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Enfin une bonne nouvelle (5)

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Message  Frédéric Prunier Jeu 26 Fév 2015 - 20:15

V



        Le bateau qui emmène Gaspard est parti depuis longtemps. Venant vérifier si tout va bien pour moi, Benoit me raconte ce que je sais déjà de leur mésaventure et m’assure que le chevalier lui a demandé de veiller sur mon bien-être en son absence.
  Je connais par cœur la lettre que mon ami a écrite, juste avant son embarquement :

« Patrizio,

  Mon départ te peine, je l’imagine.
  À l’instant où je dois quitter le royaume, je m’aperçois combien ta complicité va me manquer.
  Benito a dû te raconter l’agression immonde et lâche dont nous avons été victimes. Nos assaillants font partie de cette bande de Français qui terrorisent les quartiers nord. L’insécurité n’est plus une fiction inventée par des journalistes qui voudraient nous vendre du feuilleton au mètre, la punk du feu de camp et son musicien arabe sont assurément des membres actifs de ce groupuscule de racailles. Ils nous ont suivis pour nous dévaliser, c’est une évidence. Personne d’autre qu’eux ne pouvait savoir que nous allions traverser ce terrain vague !
  Si par bonheur on les arrête, tu défendras mon nom et mes intérêts de toute la force de notre attachement, tu me connais mieux que quiconque. Nous étions bien ensemble ce soir-là, je compte sur toi.


   Jean-Marie, comme tu le sais, est en filiation directe avec le procureur Lebenne. C’est un magistrat de la cour royale, il mènera mon affaire.
  Ce dernier est déjà prévenu de ta procuration, tout est arrangé, tu n’as plus qu’à valider les papiers qu’il aura préparé.

  Pour que tu ne manques de rien, j’ai prévu l’argent nécessaire à tes besoins et je te promets qu’à mon retour, nous retrouverons nos joyeux délires.  
                Ton ami de toujours »


  Je ne peux rien refuser au chevalier. Sa voix m’encourage, elle est tout en puissance, si tendrement humaine.
  J’aime imaginer ma vie au début de ce 19e siècle. À l’époque, la révolution française remuait la vieille Europe et le modernisme n’avait pas encore abêti des générations de fourmis ouvrières. Une nouvelle société était à construire, tout était possible et rien n’était parfait, rien ne le sera jamais. Le chevalier a raison de compter sur mon amitié. Je ferai tout ce que je peux pour l’aider.

  Dans toute la région, on parle de cette agression.
  La gazette en a fait ses choux gras. Alertée, la télévision nationale a même délégué spécialement une équipe de reporters car le peuple est un spectateur friand de ces affaires où les célébrités à la mode sont confrontées aux déboires des gens ordinaires. Grâce à l’emploi habile des superlatifs en beurrage de commentaires, certains chroniqueurs vous montent une mayonnaise de chef étoilé avec le plus maigre des faits divers. L’impression de danger immédiat devient vite intolérable. Partout en ville, à cause de la recrudescence des attentats terroristes, le dispositif policier Vigipirate est renforcé.
  C’est dans ce contexte que le grand public a découvert l’existence des squatteurs de l’ancienne gare de triage, et plus particulièrement de la bande des immigrés Français. Cette poignée de marginaux, qui règne sans partage sur une partie du faubourg, était auparavant inconnue hors des alentours de la ville. Aujourd’hui, elle fait la une de tous les flashs d’information.
  L’arrestation d’un membre de leur gang, il y a quelques jours, a mis l’agglomération en émoi. Il s’agit d’un arabe interpellé lors d’un banal contrôle d’identité. Il faisait la manche avec une fille qui elle s’est échappée. Le témoignage d’un repenti, affirmant l’affiliation du suspect au ramassis des dealers immigrés français, a suffi pour que le procureur Lebenne justifie une détention préventive.
  En tant que témoin, je dois confirmer si l’individu appréhendé est bien celui qui chantait près du braséro de la gare de triage.



  Dès que j’entre dans la cellule de la prison, je n’ai aucun doute. Cet homme est celui qui accompagnait la danseuse de l’autre nuit.
  Le bougre semble ne rien entendre à notre langue. On lui a donc  fourni un interprète, l’abbé Rivière, vieux prieur capucin visiteur des prisons et des hôpitaux. Cet infatigable porteur de soutane est une figure de la région. Sa vie est souvent comparée à celle de Jean-Baptiste de La Salle où à l’abbé Pierre, selon les époques.
   Il comprend à peu près ce que l’homme nous baragouine, malgré un mélange systématique d’arabe et de dialecte argotique des cités. L’abbé accompagne ma visite et me résume ce qu'il comprend :
— C’est un immigré de la seconde génération, au chômage, abandonné à lui-même dès l’approche de la puberté. Sa mère était l’esclave d’un prince touareg employé des nouvelles manufactures.
  Apprendre son passé me renforce l’impression d’orient exotique qui transpirait de sa musique.
  L’abbé continue :
— Des gens du voyage l'ont accueilli et il est devenu le compagnon de Yasmine, celle qui danse… Mais ce maure nie farouchement toute implication dans l’agression dont on l’accuse. Il affirme n’avoir volé que du pain, juste pour survivre.
  Je me souviens de la jeune femme qui l’accompagnait et j’ai compris depuis à quoi sa danse me faisait penser : le ballet du sacre du printemps d’Igor Stravinsky dégage une même puissance faussement anarchique, pleine d’émotion primitive. J’en suis, dès que je le peux, un spectateur ahuri et conquis. Internet a du bon, je viens, aujourd’hui encore, de réécouter en boucle différentes versions de ce ballet sur un site d’écoute gratuite.
  J’aime la danse autant que la musique. J’aimerais savoir de quel pays proviennent les mélodies qui accompagnaient les gestes de la danseuse et pose quelques questions en ce sens au prisonnier. Pour toute réponse, l’étranger ressasse en leitmotiv son innocence. Il ne comprend pas pourquoi on le garde en prison et affirme que les sdf qui se trouvaient avec lui n’étaient que des compagnons occasionnels, qu’il ne les a jamais revus. Quant à ce qu’il chante, il n’en connait pas l’origine. Ce sont des mélodies entendues à la radio, ou alors des comptines que sa mère fredonnait…



*



        Les juges ont reçu la déposition du chevalier qu’il dicta avant son départ. Celle-ci sera retenue comme élément supplémentaire à charge. L’étranger sera accusé de vagabondage, de mendicité, en plus de son appartenance à un gang recherché pour activités criminelles.
  L’accusateur Lebenne a décidé de se charger personnellement du dossier. Pour lui, aucun doute possible sur l’identité des agresseurs. La gare de triage et les anciennes usines sont le territoire de ces petites frappes. Et malgré ses efforts et ceux de tous ses successeurs, les tentacules de cette délinquance repoussent sans cesse.
  L’arrestation du mendiant arabe est, toujours d’après ce magistrat, une piste sérieuse que l’on doit exploiter jusqu’au bout. Elle doit permettre de remonter jusqu’à Maximilien, le chef de ce gang, un sale gosse, dealer mégalo qui se prend pour le nouveau Robespierre, parce que s’ajoute à leur prénom commun une vague ressemblance physique, un visage faussement poupin et une petite taille.
  Persuadé d’être la réincarnation de son mentor, ce Maximilien affirme que c’est l’imminence de la Révolution qui lui impose de piller les fermes fortifiées et les rayons informatiques des hypermarchés. Il justifie son penchant naturel à la cruauté par nécessité révolutionnaire et quand il rend la justice dans son gang ou programme un massacre, il récite un extrait remanié du discours qui déclencha, en France, la fuite en avant de son héros vers la tyrannie et l’horreur institutionnelle. Ces mots lui assurent une supériorité incontestée sur les illettrés qui l’entourent :  
— La terreur, dont la violence n'est rien d’autre qu’une justice prompte, sévère et inflexible, est une émanation de la vertu car elle est moins un principe particulier qu'une conséquence du principe général de la démocratie, appliquée aux plus pressants besoins de la patrie et des impératifs d’une révolution efficace... Et puisque nous devons prendre notre revanche contre la misère, tuer et voler deviennent des actes de justice sociale, ni plus, ni moins !
  En complément de ce charabia politique qui justifie l’injustifiable, ses abus de substances hallucinogènes occasionnent des crises de démence qu’un psy expliquerait, voire excuserait, sans doute plus qu’il ne le faudrait.

  À cause de ces quelques voyous plus enragés que la moyenne des autres, la sensation d’insécurité, en ville, n’a jamais été aussi forte qu’aujourd’hui. Mais Lebenne ne lâchera rien. Il est comme Jean-Marie, son alter ego. Dès que les mots étrangers, Français ou arabe sont prononcés, il devient intraitable, un vrai chien de chasse devant un terrier de rongeurs. En plus, depuis qu’il a perdu son portefeuille avec tous ses papiers d’identité dans le terrain vague de la gare de triage, la nuit de l’agression, il est comme fou. Sa trouille et sa haine l’ont obligé à renforcer les portes de sa maison, installer alarme et grilles de protection devant chacune de ses fenêtres, sceller des tessons de bouteilles sur le haut des murs du jardin et, cerise sur le gâteau, acheter un molosse de chien de garde aussi dangereux que son maître.  
— Je t’assure que ceux de l’autre nuit ligotent les couples de petits vieux en les tabassant jusqu’à ce qu’ils avouent leurs numéros de cartes bleues. Les camarades du parti en sont aussi persuadés que moi. Tant qu’on ne purgera pas le faubourg, on ne dormira plus jamais tranquille.
  Dans un sens, il a raison. Aucune défense n’empêche un assassin bien décidé de faire du mal.




  Jean-Marie et Lebenne ne font qu’un. Ils voudraient que je décrive les individus que j’ai pu croiser sur le chemin du canal, en rentrant chez moi. La milice du parti national, dont ils sont membres avec Benito, n’attend qu’un prétexte afin de nettoyer le quartier de tous ses parasites.
  Si j’avais la faculté de stocker ma vie en tranches de photographies, je les aiderais et j’irais fouiller, pour eux dans ma mémoire, les détails les plus anodins des évènements de cette nuit-là. Malheureusement, mes souvenirs sont entortillés comme de la pellicule cinématographique et la seule chose dont je peux garantir la véracité est le degré d’alcoolisation de notre soirée d’adieu.
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Message  Sahkti Mer 1 Avr 2015 - 10:02

Suis pas trop fan du jeu "Jean-Marie et Lebenne ne font qu'un", je le trouve un brin facile et pas forcément utile, vu tout le contexte frontiste qui se dégage de cette partie du récit.Cela mis à part, le sentiment désabusé de notre société ressort bien de ce chapitre, on sent le mélange de lassitude et de colère qui touche à peu près tout le monde de nos jours. Que cela se cristallise ici (comme dans la vie que nous vivons) autour d'une communauté plus particulière n'est pas surprenant, nous sommes ainsi faits et de boucs émissaires nous nous nourrissons. Ce n'est pas le mal du siècle, c'est notre mal tout court et j'apprécie assez, dans cette logique, le fait que tu ne fasses pas de tes personnages des super héros, malgré un ton parfois un brin péremptoire et moralisateur.
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Message  jeanloup Ven 3 Avr 2015 - 9:47

J’ai lu les chapitres 2, 3, 4 et 5. et si j’envoie tous commentaires ici et en même temps, je les ai écris au fur et à mesure avant de connaître la suite.

Chapitre 2
Je suis très surpris. Après le 1, je ne m’attendais pas du tout à ça. Pour autant j’ai bien aimé l’écriture et les personnages sont intéressants. Toutefois à la fin… Le type a gagné au loto. J’espérais autre chose.

chapitre 3.
Les personnages sont dans la lignée du deux. La rencontre avec les « romanos ? » Etrange. Et la séparation des deux« héros » sur le chemin du retour quasi inévitable tant ils sont différents. Reste à savoir maintenant qui sera rentré le premier ? La logique de ma lecture me dit que c’est celui qui a pris le chemin le plus long, mais elle peut me tromper.

Chapitre 4
Et bien ! Ils ne sont pas aller loin. Je me doutais que leur retour leur préparait quelque surprise mais je ne m’attendais pas à une attaque de grande envergure. Mais où sommes nous exactement ?

Chapitre 5
Je lis avec grand interet mais dans cette description d’une société étrange, je ne comprends pas tout. Pas grave, je fais comme si.

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Message  Frédéric Prunier Jeu 16 Avr 2015 - 15:17

modifs importantes sur ce chapitre (et les suivants), grâce à vos commentaires chers ami(e)s .... :-)




V






Le bateau qui emmène Gaspard est parti depuis longtemps. Venant vérifier si tout va bien pour moi, Benoît me raconte ce que je sais déjà de leur mésaventure et m’assure que le chevalier lui a demandé de veiller sur moi en son absence.
Je connais par cœur la lettre que mon ami a écrite, juste avant son embarquement :

« Patrizio,

Mon départ te peine, je l’imagine.
À l’instant où je dois quitter le royaume, je m’aperçois combien notre complicité va me manquer.
Benito a dû te raconter l’agression immonde et lâche dont nous avons été victimes. Nos assaillants font partie de cette bande de zonards qui terrorise les quartiers nord.

L’insécurité n’est plus une fiction inventée par des journalistes qui voudraient nous vendre du feuilleton au mètre. La punk du feu de camp et son musicien arabe nous ont suivis pour nous dévaliser, personne d’autre qu’eux ne pouvait savoir que nous allions traverser ce terrain vague !

Si par bonheur on les arrête, défends mon nom et mes intérêts de toute la force de notre attachement, tu me connais mieux que quiconque. Nous étions bien ensemble ce soir-là, je compte sur toi.

Jean-Marie, comme tu le sais, est en filiation directe avec le procureur Lebenne. C’est le magistrat de la cour royale qui mènera mon affaire. Il est déjà prévenu de ta procuration, tout est arrangé, tu n’as plus qu’à valider les papiers qu’il aura préparé.

Pour que tu ne manques de rien, j’ai prévu l’argent nécessaire à tes besoins et je te promets qu’à mon retour, nous retrouverons nos joyeux délires.

Ton ami de toujours »


Je ne peux rien refuser au chevalier, quel personnage ! Sa voix m’encourage, elle est toute en puissance, si tendrement humaine…


J’aime imaginer ma vie au début de ce 19e siècle. À l’époque, la révolution française remuait la vieille Europe et le modernisme n’avait pas encore abêti des générations de fourmis ouvrières. Une nouvelle société était à construire, tout était possible et rien n’était parfait, mais rien ne le sera jamais. Le chevalier a raison de compter sur mon amitié. Je ferai tout ce que je peux pour l’aider.

Dans toute la région on parle de son agression. La gazette en a fait ses choux gras. Dans le même temps, je sais que la télévision du 21e siècle a délégué spécialement une équipe de reporters.
Grâce à la surexploitation des superlatifs en beurrage de commentaires, certains chroniqueurs montent des mayonnaises de chef étoilé avec le plus maigre des faits divers. L’impression de danger immédiat devient vite intolérable. Partout en ville, la recrudescence des attentats impose de renforcer les dispositifs policiers. Les rumeurs vont bon train, nos suppositions deviennent aisément nos déductions, l’imagination fait le reste.

Seb, au bar, affirme qu’il n’y a pas l’ombre d’un doute sur qui a fait quoi. Pour lui, fable ou pas, que l’on soit maintenant ou il y a deux cents ans, le problème de la voyoucratie serait solutionné depuis longtemps si on ne perdait pas de temps à vouloir remettre les plus tordus sur le droit chemin. On devrait les pendre, un point c’est tout.
J’ai beau lui répéter qu’il n’y a pas eu mort d’homme, rien y fait. Il me rétorque que je n’ai qu’à ouvrir les yeux et lire un peu les journaux, au lieu de perdre mon temps dans mes histoires abracadabrantes.
— Tu ne seras jamais un châtelain endimanché mais par contre, depuis qu’on nourrit les Français à rien foutre, le quartier est devenu un vrai coupe-gorge. Les honnêtes gens ne peuvent plus circuler la nuit sans se faire agresser, ça c’est du concret.
Lui, des fois, il m’agace avec ses certitudes.

Sa télé diffuse toujours les infos en continu.
Une responsable politique, Madame Royale, affirme que le peuple a le sentiment de : …de mal vivre, de pouvoir d’achat en baisse et de crise qui s’éternise… Elle m’agace aussi celle-là, le sentiment n’a jamais été un synonyme de vérité vraie.
Les C.R.S. ont bouclé le quartier.
Ils espèrent arrêter la totalité des auteurs de l’agression et c’est dans ce contexte national de lutte anti-terroriste et de plan Vigipirate que le grand public a découvert sur grand écran l’existence des squatteurs de l’ancienne gare, en particulier ce gang des immigrés Français qui règne sans partage sur le nord du faubourg. Ces loubards de quartiers sont aujourd’hui à la une de tous les flashs d’information.

L’arrestation musclée d’un arabe membre de cette bande fut filmée en direct. Elle dégénérera en course poursuite digne d’un film d’Hollywood alors que l’action débuta par un banal contrôle d’identité. L’épisode a mis l’agglomération en émoi. Cet étranger faisait la manche en compagnie d’une fille qui, malheureusement, s’échappa.
Il paraît qu’un repenti vient d’affirmer, contre la promesse d’un allégement de peine, l’affiliation de l’individu incarcéré à l’organisation des dealers français. Ce témoignage permet donc à L’accusateur Lebenne de justifier une détention préventive.

Je ne pensais pas avoir de rôle dans cet enchevêtrement d’actions rocambolesques, mais c’était sans compter sur ma vie de notable, dans mon siècle de la réussite.
On m’a convoqué en tant que témoin et je dois confirmer qu’il s’agit bien de l’individu qui chantait près du braséro de la gare de triage. Dès que j’entre dans la cellule du prisonnier, je n’ai aucun doute. Cet homme est celui qui accompagnait la danseuse de l’autre nuit.
Le bougre semble ne rien entendre à notre langue. On lui a fourni un interprète, l’abbé Rivière, un vieux prieur capucin visiteur des prisons et des hôpitaux. Cet infatigable porteur de soutane est une figure de la région, il œuvre dans l’humanitaire et le social. Je l’ai déjà aperçu, son entrepôt se trouve au bout de la ruelle, derrière le café de Seb.
Sa vie est souvent comparée à celle de Jean-Baptiste de La Salle où à l’abbé Pierre, selon les époques. Il comprend à peu près ce que l’homme nous baragouine, malgré un mélange systématique d’arabe et de dialecte argotique des cités.

Accompagnant ma visite, l’abbé me résume ce que l’étranger a bien voulu lui dire :
— C’est un immigré de la seconde génération, au chômage, abandonné à lui-même dès l’approche de la puberté. Sa mère était l’esclave d’un prince touareg employé des nouvelles manufactures.
Apprendre son passé me renforce l’impression d’orient exotique qui transpirait de sa musique.
L’abbé continue :
— Des gens du voyage l'ont accueilli et il est devenu le compagnon de Yasmine, celle qui danse. Mais il nie farouchement toute implication dans l’agression dont on l’accuse. Il affirme n’avoir volé que du pain, juste pour survivre.

Je me souviens de la jeune femme qui l’accompagnait et comprends enfin à quoi sa danse me faisait penser : le sacre du printemps, d’Igor Stravinsky, ce ballet du répertoire dégage une puissance analogue, faussement anarchique, pleine d’émotion primitive.
Internet a du bon, je viens de réécouter, ce matin encore, différentes versions de cette œuvre sur un site d’écoute gratuite, je suis fan de la danse autant que de la musique.

J’aimerais savoir de quel pays proviennent les mélodies qui accompagnaient les gestes de la gitano-arabe et pose quelques questions au prisonnier en ce sens. Pour toute réponse, celui-ci me ressasse en leitmotiv son innocence. Il ne comprend pas pourquoi on le garde en prison et affirme que les sdf qui se trouvaient avec lui n’étaient que des compagnons occasionnels, qu’il ne les a jamais revus. Quant à ce qu’il chante, il n’en connait pas l’origine. Ce sont des mélodies entendues à la radio, ou alors des comptines que sa mère fredonnait…




*




Les juges ont reçu la déposition du chevalier qu’il dicta avant son départ. Celle-ci sera retenue comme élément supplémentaire à charge. L’étranger est accusé de vagabondage et de mendicité, en plus de son appartenance à un gang recherché pour activités criminelles et terroristes.
L’accusateur a décidé de se charger personnellement du dossier. Pour lui, aucun doute possible sur l’identité des agresseurs. La gare de triage et les anciennes usines sont un territoire qu’il rêve de dératiser depuis la nuit des temps.
L’arrestation de ce mendiant est donc une piste sérieuse, elle devrait permettre de remonter jusqu’à Maximilien, le chef du gang, un sale gosse dealer complètement mégalo qui se prend pour le nouveau Robespierre depuis qu’il sait que s’ajoute à leur prénom commun une vague ressemblance physique, un visage faussement poupin et une petite taille.
Persuadé d’être la réincarnation de son mentor, ce Maximilien affirme que l’imminence de la Révolution lui impose de piller et de saccager, non seulement les fermes fortifiées de nos campagnes ancestrales, mais surtout aujourd’hui les rayons informatiques des hypermarchés, grandement plus rentables.
L’extrémisme politique lui justifie également ses penchants naturels à la cruauté et il déclame souvent, non sans grandiloquence, un petit reader-digest mal digéré du discours qui déclencha, en France, la fuite en avant de son héros vers la tyrannie et l’horreur institutionnelle. Ces mots lui assurent une supériorité incontestée sur les illettrés qui l’entourent.
— Devenir membre d’un gang impose une loyauté absolue, c’est fidélité ou la mort. Toutes les démocraties se doivent d’être implacables avec leurs traîtres. La terreur est à l’image du glaive de la justice et il n’y a pas de révolution efficace sans décapitation des mauvaises têtes. Il faut de la clairvoyance et du courage pour imposer la liberté, c’est une obligation, un devoir, une garantie de moralité. Le guide suprême est une nécessité, il représente le peuple, sa nécessité fait loi.
En complément de ses charabias justifiant à son avis l’injustifiable, les abus de substances hallucinogènes lui occasionnent des crises de démence qu’un psy excuserait sans doute plus qu’il ne faudrait.
Les politiques n’ont ni raison ni tort.
À cause de quelques phénomènes dans le genre de ce tordu, qui se la jouent pseudo-héros de science-fiction et marginaux de sociétés industrielles en décrépitudes, la sensation d’insécurité, en ville, n’a jamais été aussi pesante qu’aujourd’hui.


Le parti national que dirige Lebenne jubile, il ne lâchera rien. Dès que les mots étrangers, Français ou arabe sont prononcés, Jean-Marie devient intraitable, un vrai chien de chasse devant un terrier de rongeurs. Il a perdu l’autre nuit, lors de l’agression dans le terrain vague de la gare, son portefeuille avec tous ses papiers d’identité. Il en est devenu fou. Sa trouille et sa haine l’ont obligé à renforcer les portes de sa maison, installer une alarme et des grilles de protection devant chacune de ses fenêtres, sceller des tessons de bouteilles sur le haut des murs de son jardin et, cerise sur le gâteau, acheter un molosse de chien de garde aussi dangereux que son maître.
— Je t’assure que ceux qui nous ont attaqués ligotent les couples de petits vieux en les tabassant jusqu’à ce qu’ils avouent leurs numéros de cartes bleues. Tant que le faubourg ne sera pas purgé de ses parasites, on ne pourra pas dormir tranquille.
Dans un sens, il a raison. Aucune défense n’empêche un assassin bien décidé de faire du mal.
Jean-Marie et l’accusateur Lebenne sont alter ego et ne forment qu’une seule et même personne. Ils sont membres, avec Benito, d’un parti qui attend le premier prétexte pour aller bouffer du Français. Depuis l’autre nuit, ils me pressurent afin que je dénonce les individus que j’ai certainement croisés sur le chemin du canal, en rentrant chez moi après avoir abandonné Gaspard à son triste sort. Ils espèrent quelques boucs émissaires, Français de préférence.
Si j’avais la faculté de stocker ma vie en tranches de photographies, je les aiderais à retrouver les voleurs et j’irais fouiller pour eux, dans ma mémoire, les détails les plus anodins des événements de cette aventure. Malheureusement, mes souvenirs sont entortillés comme de la pellicule cinématographique et la seule chose dont je peux garantir la véracité est le degré d’alcoolisation de notre soirée d’adieu.
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