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Enfin une bonne nouvelle (6)

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Message  Frédéric Prunier Lun 2 Mar 2015 - 22:02

VI




       Je ne me souviens pas, l’autre nuit, avoir rencontré des figures suspectes pendant ma virée nocturne. Ma chambre est au-dessus du bar, je n’avais aucunement besoin de traverser les entrepôts avec Gaspard et ses deux cousins, alors je suis rentré par le canal en revenant sur mes pas. Mon témoignage risque d’être un peu maigre. Et puis comment pourrais-je affirmer quoi que ce soit. Je suis incapable de retracer mon trajet ou de définir avec exactitude l’époque des faits.
  Aujourd’hui encore, l’accusateur m’a convoqué au palais de justice et me demande pour la énième fois de répéter ce que j’ai vu cette nuit-là :
— Chaque détail a son importance, ne vous formalisez pas si vous tournez en boucle la description des choses, cela stimule la mémoire. Psalmodier, même seul, même à voix haute, permet à la vérité que l’on cherche d’apparaître comme une évidence. Tout comme la justice, de nombreuses religions ont compris l’intérêt de cette méthode, et elles en usent avec succès. Vous ne savez plus si vous avez été réellement témoin de la scène ? Reprenez le fil de l’histoire, les morceaux du puzzle finiront par retrouver naturellement leur place… C’était le matin, le canal, la ligne de tramway, et aussi les entrepôts, la voix de Gaspard, le chevalier, la chanson de cet arabe et les sdf autour du brasero… et puis la beuverie dans l’auberge des trois routes, chez Seb…
  Je me rappelle de tout ça, et même des évènements que je n’ai pas vécus. Les cousins de Gaspard n’arrêtent pas de me ressasser leurs mésaventures, ajoutant au passage, leurs points de vue sur la délinquance du quartier :
— Il vous faut savoir, monsieur Bruelli, que de nos jours les voleurs de poules ne se contentent plus d’arracher une besace dans les allées d’un parc. Ils sont passés à la vitesse supérieure en important une spécialité française, celle des chauffeurs de la bande d’Orgères. Et quand ils ne trouvent pas de tisonniers à rougir dans la braise c’est à l’aide du bout incandescent de leurs cigarettes qu’ils brûlent la plante des pieds de leurs victimes. Ces raclures de voyous sont des monstres d’une autre époque et ils n’y a qu’une corde bien tendue pour les faire aller droit !
  Nous arpentons les couloirs du palais et j’écoute l’accusateur avec attention alors que nous croisons le substitut Olivier.
  Celui-là n’a pas la stature d’ancien mercenaire de Jean-Marie et son allure est plutôt ordinaire. Il y a juste qu’au milieu de son visage un peu chafouin, les deux lèvres sont si minces qu’elles interpellent le regard, on les croirait inexistantes. Lebenne le cherchait :
— L’importance du chevalier de La Part-Dieu mérite, dans notre affaire, une attention particulière. Vous n’oublierez pas de convoquer le sieur Patrizio Bruelli…
  Je salue poliment le substitut qui ne fait aucunement attention à moi, c’est à croire que je n’existe pas. Il écoute l’accusateur et le fixe d’un œil qui ne peut cacher une haine viscérale évidente.
  Il faut préciser que Lebenne lui barre la route des honneurs et s’oppose à sa nomination au conseil d’administration du palais de justice.
  Ces deux-là se détestent ouvertement. L’accusateur ne parle pas à son collaborateur autrement qu’avec condescendance et ce ton est insupportable au substitut. Je pourrais être habillé en clown ou en tutu de danseuse, la présence de Lebenne me rend insignifiant aux yeux d’Olivier. Il grimace en écoutant Jean-Marie :
— Il faudra renforcer la sécurité… La présence du musicien risque de drainer une nuée de donzelles capables de confondre tribunal et music-hall.
  Olivier esquisse un sourire, chose rare.
  Le substitut se souvient, comme tout le monde en ville, de ma dernière prestation lors de l’inauguration du nouveau théâtre. Le chevalier avait réservé l’ensemble du balcon, invitant une pléiade de midinettes à célébrer ma prestation. Elles avaient crié mon prénom durant tout le concert, applaudissant à tout rompre et trépignant d’excitation. Le théâtre tremblait sous l’effet d’un grondement d’orage. Des « Patrizio ! Patrizio !... » répétés sans cesse frisaient l’obscénité. On s’était inquiété de la solidité des planchers, la petite ville n’avait connu rien de tel auparavant.
— Il faudra effectivement renforcer la sécurité, au cas où…
Après cet infime instant de laisser-aller, le combat de coqs reprend de plus belle entre les deux magistrats :
— Dans ce dossier, ne restent plus que les délais d’annonce…
— Je ne veux pas annuler le tout à cause d’un formulaire mal rédigé par un employé de mes services.
— Je n’ai jamais rien oublié dans une procédure et je connais tous les détails de l’histoire !
  Lebenne jubile, il adore recadrer Olivier. Ce type est pour lui la caricature du gauchiste primaire et s’il le pouvait, il le ferait radier du palais.


  Ils sont tous les deux irrécupérables. Cela fait plus de trente ans que Jean-Marie, qui travaille à la conciergerie municipale, nous bassine avec cette guéguerre de collègues de boulot. Chez Seb, plus personne ne l’écoute et je connais par cœur ce qu’il nous rabâche. Je n’ai plus besoin de lui répondre. Une fois qu’il s’est positionné tout seul sur ses rails, on ne l’arrête pas... Vivement qu’il prenne sa retraite.
  Nous quittons le substitut et continuons notre déambulation dans les couloirs du palais.



*



  Non seulement Jean-Marie est remonté comme un coucou suisse contre Olivier, mais l’abbé Rivière est aussi dans sa ligne de mire, alors que ce dernier se cantonne ici à un rôle de traducteur.
— Qu’il partage un morceau de pain avec un gamin affamé du faubourg est une chose, mais tenir par la main tous les immigrés qu’il rencontre, c’est du grand n’importe quoi ! …Il parle français, arabe, et demain, ce sera quoi, le chinois ?
 
  Je dois imposer à Jean-Marie une légère modération de ses propos, son rôle d’accusateur public a quelques obligations de langage. Être le complice d’une fable et la caricature d’un magistrat nationaliste le contraint à garder une impartialité de façade. Aujourd’hui, il est obligé de prendre en compte la version de l’étranger et d’écouter l’abbé. Je suis tout ouïe moi aussi et assiste volontiers à leurs débats :
— Cet homme se rappelle évidemment sa rencontre avec le chevalier, mais assure n’avoir rien volé. On lui a donné une somme d’argent énorme et s’il avait su, il aurait refusé.
— Et vous êtes sûr de ce que cet étranger baragouine ? Peut-il prouver ne pas être un complice ? A-t-il un témoin honnête nous confirmant qu’il serait bien resté toute la nuit près du brasero ? Qu’a-t-il fait ensuite ? Et la gitane, où est-elle ?
— Tous deux ont profité de la curiosité que ces gentilshommes  fantasques suscitaient pour se faire oublier et s’éclipser du décor. On se fait tuer, de nos jours, pour beaucoup moins que cette somme !
  Si Lebenne approuve ce que vient de dire l’abbé, cela ne dédouane pas pour autant l’arabe de sa culpabilité :
— Je suis à la tête du tribunal depuis tellement d'années que je ne peux plus faire la liste de tous les mensonges que j’ai entendus dans ce bureau. J’ai la parole du seigneur de la Part-Dieu, confirmée par deux témoins directs, en plus du sieur Bruelli ici présent …et vous croyez cet homme assez naïf pour avouer ce qui le condamnerait ?

  Je regarde les deux hommes, l’abbé ne se démonte pas :
— L’accusé est coupable ?
— C’est à lui de prouver son innocence, pas à moi de prouver que j’ai tort.
    Lebenne m’interpelle :
— Le seigneur de la Part-Dieu compte-t-il retirer sa plainte ?
  Cette question est trop abrupte. Je lui ai déjà répété plusieurs fois que je ne suis pas encore certain de témoigner à ce procès. Je ne peux rien répondre de précis …mais non …je ne pense pas que mon ami retirera sa plainte.
— S’il veut éviter le bagne, votre arabe ferait mieux de coopérer et de nous livrer quelques-uns de ses comparses.
  L’abbé reste silencieux. L’accusateur, tout en continuant à le questionner, paraphe ses dossiers.
  Le reste de l’entretien est stérile et unilatéral.


  En quittant le palais de justice, je me retrouve seul avec l’abbé.
  Je ne sais pas quoi lui dire, nous représentons chacun un des adversaires de cette procédure et j’ai toujours beaucoup de peine à trouver les mots qui synthétisent ma pensée. Dans cette histoire, on m’impose d’être partie prenante, j’ai besoin de temps pour digérer les choses. J’écoute l’abbé.
  Il fait la conversation, parle du bien et du mal, de la justice et des petites gens, de la difficulté pour certains humains d’éviter les dérives de toutes sortes. Ce qu’il dit me renvoie à la part peu glorieuse de mon personnage, je sais d’expérience qu’il n’y a pas besoin d’obstacle insurmontable pour choisir un mauvais chemin. Il me le confirme en souriant.
  Cet homme d’église doit savoir lire le fond des âmes, il me paraît impossible de lui cacher quelque chose. Son regard est d’une limpidité déconcertante, c’est une force tranquille, entière et sa détermination a l’air impressionnante.

  Si j’avais le choix, je ne participerais pas à un tel procès. D’ailleurs, je ne suis pas convaincu du bien-fondé de cette affaire. Accuser un arabe est une caricature de mauvais roman de cape et d’épée. Si j’ai lu qu’autrefois on envoyait les mendiants récidivistes aux travaux forcés, je peine à imaginer cela encore possible aujourd’hui.
 

  Il faisait nuit, j’étais imbibé d’alcool et d’après ce que j’en sais, personne ne se rappelle avoir vu distinctement un seul visage des agresseurs.
  Je préfèrerais ne pas témoigner mais Gaspard ne me pardonnerait pas ce qu’il considèrerait comme de la lâcheté. J’imagine aussi l’empressement de ses deux cousins à commenter une telle décision. Pour eux, cela serait la preuve définitive de ma couardise et de mon manque de virilité.
  L’abbé me tapote amicalement l’épaule.


  Nous descendons les marches du palais. Je ne l’écoutais plus. Il s’en est aperçu et affiche un large sourire. Me tendant la main, il promet de revenir me saluer dès que possible.
  Je le regarde s’éloigner vers le faubourg et me retrouve seul, assis sur les marches du tribunal, à réfléchir à je ne sais quoi, empêtré dans une intrigue à tiroirs et un fatras de questionnements intérieurs.
Frédéric Prunier
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Message  Frédéric Prunier Mar 3 Mar 2015 - 21:11

j'me suis corrigé quelques broutillettes, ça sert à ça aussi ici
chui pas bien certain qu'ça vous intéresse mais bon, j'continue et j'fais comme si
de toute façon, j'lâcherai pas le morceau tant qu'il ne sera pas éditable ce trucmuche
alors, va falloir être patient, y'a une trentaine de chapitres...




VI




       Je ne me souviens pas, l’autre nuit, avoir rencontré des figures suspectes pendant ma virée nocturne. Ma chambre est au-dessus du bar, je n’avais aucunement besoin de traverser les entrepôts avec Gaspard et ses deux cousins alors je suis rentré par le canal en revenant sur mes pas. Mon témoignage risque d’être un peu maigre. Et puis comment pourrais-je affirmer quoi que ce soit. Je suis incapable de retracer mon trajet ou de définir avec exactitude l’époque des faits.
  Aujourd’hui encore, l’accusateur m’a convoqué au palais de justice et me demande pour la énième fois de répéter ce que j’ai vu cette nuit-là :
— Chaque détail a son importance, ne vous formalisez pas si vous tournez en boucle la description des choses, cela stimule la mémoire. Psalmodier, même seul, même à voix haute, permet à la vérité que l’on cherche d’apparaître comme une évidence. Tout comme la justice, de nombreuses religions ont compris l’intérêt de cette méthode, et elles en usent avec succès. Vous ne savez plus si vous avez été réellement témoin de la scène ? Reprenez le fil de l’histoire, les morceaux du puzzle finiront par retrouver naturellement leur place… C’était le matin, le canal, la ligne de tramway, et aussi les entrepôts, la voix de Gaspard, le chevalier, la chanson de cet arabe et les sdf autour du brasero… et puis la beuverie dans l’auberge des trois routes, chez Seb…
  Je me rappelle de tout ça, et même des évènements que je n’ai pas vécus. Les cousins de Gaspard n’arrêtent pas de me ressasser la mésaventure, ajoutant au passage, leurs points de vue sur la délinquance du quartier.
— Il vous faut savoir, monsieur Bruelli, que de nos jours les voleurs de poules ne se contentent plus d’arracher une besace dans les allées d’un parc. Ils sont passés à la vitesse supérieure en important une spécialité française, celle des chauffeurs de la bande d’Orgères. Et quand ils ne trouvent pas de tisonniers à rougir dans la braise c’est à l’aide du bout incandescent de leurs cigarettes qu’ils brûlent la plante des pieds de leurs victimes. Ces raclures de voyous sont des monstres d’une autre époque et il n’y a qu’une corde bien tendue pour les faire aller droit !
  Nous arpentons les couloirs du palais et j’écoute l’accusateur avec attention quand nous croisons le substitut Olivier.
  Celui-là n’a pas la stature d’ancien mercenaire de Jean-Marie et son allure est plutôt ordinaire. Il y a juste qu’au milieu de son visage un peu chafouin les deux lèvres sont si minces qu’elles interpellent le regard, on les croirait inexistantes. Lebenne le cherchait :
— Le rang social et politique du chevalier de La Part-Dieu mérite, dans notre affaire, une attention particulière et vous n’oublierez pas de convoquer le sieur Patrizio Bruelli…
  Je salue poliment le substitut qui ne fait aucunement attention à moi, c’est à croire que je n’existe pas. Il écoute l’accusateur et le fixe d’un œil qui ne peut cacher une haine viscérale évidente.
  Il faut préciser que Lebenne lui barre la route des honneurs et s’oppose à sa nomination au conseil d’administration du palais de justice.
  Ces deux-là se détestent ouvertement. L’accusateur ne parle pas à son collaborateur autrement qu’avec condescendance et ce ton est insupportable au substitut. Je pourrais être habillé en clown ou en tutu de danseuse, la présence de Lebenne me rend insignifiant aux yeux d’Olivier qui grimace en écoutant :
— Il faudra renforcer la sécurité… La présence du musicien risque de drainer une nuée de donzelles capables de confondre tribunal et music-hall.
  Olivier esquisse un sourire, chose rare.
  Le substitut se souvient, comme tout le monde en ville, de ma dernière prestation lors de l’inauguration du nouveau théâtre. Le chevalier avait réservé l’ensemble du balcon, invitant une pléiade de midinettes à célébrer ma prestation. Elles avaient crié mon prénom durant tout le concert, applaudissant à tout rompre et trépignant d’excitation. Le théâtre tremblait sous l’effet d’un grondement d’orage. Des « Patrizio ! Patrizio !... » répétés sans cesse frisaient l’obscénité. On s’était inquiété de la solidité des planchers, la petite ville n’avait connu rien de tel auparavant.
— Il faudra effectivement renforcer la sécurité, au cas où…
Après cet infime laisser-aller presque complice, le combat de coqs reprend de plus belle entre les deux magistrats :
— Dans ce dossier, ne restent plus que les délais d’annonce…
— Je ne veux pas annuler le tout à cause d’un formulaire mal rédigé par un employé de mes services.
— Je n’ai jamais rien oublié dans une procédure et je connais tous les détails de l’histoire !
  Lebenne jubile, il adore recadrer Olivier. Ce type est pour lui la caricature du gauchiste primaire et s’il le pouvait, il le ferait radier du palais.


  Ils sont tous les deux irrécupérables. Cela fait plus de trente ans que Jean-Marie, qui travaille à la conciergerie municipale, nous bassine avec cette guéguerre de collègues de boulot. Chez Seb, plus personne ne l’écoute et je connais par cœur ce qu’il nous rabâche. Je n’ai plus besoin de lui répondre. Une fois qu’il s’est positionné tout seul sur ses rails, on ne l’arrête pas... Vivement qu’il prenne sa retraite.
  Nous quittons le substitut et continuons notre déambulation dans les couloirs du palais.



*



  Non seulement Jean-Marie est remonté comme un coucou suisse contre Olivier, mais l’abbé Rivière est aussi dans sa ligne de mire, alors que ce dernier se cantonne ici à un rôle de traducteur.
— Qu’il partage un morceau de pain avec un gamin affamé du faubourg est une chose, mais tenir par la main tous les immigrés qu’il rencontre, c’est du grand n’importe quoi ! …Il parle français, arabe, et demain, ce sera quoi, le chinois ?
 
  Je dois imposer à Jean-Marie une légère modération de ses propos, son rôle d’accusateur public a quelques obligations de langage. Être le complice d’une fable et la caricature d’un magistrat nationaliste le contraint à garder une impartialité de façade, et aujourd’hui de prendre en compte la version de l’étranger, donc d’écouter l’abbé. Je suis tout ouïe moi aussi et assiste volontiers à leurs débats :
— Cet homme se rappelle évidemment sa rencontre avec le chevalier, mais assure n’avoir rien volé. On lui a donné une somme d’argent énorme et s’il avait su, il aurait refusé.
— Et vous êtes sûr de ce que cet étranger baragouine ? Peut-il prouver ne pas être un complice ? A-t-il un témoin honnête nous confirmant qu’il serait bien resté toute la nuit près du brasero ? Qu’a-t-il fait ensuite ? Et la gitane, où est-elle ?
— Tous deux ont profité de la curiosité que ces gentilshommes  fantasques suscitaient pour se faire oublier et s’éclipser du décor. On se fait tuer, de nos jours, pour beaucoup moins que cette somme !
  Si Lebenne approuve ce que vient de dire l’abbé, cela ne dédouane pas pour autant l’arabe de sa culpabilité :
— Je suis à la tête du tribunal depuis tellement d'années que je ne peux plus faire la liste de tous les mensonges que j’ai entendus dans ce bureau. J’ai la parole du seigneur de la Part-Dieu, confirmée par deux témoins directs, en plus du sieur Bruelli ici présent …et vous croyez cet homme assez naïf pour avouer ce qui le condamnerait ?

  Je regarde les deux hommes, l’abbé ne se démonte pas :
— L’accusé est coupable ?
— C’est à lui de prouver son innocence, pas à moi de prouver que j’ai tort.
    Lebenne m’interpelle :
— Le seigneur de la Part-Dieu compte-t-il retirer sa plainte ?
  Cette question est trop abrupte. Je lui ai déjà répété plusieurs fois que je ne suis pas encore certain de témoigner à ce procès. Je ne peux rien répondre de précis …mais non …je ne pense pas que mon ami retirera sa plainte.
— S’il veut éviter le bagne, votre arabe ferait mieux de coopérer et de nous livrer quelques-uns de ses comparses.
  L’abbé reste silencieux. L’accusateur, tout en continuant à le questionner, paraphe ses dossiers.
  Le reste de l’entretien est stérile et unilatéral.


  En quittant le palais de justice, je me retrouve seul avec l’abbé.
  Je ne sais pas quoi lui dire, nous représentons chacun un des adversaires de cette procédure et j’ai toujours beaucoup de peine à trouver les mots qui synthétisent ma pensée. Dans cette histoire, on m’impose d’être partie prenante, j’ai besoin de temps pour digérer les choses. J’écoute l’abbé.
  Il fait la conversation, parle du bien et du mal, de la justice et des petites gens, de la difficulté pour certains humains d’éviter les dérives de toutes sortes. Ce qu’il dit me renvoie à la part peu glorieuse de mon personnage, je sais d’expérience qu’il n’y a pas besoin d’obstacle insurmontable pour choisir un mauvais chemin. Il me le confirme en souriant.
  Cet homme d’église doit savoir lire le fond des âmes, il me paraît impossible de lui cacher quelque chose. Son regard est d’une limpidité déconcertante, c’est une force tranquille, entière, et sa détermination a l’air impressionnante.

  Si j’avais le choix, je ne participerais pas à un tel procès. D’ailleurs, je ne suis pas convaincu du bien-fondé de cette affaire. Accuser un arabe est une caricature de mauvais roman de cape et d’épée. Si j’ai lu qu’autrefois on envoyait les mendiants récidivistes aux travaux forcés, je peine à imaginer cela encore possible aujourd’hui.
 

  Il faisait nuit, j’étais imbibé d’alcool et d’après ce que j’en sais, personne ne se rappelle avoir vu distinctement un seul visage des agresseurs.
  Je préfèrerais ne pas témoigner mais Gaspard ne me pardonnerait pas ce qu’il considèrerait comme de la lâcheté. J’imagine aussi l’empressement de ses deux cousins à commenter une telle décision. Pour eux, cela serait la preuve définitive de ma couardise et de mon manque de virilité.
  L’abbé me tapote amicalement l’épaule.


  Nous descendons les marches du palais. Je ne l’écoutais plus. Il s’en est aperçu et affiche un large sourire. Me tendant la main, il promet de revenir me saluer dès que possible.
  Je le regarde s’éloigner vers le faubourg et me retrouve seul, assis sur les marches du tribunal, à réfléchir à je ne sais quoi, empêtré dans une intrigue à tiroirs et un fatras de questionnements intérieurs.
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Message  Sahkti Mer 1 Avr 2015 - 10:08

Ça pue... pas ton écriture hein, mais les relents qui se dégagent de ce magistrat, de cette cour, de cette société... pfff c'est notre époque et c'est pas près de s'arrêter.
Me plaît particulièrement le sens du détail déployé ici, qui pose bien le décor et l'ambiance, tout comme les personnages. On visualise la scène, on l'entend, on aurait presque envie de s'en mêler pour apporter nos précisions personnelles et défendre l'un ou l'autre.

PS/ j'espère que tu vas avoir d'autres avis que le mien... :-)
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Message  Frédéric Prunier Jeu 16 Avr 2015 - 15:39

idem que pour le chapitre V
des modifs importantes....


VI




       Je ne me souviens pas, l’autre nuit, avoir rencontré des figures suspectes pendant ma virée nocturne. Ma chambre est au-dessus du bar, je n’avais aucunement besoin de traverser les entrepôts avec Gaspard et ses deux cousins, alors je suis rentré en revenant sur mes pas. Mon témoignage risque d’être un peu maigre. Et puis comment pourrais-je affirmer quoi que ce soit. Je suis incapable de retracer mon trajet ou de définir avec exactitude l’époque des faits.
  Aujourd’hui encore, l’accusateur m’a convoqué et me demande pour la énième fois de répéter ce que j’ai vu cette nuit-là :
— Chaque détail a son importance, ne vous formalisez pas si vous tournez en boucle la description des choses, cela stimule la mémoire. Psalmodier, même seul, même à voix haute, permet à la vérité que l’on cherche d’apparaître comme une évidence. Tout comme la justice, de nombreuses religions ont compris l’intérêt de cette méthode, et elles en usent avec succès. Vous ne savez plus si vous avez été réellement témoin de la scène ? Reprenez le fil de l’histoire, les morceaux du puzzle finiront par retrouver naturellement leur place… C’était le matin, le canal, la ligne de tramway, et aussi les entrepôts, la voix de Gaspard, le chevalier, la chanson de cet arabe et les sdf autour du brasero… et puis la beuverie dans l’auberge des trois routes, chez Seb…

  Je me rappelle de tout ça, et aussi de ce que je n’ai pas physiquement vécu. Les cousins de Gaspard n’arrêtent pas de me ressasser la mésaventure, ajoutant au passage, leurs points de vue sur la délinquance du quartier.
— Il vous faut savoir, monsieur Bruelli, que de nos jours les voleurs de poules ne se contentent plus d’arracher une besace dans les allées d’un parc. Ils sont passés à la vitesse supérieure en important une ancienne spécialité française, celle des chauffeurs de la bande d’Orgères. S’ils ne trouvent plus de tisonniers à rougir dans la braise, c’est à l’aide du bout incandescent de leurs cigarettes qu’ils brûlent la plante des pieds de leurs victimes. Ces raclures de voyous sont des monstres d’une autre époque !

  Nous arpentons les couloirs du palais de justice et j’écoute l’accusateur avec attention quand nous croisons le substitut Olivier.
  Celui-là n’a pas la stature d’un ancien mercenaire. Son allure est plutôt ordinaire malgré un visage chafouin où deux lèvres d’une minceur extrême interpellent le regard.
  Sans aucune politesse préliminaire, Lebenne lui dicte ses directives :
— Le rang social et politique du chevalier de La Part-Dieu mérite, dans notre affaire, une attention particulière. N’oubliez pas de convoquer le sieur Patrizio Bruelli ici présent.
  Je salue poliment le substitut. Celui-ci ne fait aucunement attention à moi…
— Les pièces, dans ce dossier, ont déjà été collationnées et vérifiées avec toute l’exactitude habituelle et nécessaire.
  Tout en parlant, Olivier fixe l’accusateur d’un œil qui ne peut feindre une haine viscérale évidente. Lebenne lui barre la route des honneurs et s’oppose à sa nomination au conseil d’administration du palais. Ces deux-là se détestent. L’accusateur parle avec condescendance et ce ton lui est insupportable. Je pourrais être habillé en clown ou en tutu de danseuse, ma présence resterait insignifiante aux yeux d’Olivier qui grimace en écoutant son ennemi de toujours :
— Il faudra renforcer la sécurité… La présence du musicien risque de drainer une nuée de donzelles capables de confondre tribunal et music-hall.
  Olivier esquisse l’ombre d’un sourire, chose rare.
  Le temps d’un éclair, le substitut se souvient, comme tout le monde en ville, de ma dernière prestation lors de l’inauguration du nouveau théâtre. Le chevalier avait réservé l’ensemble du balcon, invitant une pléiade de midinettes à célébrer ma prestation. Elles avaient crié mon prénom durant tout le concert, applaudissant à tout rompre et trépignant d’excitation. Le théâtre tremblait sous l’effet d’un grondement d’orage. Des « Patrizio ! Patrizio !... » répétés sans cesse frisaient l’obscénité. On s’était inquiété de la solidité des planchers, la petite ville n’avait connu rien de tel auparavant. Mon triomphe était peut-être un peu surfait et mon public acquis d’avance, n’empêche… Cela fait du bien d’être applaudi !
— Il faudra effectivement renforcer la sécurité, au cas où…

Après cet infime laisser-aller presque complice, leur combat de coqs reprend de plus belle :
— Ne restent plus que les délais d’annonce…
— Je ne veux pas annuler le tout à cause d’un formulaire mal rédigé par un employé de mes services.
— Je n’ai jamais rien oublié dans une procédure et je connais tous les détails de l’histoire !
  Lebenne jubile, il adore recadrer Olivier. Ce type est pour lui la caricature du gauchiste primaire et s’il le pouvait, il le ferait radier du palais.

  À mon avis, ils sont tous les deux irrécupérables. Cela fait plus de trente ans que Jean-Marie travaille à la conciergerie municipale et qu’il nous bassine tous les soirs à l’apéro avec sa guéguerre entre collègues de boulot. Il y a le clan Olivier et le sien, l’extrême gauche contre l’extrême droite. Tous les deux voudraient régenter la ville et le monde dans sa totalité, sans partage. Chez Seb, on ne l’écoute plus, connaissant par cœur le sujet qu’il rabâche. Quand il est positionné sur ses rails, pas besoin de lui répondre, il ne s’arrête pas. Vivement qu’il prenne sa retraite.

  Sautant du coq à l’âne, Jean-Marie change de sujet et quitte le substitut sans prévenir. Je le suis.
  Non seulement il est remonté comme un coucou suisse contre Olivier, mais l’abbé Rivière est aussi dans sa ligne de mire, alors que ce dernier se cantonne ici à un rôle de traducteur. Nous continuons notre déambulation dans les couloirs du palais.
— Que ce cureton partage un morceau de pain avec un gamin affamé du faubourg est une chose, mais tenir par la main tous les immigrés qu’il rencontre, c’est du grand n’importe quoi ! …Il parle français, arabe, et demain, ce sera quoi, le chinois ?
  Je dois ici, imposer une légère modération aux propos de Jean-Marie, son rôle d’accusateur public a quelques obligations de langage. Être le complice d’une fable et la caricature d’un magistrat nationaliste le contraint à garder une impartialité de façade. Aujourd’hui, il doit écouter la version de l’étranger qu’il accuse de terrorisme. Il devra donc, au moins superficiellement, connaître ce que lui résume l’abbé.
— Cet homme se rappelle évidemment sa rencontre avec le chevalier, mais assure n’avoir rien volé. On lui a donné une somme d’argent énorme et s’il avait su, il aurait refusé.
— Est-on assuré de ce que cet étranger baragouine ? Peut-il prouver ne pas être un complice ? A-t-il un témoin honnête confirmant qu’il serait bien resté toute la nuit près du brasero ? Qu’a-t-il fait ensuite ? Et la gitane, où est-elle ?
— Tous deux ont profité de la curiosité que ces gentilshommes  fantasques suscitaient pour se faire oublier et s’éclipser du décor. On se fait tuer, de nos jours, pour beaucoup moins que cette somme !
  Si Lebenne approuve ce que vient de dire l’abbé, cela ne dédouane pas pour autant l’arabe de sa culpabilité :
— Je suis à la tête d’un tribunal depuis tellement d'années que je ne peux plus faire la liste de tous les mensonges entendus dans ma carrière. La parole du seigneur de la Part-Dieu est confirmée par deux témoins directs, en plus du sieur Bruelli ici présent. Et vous croyez votre protégé assez naïf pour avouer ce qui le condamnerait ?

  J’imagine un duel au petit matin. La brume et le froid me font frissonner. Je suis spectateur de leur désaccord, ils s’invectivent et me prennent à témoin. L’abbé ne se démonte pas :
— L’accusé est coupable ?
— C’est à lui de prouver son innocence, pas à moi de prouver que j’ai tort.
    Lebenne me regarde :
— Le seigneur de la Part-Dieu compte-t-il retirer sa plainte ?
  Cette question est trop abrupte. Je lui ai déjà répété plusieurs fois que je ne suis pas encore certain de témoigner à ce procès. Je ne peux rien répondre de précis …mais non …je ne pense pas que mon ami retirera sa plainte.
  L’accusateur s’énerve en s’adressant de nouveau à l’abbé :
— S’il veut éviter le bagne, votre arabe ferait mieux de coopérer et de nous livrer quelques-uns de ses comparses.
  L’abbé reste silencieux. Le magistrat paraphe ses dossiers en continuant à le questionner.

  Cela me rappelle un jour où Gaspard et Jean-Marie s’étaient pris de bec au comptoir, pour je ne sais plus quelle peccadille. Je me trouvai tranquillement sur mon tabouret de bar, entre les deux, quand ils ont voulu en venir aux mains. Je n’ai pas eu le temps de m’écarter.
  Aujourd’hui je vais attendre dehors, je pense que c’est plus prudent.

  L’abbé me rejoint à quelques encablures du palais. Il a préféré, lui aussi, abandonner la place. L’entretien devenait stérile et inutile.
  Je ne sais pas quoi lui dire, nous représentons chacun un des adversaires de cette procédure et j’ai toujours beaucoup de peine à trouver les mots qui synthétisent ma pensée. Dans cette histoire, on m’impose d’être partie prenante. Habituellement, j’ai besoin de temps pour digérer les choses.
  J’écoute l’abbé. Il fait la conversation, me parle du bien et du mal, de la justice et des petites gens, de la difficulté pour certains humains d’éviter les dérives de toutes sortes.
  Je ne sais pas si ses propos concernent Jean-Marie ou le prévenu. Ce qu’il dit me renvoie également à la part peu glorieuse de mon personnage. Je sais d’expérience qu’il n’y a pas besoin d’obstacle insurmontable pour choisir le mauvais chemin. Il me le confirme en souriant.

   Si j’avais le choix, je ne participerais pas au procès. D’ailleurs, je ne suis pas convaincu du bien-fondé de cette affaire. Accuser un arabe est une caricature de mauvais roman de cape et d’épée. Si j’ai lu qu’autrefois on envoyait les mendiants récidivistes aux travaux forcés, je peine à imaginer cela encore possible aujourd’hui.
  Il faisait nuit, j’étais imbibé d’alcool et d’après ce que j’en sais, personne ne se rappelle avoir vu distinctement un seul visage des agresseurs.
  Je préférerais ne pas témoigner.
 Mais Gaspard ne me pardonnerait pas ce qu’il considérerait comme de la lâcheté. J’imagine aussi l’empressement des deux cousins à commenter une telle décision. Pour eux, cela serait la preuve définitive de ma couardise et de mon manque de virilité.
  L’abbé me tapote amicalement l’épaule.

  Nous sommes arrivés à l’extrémité du boulevard. Je ne l’écoutais plus et il s’en est aperçu. Me tendant la main, il promet de revenir me saluer dès que possible.
  Je le regarde s’éloigner vers le faubourg et je me retrouve alors tout seul, assis au pied de l’escalier de pierre qui remonte vers la cathédrale, réfléchissant à je ne sais quoi, empêtré dans une intrigue à tiroirs et un fatras de questionnements intérieurs.
Frédéric Prunier
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