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Enfin une bonne nouvelle (8)

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Message  Frédéric Prunier Mar 17 Mar 2015 - 7:01

VIII




          Dorénavant, l’abbé et moi nous nous saluons.
  Je n’avais jamais fait attention à lui alors que nos chemins s’étaient croisés de nombreuses fois. Sa communauté possède un entrepôt où sont stockés un tas d’objets hétéroclites, juste derrière le café de Seb. De temps en temps, Janine me demande d’aller y déposer quelques sacs de vêtements dont elle veut se débarrasser. Elle sait que pour un sourire ou une tournée d’apéro, j’irai lui décrocher la lune.
  J’aime le parfum de lessive que son linge fraichement lavé exhale, c’est une partie de son odeur. Respirer son odeur n’a rien de pervers, celles qui porteront ses vêtements ont de la chance…
  À chaque fois que sa femme m’envoie déposer des bricoles à l’entrepôt des compagnons de l’abbé. Seb bougonne que ce bric-à-brac dans la ruelle de derrière attire les rats de toute la ville, au sens propre comme au sens figuré :
— C’est de la connerie d’entretenir des chômeurs à rien foutre. Et tu donnes de la confiture à des cochons, on m’a dit qu’ils refusent ce qui n’est plus à la mode…
  C’est vrai que l’on jette beaucoup. L’entrepôt déborde et ressemble autant à une décharge qu’à une brocante. Pourtant, depuis l’afflux massif des immigrés français, l’abbé y puise des habits, de la vaisselle ébréchée ou du mobilier d’avant-guerre. Ceux qui acceptent ses dons doivent véritablement se trouver dans une misère extrême…

  L’abbé m’a embauché quelquefois pour déplacer des meubles et je peux affirmer que la grande majorité de son trésor est un tas de planches  juste bon à brûler. Mais on ne peut rien refuser à ce bonhomme.
  Il y aurait pourtant du tri à faire dans ce capharnaüm. Ce bon samaritain croit que tout peut servir et qu’il existe encore dans notre royaume des miséreux qui se contenteraient d’une caisse à savon en guise de placard. Il n’a pas conscience que le strict nécessaire se résume, de nos jours, à un écran plat de home cinéma. Personne ne veut plus d’armoire de mariage, surtout si elles sont normandes et du 18e  siècle… La société a changé et nos pauvres sont tous équipés d’un téléphone portable.

  Je vais devoir également lui expliquer que Gaspard s’est largement aventuré en affirmant que je consacre mes voyages imaginaires à l’écriture d’une messe solennelle.
  À cause de cette exagération, ce curé s’est mis en tête de me faire participer à sa messe du dimanche. J’aime le son désuet de l’harmonium mais il pourrait être mon ange gardien en personne que je ne lui servirai pas pour autant de guide-chant. Il faudrait que je retravaille les classiques du répertoire, celles entrevues quand j’étais adolescent, au conservatoire. Et tout cela est loin, très loin… La boite à rythmes et l’orchestrateur de mon synthétiseur sont des machines dont je ne sais plus me passer. Jamais je n’aurai le courage de retravailler les bases de l’instrument, des pans entiers de la compréhension musicale me manquent, tout reprendre à zéro serait impensable. En plus, je suis athée ! Alors pourquoi veut-il que j’assiste à sa messe ? Il y a bien assez de bigotes dans le quartier qui seraient flattées d’officier à ma place.

  Malgré mes réticences à lui parler de ma musique, il ne se décourage pas et vient de plus en plus fréquemment à ma rencontre, s’inquiétant pour ma santé ou m’interrogeant sur les dernières nouvelles du quartier. Bien obligé de lui rendre sa politesse, je lui fais part de mon admiration à son égard. Son acharnement à aider les miséreux me fascine. Je connais certains de ceux à qui profitent ses dons, ils ont des personnalités compliquées…
— Il paraît que l’on vous a déjà volé à l’entrepôt ?
— Ce qui a été volé je voulais le donner, alors quelle importance. Je suis un missionnaire, les friches industrielles ne sont plus rattachées à aucune paroisse, alors ceux qui squattent cette partie du faubourg ont besoin d’un curé.
  Scrutant mon regard pour y déceler le fond de ma pensée, il m’explique la raison principale qui le motive à arpenter les terrains vagues qui serpentent entre les vieilles tours et les remparts.  
— Je me suis donné pour mission d’apprendre à lire à leurs enfants.
— L’abbaye serait plus confortable que sur les marches d’une entrée d’immeuble, non ?
— Ces sauvageons sont des éponges, ils feraient n’importe quoi pour imiter leurs grands frères et n’ont pas besoin de prétexte révolutionnaire pour brûler une salle de classe ou déboulonner les statues de nos croyances anciennes. Et puis je préfère forcer les portes de leur univers. Tu peux comprendre le plaisir que j’éprouve. Imagine-toi en train de leur enseigner la musique, en plein air, sur un trottoir avec trois bidons et une guitare.
   Oh oui je peux le comprendre. À défaut de nanas hystériques criant mon prénom au pied de la scène de l’Olympia, diriger un atelier de la MJC et s’éclater en jouant du rock’n’roll avec une bande d’ados doit être une belle expérience. Mais c’est malheureusement pour moi impossible, surtout au 19e siècle. Je n’ai pas le temps de me disperser puisque je suis devenu célèbre. Et de toute façon, s’ajoutent dorénavant à mes obligations les affaires de mon ami Gaspard…
  L’abbé, lui, est capable de déplacer des montagnes. Il continue à m’expliquer ce qu’il entreprend dans le quartier :
— …C’est pour cela que tu me vois tous les jours partir à la recherche de mes petits monstres. À cette heure-ci, ils traînent souvent du côté de la porte des Forges et donnent un coup de main aux habitants de cette cité.
— Eux ? Ils rendent service ?
— Ils aiment connaître qui vient traîner sur leur territoire et comprendre de qui ils doivent, ou non, se méfier. Aucune patrouille de gendarmes ne les inquiète ou dérange leurs trafics. Les plus petits d’entre eux servent de guetteurs et tous sont aussi volatiles qu’une nuée de moineaux. Je te déconseille d’aller, enrubanné de vêtements à la mode, les provoquer dans une ruelle du faubourg.
  Tout à notre discussion, nous remontons l’ancienne rue du Guichet, celle qui débouche justement au pied des tours de la porte de Forges, quand arrive vers nous un curieux personnage, complètement affolé. Son visage et sa difformité m’interpellent.
  Ce malheureux n’a pas eu le privilège des soins modernes d’orthodontie et son implantation dentaire anarchique lui donne une apparence de demeuré. À grands renforts de mouvements de bras, il appelle désespérément l’abbé.
— …Jean-Louis ? Que t’arrive-t-il ?
— Monsieur l’abbé ! Monsieur l’abbé ! Venez ! Vite ! Ils se battent, les petits, ceux à qui vous apprenez à lire.
  L’abbé modère son inquiétude. Pour ces gamins, la castagne est une langue maternelle.
— Ils ont sorti de vraies armes, ils sont comme fous. Je n’arrive pas à les séparer …sur la place, au pied des murs …venez vite, vous êtes le seul à pouvoir les arrêter.
  Savoir que des enfants s’écharpent remue ce pauvre bougre. C’est, d’après moi un bredin de village, serviable et sans malice. Il s’affole et bégaye tout en nous entraînant vers la place d’où les cris de la bagarre nous parviennent.

  Là-bas, une trentaine de gamins sont en train d’en découdre et comme a prévenu Jean-Louis, les plus teigneux ont sorti des lames de cutters. Ils s’en menacent pour de vrai.
— Mais ils n’ont pas dix ans !
  J’ai crié ces mots avec une telle force que mon hurlement résonne et surprend tout le monde. Un de ceux qui se battent à l’arme blanche marque, plus que les autres, un temps d’hésitation alors que son adversaire, lui, ne retient pas son geste.
  J’ai vu la scène, je l’ai anticipée.
  La plaie, comme dans un ralenti de cinéma, parait s’allonger. La chair s’ouvre tout à coup en deux lèvres béantes, larges et sanguinolentes.
  Je crie de plus belle !

  Je voudrais avoir le pouvoir de transformer le réel.
  Je refuse l’irrémédiable, cet enfant doit pouvoir s’écarter, éviter le drame. Nous nous précipitons.
  Le blessé regarde son ventre et la douleur vient juste après, quand il tombe, plié en deux, joignant ses deux mains devant lui. Les secondes qui suivent sont infinies, je n’entends plus rien que le bourdonnement de ma colère.
— Ce n’est pas possible, c’est intolérable, on ne joue pas avec la vie !
  L’agresseur lâche son arme et recule en bredouillant :
— Je n’ai pas fait exprès. Je ne voulais pas… C’est pas moi !
  Il se met à courir et se sauve, suivi par ses congénères, alors que le blessé, à terre, se tord de douleur. Nous sommes désemparés.
— Quel est le médecin le plus proche ?
Jean-Louis me répond le premier :
— Le Docteur Gros habite dans la vieille ville, juste à l’extrémité des remparts.
Quelques adultes, restés à l’écart, s’approchent. Une femme regarde l’enfant et nous dit :
— Celui-là, il finit aussi mal que son frère.
— Vous connaissez sa famille ?
— On peut dire qu’il a de qui tenir. Son père est en préventive et sa mère est une droguée que n’importe qui fait danser, s’il paie ce qu’il faut…

  Je comprends immédiatement qui est ce gosse, son père est l’arabe accusé de l’agression de Gaspard.
  Jean-Louis essaie de prendre le blessé dans ses bras. Le gamin hurle, nous le reposons doucement.
— Il faut une planche pour le porter. Vite !
La femme continue à débiter ce qu’elle connait de la petite victime :
— Son frère, il a été retrouvé mort cet été dans un fossé. Il avait participé au saccage d’une ferme et aurait reçu un coup de fourche. Il s’était vidé de son sang toute une nuit et quand on l’a retrouvé, il était raide comme de l’acier. Sa mère, je sais qu’elle s’appelle Yasmine et le père, c’est un Arabe mais je ne m’en souviens plus de son nom.
  Un homme intervient :
— Sa mère, on ne l’a pas revue depuis qu’ils ont attrapé son homme, et le petit s’appelle Zinedine.
  Regardant Jean-Louis, ce dernier ajoute :
— Il faudrait demander à quelqu’un qui connaît la bande de Maximilien, elle est peut-être avec eux…

     Bien que je détonne dans cet attroupement, personne ne s’inquiète de ma présence en ce lieu. Ceux qui habitent, à cette époque dans le  faubourg, ne me reconnaissent pas. Pour les témoins du drame, la présence de l’abbé est seule importante. On pose enfin l’enfant sur une planche et deux hommes le portent.

  L’abbé marche lentement, je le suis. J’ai peur qu’il soit pris d’un malaise. L’émotion lui fait battre le cœur comme un roulement de tambour. À mi-chemin, il doit faire une petite pause pour reprendre son souffle. Il marmonne :
— Et s’ils avaient eu des kalachnikovs, ils auraient tué tout le monde ?
  Qu’ont-ils donc dans la tête ? Combien faudra-t-il d’années pour que l’on cesse de se battre au prétexte d’un simple regard de travers ou d’une intonation provocatrice ?

     Nous arrivons enfin au cabinet médical. Zinedine est déjà sur la table d’observation du médecin mais ce dernier est absent, il faut attendre.
  L’abbé prend la main du blessé, essayant de le consoler et d’apaiser sa douleur, avec des mots pleins de douceur.
— On va te soigner, ne t’inquiète pas, on va te recoudre et tu auras une cicatrice, comme les pirates.
  La plaie s’est encore élargie et laisse entrevoir des entrailles lacérées. L’assistante du docteur essaie de faire tenir un bandage pour garder les chairs fermées. Zinedine transpire beaucoup. Il a froid et il tremble.
— Ta maman, elle s’appelle bien Yasmine ?
L’enfant manque de souffle et répond difficilement.
— Oui…
— Sais-tu où elle est ?
  Zinedine ne répond pas. Il plonge son regard dans celui de l’abbé. Jamais, il ne trahira la cavale de sa mère. L’abbé le rassure.
— … Reste tranquille.
— … Monsieur …
  L’enfant s’accroche désespérément à la main du saint homme, les larmes coulent sur ses joues.
— … Vous ne le direz pas à maman… ?
  On prépare du linge propre, de l’eau chaude et des éponges, pour que le docteur Gros intervienne au plus vite. Quand il arrive, Zinedine est déjà mort.


  La vue de ce petit corps éventré est difficilement supportable, le médecin recoud grossièrement la plaie et enveloppe le petit cadavre dans un drap, ne laissant visible que son visage. Et puis l’abbé bénit son âme.
— Je réciterai une messe et serai là pour la mise en terre, même s’il doit rejoindre les indigents dans la fosse commune.
  L’évocation d’un corps jeté comme un animal dans une fosse me réveille de la torpeur dans laquelle je restais plongé, spectateur impuissant de ce drame. Je sors d’un cauchemar et je crie pour qu’il s’arrête :
— Non ! Pas un enfant, pas dans la fosse !…
  L’abbé me touche la main et me demande :
— Que veux-tu faire ?
  Je suis trempé de sueur, j’ai la nausée, j’ai envie de vomir. Malgré tout malgré moi, je trouve la force de lui répondre :
— Je veux qu’il soit dans une vraie tombe, pour lui tout seul. Nous placerons sa dépouille dans le caveau de la chapelle, au fond du parc, dans ma propriété. En attendant que l’on retrouve sa mère et qu’elle nous indique où l’enterrer…
  L’abbé est surpris. J’écoute les mots que je viens de prononcer, je suis autant étonné que lui.
  Mais nous sommes bien au 19e siècle, je ne me suis pas trompé d’époque. J’habite au milieu d’un immense domaine et j’ai quelques domestiques. Au fond du parc il y a une chapelle aux murs humides badigeonnés à la chaux et le lendemain, on y installe l’enfant.

  L’abbé a célébré sa messe et il fait nuit maintenant.

  Je suis à nouveau seul, dans le silence de ma chambre.
  L’émotion de ces dernières journées ne favorise pas ma concentration. Cependant, je dois absolument résumer à Gaspard où en est son affaire. Je tourne en rond et cherche mes mots, luttant contre la fatigue. Je m’oblige à lui écrire.


   «  Mon ami,

     Lors de mon dernier courrier, je t’avais appris l’arrestation du chanteur arabe de la gare de triage. L’accusateur Lebenne a décidé de le garder en préventive. Il veut laisser ce truand moisir en prison et faire pression sur lui jusqu’à ce qu’il trahisse ses complices.  
  Je repense au visage de cet homme, quelle misère ! J’entends encore sa voix, véhémente, avec un timbre rauque qui lui venait des entrailles. Ce type ne parle pas, il expulse des sons, des bouts de phrases qui ne sont que des onomatopées primitives traduisant haine et violence. Quand on l’a remmené vers sa cellule il m’a frôlé. J’ai compris à cet instant de quoi il serait capable et préfère cent fois le savoir derrière des barreaux…  

 Depuis ces comparutions au tribunal, l’abbé Rivière est devenu mon ami. Il m’a dit qu’il te connaissait depuis longtemps, tu ne m’en as jamais parlé ? Je ne savais pas que tu côtoyais des curés… Ce bonhomme ne paie pas de mine mais dégage une énergie incroyable. Mais son combat pour aider les vauriens des cités est perdu d’avance. Pour preuve cet après-midi nous avons été témoins, lui et moi, d’une rixe au pied des tours de la porte des Forges. Ce n’étaient que des gamins, ils s’entretuaient comme des sauvages. Tu me croiras si tu veux, le fils de l’arabe que l’on juge actuellement au tribunal est mort dans mes bras. Je parle bien du fils de celui que l’on accuse de ton agression, l’abbé peut en témoigner.
  Avant aujourd’hui, je croyais que les miséreux n’attaquaient que l’or des gens riches. Mais non, ils se dévorent aussi entre eux.

  Allez ! Il faut que je me ressaisisse, que j’arrête de ne voir que le noir de la vie, profites-tu pleinement de ta croisière ? Raconte-moi tes impressions de voyages, tes rencontres… Les filles de ces îles tropicales sont-elles aussi belles que tu le croyais ? Et ce rhum dont nous rêvions en éclusant les mauvais tord-boyaux de chez Seb, est-il aussi ambré et parfumé que nous l’imaginions ? Et le soleil ? Et les couleurs de la mer ?
… Tu me manques mon ami.

  Au bar, Janine a changé de coiffure. Elle a dénoué son indémodable chignon. Je ne savais pas qu’elle avait de si longs cheveux, cela lui va bien. Avec l’âge, son corps se délie, elle devient splendide !
 
  Je repense à ton abbé, je te transmets son bonjour, il me l’a demandé à plusieurs reprises. Il est vraiment hors du commun.
  C’est un véritable personnage d’opéra-rock. Si j’avais le courage de créer une histoire autour de ce curé, du sdf arabe, du clan des voyous et de la gitane sauvageonne, il y aurait matière pour une belle comédie musicale. Il suffirait de rajouter une petite dose d’amour improbable au milieu de tous ces personnages et le tour serait joué…

   J’espère que tu pardonneras cette lettre un peu décousue, les émotions de cette journée m’ont épuisé.
  Je te promets de t’écrire plus longuement très bientôt.
   
                                               Je t’embrasse comme un frère.
                                                     
                                        Patrizio. »
Frédéric Prunier
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Message  Sahkti Mer 1 Avr 2015 - 10:20

Ha je l'aime bien ce chapitre, je lui trouve beaucoup de qualités, de sincérité et de puissance. Sans doute parce que tu plonges au coeur de l'âme des personnages ici mis en scène, que tu les inspectes, que tu nous entraînes avec toi dans ce sillage humain; cela me paraît très réussi.
Au début de la lecture, j'ai craint que tu n'allonges encore la sauce "nationaliste", ces relents racistes et autres joyeusetés mais non, tu t'arrêtes à temps pour mieux rebondir sur une scène difficile après nous avoir permis de faire plus ample connaissance avec l'abbé. L'histoire a vraiment pris corps, elle prend de la bouteille.
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Message  Frédéric Prunier Jeu 16 Avr 2015 - 15:52

pour ceusses qui ont déjà lu ce chapitre, les modifs ci-dessous n'apportent rien de fondamentale, pour les ceusses qui le découvrent, il est préférable de découvrir cette version

dans ma série de modifs, je réédite ici ce chapitre surtout pour son début. (Des changements intervenus dans les chapitres précédents induisent que.... etc)
je sais je sais, je prends beaucoup de place, mais ici est un bel atelier, alors j'en use, j'en use...
merci pour votre indulgence





VIII





          Dorénavant, l’abbé et moi nous nous saluons.
  De temps en temps, Janine me demande d’aller déposer à l’entrepôt de sa communauté de chiffonniers quelques sacs de vêtements dont elle veut se débarrasser. Pour un sourire et une tournée d’apéro, j’irai lui décrocher la lune. En plus, j’adore le parfum de lessive que son linge fraichement lavé exhale, c’est une partie de son odeur. Respirer son odeur n’a rien de pervers, celles qui porteront ses vêtements ont de la chance…

  À chaque fois que sa femme m’envoie déposer des bricoles chez les compagnons de l’abbé, Seb bougonne que le bric-à-brac de la ruelle de derrière attire les rats de toute la ville, au sens propre comme au sens figuré :
— C’est de la connerie d’entretenir des chômeurs à rien foutre et tu donnes de la confiture à des cochons, on m’a dit qu’ils refusent ce qui n’est plus à la mode.
  C’est vrai que l’on jette beaucoup.
  L’entrepôt déborde et ressemble autant à une décharge qu’à une brocante. Pourtant, depuis l’afflux massif des immigrés français, l’abbé y puise des habits, de la vaisselle ébréchée ou du mobilier d’avant-guerre. Ceux qui acceptent ses dons doivent véritablement se trouver dans une misère extrême.


  L’abbé m’a embauché quelquefois pour aider à lui déplacer des meubles. On ne peut rien refuser à ce bonhomme. Mais je pourrais pourtant lui affirmer que la totalité de son trésor est un tas de planches  juste bon à brûler. Il y aurait du tri à faire dans ce capharnaüm.
  Ce bon samaritain croit que tout peut servir et qu’il existe encore dans le royaume des miséreux qui se contenteraient d’une caisse à savon en guise de placard. Il n’a pas conscience que le strict nécessaire se résume, de nos jours, à un écran de home cinéma. Personne ne veut plus d’armoire de mariage, surtout si elles sont normandes et du 18e  siècle ! La société a changé et nos pauvres sont tous équipés d’un téléphone portable.

  Je vais devoir également lui expliquer que Gaspard s’est largement aventuré en affirmant que je consacrais mes voyages imaginaires à l’écriture d’une messe solennelle.
  À cause de cette exagération, l’homme d’église s’est mis en tête de me faire participer à sa messe du dimanche. J’aime le son désuet de l’harmonium mais il serait mon ange gardien en personne que je ne lui servirai pas pour autant de guide-chant. Je ne me souviens d’aucun des classiques du répertoire, pourtant entrevus lorsque j’étais adolescent, au conservatoire. Tout cela est loin, très loin… La boite à rythmes et l’orchestrateur de mon synthétiseur sont des machines dont je ne sais plus me passer. Jamais je n’aurai le courage de retravailler les bases de l’instrument, des pans entiers de la compréhension musicale me manquent, tout reprendre à zéro est impensable. En plus, je suis athée ! Alors pourquoi veut-il que j’assiste à sa messe ? Il y a bien assez de bigotes dans le quartier qu’il flatterait en leur proposant d’officier à ma place.

  Malgré mes réticences à lui parler de ma musique, il ne se décourage pas et vient de plus en plus fréquemment à ma rencontre, s’inquiétant pour ma santé ou m’interrogeant sur les dernières nouvelles du quartier. Bien obligé de lui rendre sa politesse, je lui ai fait part de mon admiration à son égard. Son acharnement à aider les miséreux me fascine. Je connais certains de ceux à qui profitent ses dons, ils ont des personnalités compliquées.

— Il paraît que l’on vous a déjà volé à l’entrepôt ?
— Ce qui a été volé je voulais le donner, alors quelle importance. Je suis un missionnaire, les friches industrielles ne sont plus rattachées à aucune paroisse et ceux qui squattent cette partie du faubourg ont besoin d’un curé.
  Scrutant mon regard pour y déceler le fond de ma pensée, il m’explique une des raisons qui le motivent à arpenter les terrains vagues qui serpentent entre les vieilles tours et les remparts.  
— Je me suis donné pour mission d’apprendre à lire à leurs enfants.
— L’abbaye serait plus confortable que sur les marches d’une entrée d’immeuble, non ?
— Ces sauvageons sont des éponges, ils feraient n’importe quoi pour imiter leurs grands frères et n’ont pas besoin de prétexte révolutionnaire pour brûler une salle de classe ou déboulonner les statues des croyances anciennes. Je préfère forcer les portes de leur univers. Tu peux comprendre le plaisir que j’éprouve, imagine-toi en train d’enseigner la musique, en plein air, sur un trottoir avec trois bidons et une guitare.
   Oh oui je peux le comprendre. À défaut de nanas hystériques criant mon prénom au pied de la scène de l’Olympia, diriger un atelier de la MJC et s’éclater en jouant du rock’n’roll avec une bande d’ados serait déjà une belle expérience.
  C’est malheureusement pour moi impossible, surtout au 19e siècle.
  Je n’ai pas le temps de me disperser puisque je suis devenu célèbre. De toute façon, s’ajoutent dorénavant à mes obligations quotidiennes les affaires de mon ami Gaspard.

  L’abbé, lui, est capable de déplacer des montagnes. Il m’explique ce qu’il a entrepris dans le quartier :
— …C’est pour cela que tu me vois tous les jours partir à la recherche de mes petits monstres. À cette heure-ci, ils traînent souvent du côté de la porte des Forges et donnent un coup de main aux habitants de cette cité.
— Ils rendent service ?
— Ils aiment connaître qui vient traîner sur leur territoire et comprendre de qui ils doivent, ou non, se méfier. Aucune patrouille de gendarmes ne les inquiète ou dérange leurs trafics. Les plus petits servent de guetteurs et tous sont aussi volatiles qu’une nuée de moineaux. Je te déconseille d’aller, enrubanné de vêtements à la mode, les provoquer dans une ruelle du faubourg.

  Tout à notre discussion, nous remontons l’ancienne rue du Guichet, celle qui débouche justement au pied des tours de la porte de Forges. Arrive alors vers nous un curieux personnage, complètement affolé. Son visage et sa difformité m’interpellent.
  Ce malheureux n’a pas eu le privilège des soins modernes d’orthodontie et son implantation dentaire anarchique lui donne une apparence de demeuré. À grands renforts de mouvements de bras, il appelle désespérément l’abbé.
— …Jean-Louis ? Que t’arrive-t-il ?
— Monsieur l’abbé ! Monsieur l’abbé ! Venez vite ! Ils se battent, les petits, ceux à qui vous apprenez à lire.
  L’abbé modère son inquiétude. Pour ces gamins, la castagne est une langue maternelle.
— Ils ont sorti de vraies armes, ils sont comme fous. Je n’arrive pas à les séparer …sur la place, au pied des murs …venez vite, vous êtes le seul à pouvoir les arrêter.
  Savoir que des enfants s’écharpent remue ce pauvre bougre. C’est, d’après moi un bredin de village, serviable et sans malice. Il s’affole et bégaye tout en nous entraînant vers la place d’où les cris de la bagarre nous parviennent.

  Là-bas, une trentaine de gamins sont en train d’en découdre et comme a prévenu Jean-Louis, les plus teigneux ont sorti des lames de cutters. Ils s’en menacent pour de vrai.
— Mais ils n’ont pas dix ans !
  J’ai crié ces mots avec une telle force que mon hurlement résonne et surprend tout le monde. Un de ceux qui se battent à l’arme blanche marque, plus que les autres, un temps d’hésitation alors que son adversaire, lui, ne retient pas son geste.
  J’ai vu la scène, je l’ai anticipée.
  La plaie, comme dans un ralenti de cinéma, parait s’allonger. La chair s’ouvre tout à coup en deux lèvres béantes, larges et sanguinolentes.
  Je crie de plus belle !

  Je voudrais avoir le pouvoir de transformer le réel.
  Je refuse l’irrémédiable, cet enfant doit pouvoir s’écarter, éviter le drame. Nous nous précipitons.
  Le blessé regarde son ventre et la douleur vient juste après, quand il tombe, plié en deux, joignant ses deux mains devant lui. Les secondes qui suivent sont infinies, je n’entends plus rien que le bourdonnement de ma colère.
— Ce n’est pas possible, c’est intolérable, on ne joue pas avec la vie !
  L’agresseur lâche son arme et recule en bredouillant :
— Je n’ai pas fait exprès. Je ne voulais pas… C’est pas moi !
  Il se met à courir et se sauve, suivi par ses congénères, alors que le blessé, à terre, se tord de douleur. Nous sommes désemparés.
— Quel est le médecin le plus proche ?
Jean-Louis me répond le premier :
— Le Docteur Gros habite dans la vieille ville, juste à l’extrémité des remparts.
Quelques adultes, restés à l’écart, s’approchent. Une femme regarde l’enfant et nous dit :
— Celui-là, il finit aussi mal que son frère.
— Vous connaissez sa famille ?
— On peut dire qu’il a de qui tenir. Son père est en préventive et sa mère est une droguée que n’importe qui fait danser, s’il paie ce qu’il faut…

  Je comprends immédiatement qui est ce gosse, son père est l’arabe accusé de l’agression de Gaspard.
  Jean-Louis essaie de prendre le blessé dans ses bras. Le gamin hurle, nous le reposons doucement.
— Il faut une planche pour le porter. Vite !
La femme continue à débiter ce qu’elle connait de la petite victime :
— Son frère, il a été retrouvé mort cet été dans un fossé. Il avait participé au saccage d’une ferme et aurait reçu un coup de fourche. Il s’était vidé de son sang toute une nuit et quand on l’a retrouvé, il était raide comme de l’acier. Sa mère, je sais qu’elle s’appelle Yasmine et le père, c’est un Arabe mais je ne m’en souviens plus de son nom.
  Un homme intervient :
— Sa mère, on ne l’a pas revue depuis qu’ils ont attrapé son homme, et le petit s’appelle Zinedine.
  Regardant Jean-Louis, ce dernier ajoute :
— Il faudrait demander à quelqu’un qui connaît la bande de Maximilien, elle est peut-être avec eux…

     Bien que je détonne dans cet attroupement, personne ne s’inquiète de ma présence en ce lieu. Ceux qui habitent, à cette époque dans le  faubourg, ne me reconnaissent pas. Pour les témoins du drame, la présence de l’abbé est seule importante. On pose enfin l’enfant sur une planche et deux hommes le portent.

  L’abbé marche lentement, je le suis. J’ai peur qu’il soit pris d’un malaise. L’émotion lui fait battre le cœur comme un roulement de tambour. À mi-chemin, il doit faire une petite pause pour reprendre son souffle. Il marmonne :
— Et s’ils avaient eu des kalachnikovs, ils auraient tué tout le monde ?
  Qu’ont-ils donc dans la tête ? Combien faudra-t-il d’années pour que l’on cesse de se battre au prétexte d’un simple regard de travers ou d’une intonation provocatrice ?

     Nous arrivons enfin au cabinet médical. Zinedine est déjà sur la table d’observation du médecin mais ce dernier est absent, il faut attendre.
  L’abbé prend la main du blessé, essayant de le consoler et d’apaiser sa douleur, avec des mots pleins de douceur.
— On va te soigner, ne t’inquiète pas, on va te recoudre et tu auras une cicatrice, comme les pirates.
  La plaie s’est encore élargie et laisse entrevoir des entrailles lacérées. L’assistante du docteur essaie de faire tenir un bandage pour garder les chairs fermées. Zinedine transpire beaucoup. Il a froid et il tremble.
— Ta maman, elle s’appelle bien Yasmine ?
L’enfant manque de souffle et répond difficilement.
— Oui…
— Sais-tu où elle est ?
  Zinedine ne répond pas. Il plonge son regard dans celui de l’abbé. Jamais, il ne trahira la cavale de sa mère. L’abbé le rassure.
— … Reste tranquille.
— … Monsieur …
  L’enfant s’accroche désespérément à la main du saint homme, les larmes coulent sur ses joues.
— … Vous ne le direz pas à maman… ?
  On prépare du linge propre, de l’eau chaude et des éponges, pour que le docteur Gros intervienne au plus vite. Quand il arrive, Zinedine est déjà mort.


  La vue de ce petit corps éventré est difficilement supportable, le médecin recoud grossièrement la plaie et enveloppe le petit cadavre dans un drap, ne laissant visible que son visage. Et puis l’abbé bénit son âme.
— Je réciterai une messe et serai là pour la mise en terre, même s’il doit rejoindre les indigents dans la fosse commune.
  L’évocation d’un corps jeté comme un animal dans une fosse me réveille de la torpeur dans laquelle je restais plongé, spectateur impuissant de ce drame. Je sors d’un cauchemar et je crie pour qu’il s’arrête :
— Non ! Pas un enfant, pas dans la fosse !…
  L’abbé me touche la main et me demande :
— Que veux-tu faire ?
  Je suis trempé de sueur, j’ai la nausée, j’ai envie de vomir. Malgré tout malgré moi, je trouve la force de lui répondre :
— Je veux qu’il soit dans une vraie tombe, pour lui tout seul. Nous placerons sa dépouille dans le caveau de la chapelle, au fond du parc, dans ma propriété. En attendant que l’on retrouve sa mère et qu’elle nous indique où l’enterrer…
  L’abbé est surpris. J’écoute les mots que je viens de prononcer, je suis autant étonné que lui.
  Mais nous sommes bien au 19e siècle, je ne me suis pas trompé d’époque. J’habite au milieu d’un immense domaine et j’ai quelques domestiques. Au fond du parc il y a une chapelle aux murs humides badigeonnés à la chaux et le lendemain, on y installe l’enfant.

  L’abbé a célébré sa messe et il fait nuit maintenant.

  Je suis à nouveau seul, dans le silence de ma chambre.
  L’émotion de ces dernières journées ne favorise pas ma concentration. Cependant, je dois absolument résumer à Gaspard où en est son affaire. Je tourne en rond et cherche mes mots, luttant contre la fatigue. Je m’oblige à lui écrire.


   «  Mon ami,

     Lors de mon dernier courrier, je t’avais appris l’arrestation du chanteur arabe de la gare de triage. L’accusateur Lebenne a décidé de le garder en préventive. Il veut laisser ce truand moisir en prison et faire pression sur lui jusqu’à ce qu’il trahisse ses complices.  
  Je repense au visage de cet homme, quelle misère ! J’entends encore sa voix, véhémente, avec un timbre rauque qui lui venait des entrailles. Ce type ne parle pas, il expulse des sons, des bouts de phrases qui ne sont que des onomatopées primitives traduisant haine et violence. Quand on l’a remmené vers sa cellule il m’a frôlé. J’ai compris à cet instant de quoi il serait capable et préfère cent fois le savoir derrière des barreaux…  

 Depuis ces comparutions au tribunal, l’abbé Rivière est devenu mon ami. Il m’a dit qu’il te connaissait depuis longtemps, tu ne m’en as jamais parlé ? Je ne savais pas que tu côtoyais des curés… Ce bonhomme ne paie pas de mine mais dégage une énergie incroyable.
  Malheureusement, son combat pour aider les vauriens des cités est perdu d’avance. Pour preuve cet après-midi nous avons été témoins, lui et moi, d’une rixe au pied des tours de la porte des Forges. Ce n’étaient que des gamins, ils s’entretuaient comme des sauvages.
  Tu me croiras si tu veux, le fils de l’arabe que l’on juge actuellement au tribunal est mort dans mes bras. Je parle bien du fils de celui que l’on accuse de ton agression, l’abbé peut en témoigner.
  Avant aujourd’hui, je croyais que les miséreux n’attaquaient que l’or des gens riches. Mais non, ils se dévorent aussi entre eux.

  Allez ! Il faut que je me ressaisisse, que j’arrête de ne voir que le noir de la vie, profites-tu pleinement de ta croisière ? Raconte-moi tes impressions de voyages, tes rencontres… Les filles de ces îles tropicales sont-elles aussi belles que tu le croyais ? Et ce rhum dont nous rêvions en éclusant les mauvais tord-boyaux de chez Seb, est-il aussi ambré et parfumé que nous l’imaginions ? Et le soleil ? Et les couleurs de la mer ?
… Tu me manques mon ami.

  Au bar, Janine a changé de coiffure. Elle a dénoué son indémodable chignon. Je ne savais pas qu’elle avait de si longs cheveux, cela lui va bien. Avec l’âge, son corps se délie, elle devient splendide !
 
  Je repense à ton abbé et transmets ici son bonjour, il me l’a demandé à plusieurs reprises.
  C’est un être hors du commun. Si j’avais le courage de créer une histoire autour de ce curé, du sdf arabe, du clan des voyous et de la gitane sauvageonne, il y aurait matière pour une belle comédie musicale. Il suffirait de rajouter une petite dose d’amour improbable au milieu de tous ces personnages et le tour serait joué…

   J’espère que tu pardonneras cette lettre un peu décousue, les émotions de cette journée m’ont épuisé.
  Je te promets de t’écrire plus longuement très bientôt.
   
                                               Je t’embrasse comme un frère.
                                                     
                                        Patrizio. »
Frédéric Prunier
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