croissant et physique tellement avantageux qu’à seize ans, le beau Jérémie raflait déjà les aguicheuses petites amies de ses aînés furibards de se faire doubler par ce négro d’importation, non seulement sur le plan musical mais aussi amoureux. Personne, toutefois, ne lui en tint rigeur : tout le monde l’aimait bien et de plus, à seize ans, il mesurait un mètre quatre-vingt et pesait quatre-vingt kilos. De muscle pur, à l’époque. Et de plus, il boxait, le bougre ! plus de 50 combats entre 18 et 25 ans, 6 victoires par KO, pas une défaite…

L’Oncle, sous le nom de scène de Jeremy Bash, traîna sa bosse sur tous les continents de la musique noire, scène et studio, d’abord le jazz, puis, bientôt, le rhythm’and blues, la soul, le funk et pour finir un retour aux sources de la musique africaine dans la foulée du reggae, de la Salsa et enfin des rythmes sénégalais, nigérians ou guinéens. Il se trouva aussi mêlé de près ou de loin à la plupart des convulsions qui marquèrent les années 60-70, défilant aux côtés du pasteur Luther King pour les droits civiques, pétitionnant pour l’indépendance du Zimbabwe et la fin de l’apartheid, ou bien acclamant en personne Mohammed Ali à Kinshasha contre Foreman. Au début des années 80, il avait bouclé la boucle et revenait de plus en plus sur son continent natal se mesurer aux artistes locaux, frotter sa couenne à des peaux plus familières et partager le rôti de phacochère avec ses proches. Il acheta ce petit café. Il s’y installa pour grossir en paix en compagnie de ses chers portraits, tous dédicacés, des enregistrements dans lesquels il avait joué, et d’une cousine de 18 ans qu’il avait épousée comme le veut la coutume lorsqu’on revient au pays. La malheureuse fut tuée lors des violents combats qui précédèrent l’indépendance…

- Ecoutez-bien, les amis…là, vous allez entendre le début de mon solo…au saxo, c’est Lester Young, le batteur c’est Kenny Clarke, et à la basse, on a Desmond Holland. Paris, studios Barclay, 1959. rien que du beau linge. Ca été très dur d’avoir Lester. Fallu écumer tous les bars sordides de Pigalle où il allait claquer ses cachets en héroïne. On a dû jouer du poing avec des macs corses teigneux, mais j’étais en pleine forme et Kenny n’était pas un tendre non plus !

Et c’est reparti. Un amour de gros bébé de soixante-huit ans, l’Oncle, mais c’est chaque fois le même ciné : faut que tu supportes son catalogue audio. Et encore, si l’on pouvait se contenter d’écouter la musique ; après tout, y a du beau linge qui mouline de la double croche, mais en plus on doit supporter ses précisions lexicographiques et ses notices biographiques à propos de chaque musicien présent ! Et puis beau linge ou pas, c’est blues, jazz, soul, afro beat et tout le combo, bref de la musique de nègres possédés par le Mumbo Jumbo, pour déesse callypige bantoue en grande transe syncopale plonger. Le cœur de Sean ne bat pas pour cette ensorceleuse-là. Aux flamboyantes magies de l’Afrique et de ses telluriques pulsations, il préfère les insidieux envoûtements des lacs embrumés et des bocages luisants de bruine du Connemara, d’où sourdement résonnent la plainte lancinante des pipes, le soprano énervé des fiddles et l’hypnotique ressac de l’accordéon, pour séduire la nymphe des bois, banshee à la peau laiteuse, aux cheveux de feu sombre, au regard liquide couleur d’étang et à l’âme en peine. Autant dire que Sean, en bon irlandais, n’apprécie que jigs, reels et ballads, musique celtique sous sa forme insulaire la plus pure. Alors la zizique de sauvages de l’Oncle et ses congénères…hein !

- Bon c’est pas le tout, l’Oncle. Je suis venu vous demander les dernières nouvelles de la capitale, pas écouter une conférence sur les racines de la musique noire.
- Oh vous, Mr O’Brien, vous n’êtes qu’un béotien en matière de musique. Vous préférerez toujours le crincrin d’un violoneux  de taverne au cristal de la trompette de Miles !
- Merde, qu’est-ce que vous voulez, l’Oncle : les goûts musicaux, c’est comme la couleur de la peau et des cheveux : on naît avec.
- Ouais…bonne excuse pour avoir des goûts de chiotte. Je vais vous confier un scoop, Mr Sean O’Brien, il ne se passe rien à Tand’jii. Soleil, misère et esclavage, comme d’habitude.
- Vous noircissez, l’Oncle. Y a aussi moka, tabac, radada. Ca aide à supporter le soleil et la misère. Quant à l’esclavage…tout le monde en parle…mais je n’ai pas vu un seul travailleur enchaîné, ni une jeune femme nue fouettée depuis que je suis en poste dans ce pays.
- Pour un journaliste, vous manquez de flair. Je pourrais vous présenter au moins deux familles du quartier dont une fille a été victime des trafiquants d’esclave. Un cousin qui travaille à l’aéroport a raconté qu’on les avait discrètement embarquées à bord d’un vol pour Ryad.
- Et qu’est-ce que voulez que je fasse avec ça ? Ma chaîne dit que ça n’intéresse pas son public, le gouvernement américain s’en fout, et l’opinion internationale regarde ailleurs. Je me demande d’ailleurs ce que je fous ici…depuis le massacre de Melombo en 97, j’ai pas réussi à faire passer cinq sujets. Et encore, s’agissait uniquement de faire mousser la visite d’une huile de Wash ou de filmer un milliardaire du net en train de commettre un holocauste d’antilopes des sables !
- Monsieur O’Brien…Ca n’est pas parce qu’il ne se passe rien dans la capitale qu’il ne se passe rien dans tout le pays. Dans ma province d’origine, les routes sont en permanence quadrillées par l’armée et il ne s’écoule pas un jour sans que la police n’arrête un des nôtres. Je peux aussi vous donner des noms.
- Même remarque : pour en faire quoi ? Croyez-moi, l’Oncle, faut vous mettre ça dans la tête : personne ne s’intéresse au sort du peuple bashmaga. Et ça n’est pas près de changer.

Tout faux, Sean. Ca va changer. Ca change.

.../...
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Message  midnightrambler Sam 21 Mar 2015 - 21:11

Bonsoir

J'ai lu le premier texte, je reviendrai lire les autres ...
Tout cela coule admirablement, mais je sais le travail que cela demande !

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Message  Frédéric Prunier Ven 3 Avr 2015 - 12:26

en écoutant, vers midi sur france culture, un feuilleton radiophonique dont je joins ci-desous le lien

http://www.franceculture.fr/emission-fictions-la-vie-moderne-l-anglais-debarque-510-2015-04-03

je n'ai pu m'empêcher de repenser à ton texte
(le ton, l'ironie sur la description des personnages, etc)

amicalement,
frédéric

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http://www.quai-favieres-antiquites.com

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Message  jeanloup Ven 10 Avr 2015 - 12:38

Souvent plaisant à lire. Sûr qu’il y a de l’imagerie et du vocabulaire. L’histoire, un brin compliqué. Au premier numéro, j’ai aimé la lecture. Ce gros homme riche et puissant et ses veules subordonnés m’ont un peu amusé

le 2 est dans la même veine à part que le gros type semble encore plus gros et encore plus puissant, et qu’il a une fille charmante. Mais j’ai pu faire connaissance avec les dessous de l’information, moi qui n’en connais pas le dessus

Au numéro 3, on change d’horizon et d’atmosphère. J’ai beaucoup moins aimé la lecture aux senteurs africaines. Les types de New York étaient des malpolis mais ceux là m’ont paru encore bien plus grossiers. En même temps, la vie des légionnaires recyclés en gouvernants ne me passionne pas.

Le quatrième épisode est plutôt sympa. La directrice des programmes trouverait facilement une place dans un San Antonio. Sinon la recherche de l’information est distrayante même si on reste dans le classique.

Au 5. Dis donc monsieur Zagato, pourriez pas le faire un peu plus court votre cours sur l’Afrique.

Au sixième épisode, j’ai un peu lâché prise. J’ai du sauter pas mal de lignes et mon cerveau n’a pas imprimé grand-chose. La fatigue peut-être ?

Bon dans l’ensemble, je ne critiquerais pas l’écriture car même en travaillant comme un forçat deux ou trois siècles, jamais je ne saurais avoir une telle verve littéraire. Mais j’ai quand même en quelques pages lu le mot « négro » plus souvent que je ne l’avais entendu dans ma vie. Il est vrai que je n’ai jamais côtoyé les hautes sphères. Mais quand même.



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