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Enfin une bonne nouvelle (10)

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Message  Frédéric Prunier Mer 1 Avr 2015 - 15:35

(merci à vous tous qui ont bien voulu laisser un commentaire sur mes chapitres précédents... c'est motivant, stimulant... on se sent moins "tout seul")



X




       Ce jour-là, en ville, Zinedine venait de mourir. Personne au squat ne le savait.
  Dans la chapelle, au fond de ma propriété, on avait installé son corps sur une porte recouverte d’un joli tissu et posée sur deux tréteaux. Maria avait décoré la pièce avec des bougies.
  Maria, la cuisinière du château, la nounou de ma petite enfance, mon premier désir inavouable, ma tatie grande sœur. Maria qui demeure encore aujourd’hui aux petits soins pour moi. Combien de fois est-t-elle venue remettre en ordre le chaos de ma tanière, oubliant volontairement le sac de supermarché plein à ras bord qu’elle disait avoir acheté pour elle ?  Maria qui ne juge pas ou qui reste silencieuse, aimante comme une mère et moi perpétuellement sale gosse égoïste. Elle me protège, c’est le phare qui accompagne mes tempêtes.
  On oublie trop souvent de dire merci à ceux qui vous aiment. Je n’éviterai peut-être pas le naufrage mais elle reste attentive et présente, jusque dans ce château de mes rêves où je pleure un gamin que je ne connais pas.
     Elle marmonne des prières que récite à voix haute l’abbé et ses yeux sont pleins de larmes. Elle pleure parce que le départ d'un enfant est contre nature, c'est une erreur, une injustice, l’horreur absolue. On ne peut accepter cette mort, on voudrait pouvoir crier que la médecine fait chaque jour d’énormes progrès et que rien n’est perdu, qu’il y a peut-être un espoir, que l’on va pouvoir le sauver... Et puis on pleure face à l’inexorable, parce que l’on sait combien il est inutile de se rebeller, en fin de compte.
— Dieu, à quoi sert-il ?
  L’abbé ne lui répond pas.

  On ne peut plus revenir en arrière, ni expliquer à ce môme que l’on ne joue pas avec la vie, que l’on ne compte pas jusqu’à cent pour se relever guéri d’une blessure si profonde, c’est trop tard. Dans tous les accidents il y a une part de hasard, un mauvais endroit au mauvais moment, une lame de couteau qui n’est pas un jouet, combien de fois devra-t-elle le répéter ?
  Maria me pétrit les mains. Sa colère s’étale dans une immense flaque de tristesse pleine de larmes.
— Il est encore joli… malgré sa vie de crasseux des bidonvilles.
  L’abbé lui répond :
— Oui, ceux qui résistent sont de bonne constitution.
  Le visage de la mort ressemble au Jésus en cire de la crèche de Noël. Maria n’ose pas en faire la remarque mais elle comprend maintenant pourquoi elle n’aime pas ce gros poupon blafard à la peau trop blanche…
*



 Quand vient le soir, l’abbé accepte de dîner mais refuse la chambre qu’on lui a préparée. Il veut veiller devant ce corps inerte toute la nuit, une bonne couverture lui suffira.  
—  J’ai besoin d’être seul avec lui. Nous avons des choses à nous dire tous les deux et je peux oublier le sommeil pendant quelques heures, j’ai l’habitude de ces veillées ultimes.
  Maria tient à lui installer un brasero pour lutter contre le froid et surtout contre l’humidité. L’enduit des murs sent la moisissure, il faudrait aérer cette pièce plus souvent. L’abbé, déjà absorbé par la récitation de ses prières, ne prête plus attention aux vivants. Agenouillé à côté de Zinedine, on dirait qu’il écoute la liste des bêtises que lui confesse ce gamin endormi.


  Le lendemain, il faut se résoudre à déposer la dépouille dans le caveau, personne n’a plus la force de cacher ses larmes, les enterrements sont de déroutants entraînements à mourir.
  Après un long et silencieux instant de recueillement, tout le monde quitte définitivement la chapelle. Il pleut et le vent s’est levé.
— Nous sommes à peine au mois d’octobre et nous avons déjà un temps de Toussaint, il n’y a plus de saison… J’ai préparé un déjeuner. Allez, tous au château !

    Dans l’antre de Maria, la chaleur des fourneaux fait oublier le sale temps et la tristesse. L’abbé décline, au dernier moment, notre invitation à partager le repas.
— Une autre fois, je vous remercie. Je crains d’avoir présumé de mes forces, mon corps frissonne et je me sens un peu fiévreux. On doit aussi s’inquiéter pour moi à l’abbaye, je n’ai prévenu personne de mon absence.
  Maria lui couvre les épaules d’un de mes manteaux.
— La doublure en fourrure vous protégera…
— Je crois toujours avoir la résistance de mes vingt ans. Si je tombe malade, je l’aurais bien cherché.
  L’habituelle luminosité de son regard nous fait trop facilement oublier l’âge de sa vieille carcasse. Le voilà déjà parti, courbant la tête, en lutte contre le vent.
— L’abbé ! Promettez-moi de vous reposer. J’ai besoin de votre amitié. J’enverrai quelqu’un au plus vite prendre de vos nouvelles…


*



  L’horreur du drame le plus effroyable ne peut empêcher le quotidien de reprendre son cours. Nous sommes condamnés à vivre, notre corps nous l’impose.

  Un ragoût mijote, la matinée est bien avancée. Un coursier frappe au carreau et son visage enjoué se colle à la vitre, cherchant à voir dans la pénombre s’il reconnait quelqu’un à l’intérieur. Maria l’aperçoit :
  — Entre Titou ! Et pose ce que je t’ai demandé sur la table. Si tu as soif, sers-toi un verre, tu sais où est la bouteille.
  La cuisine est à la fois lieu de vie, office et conciergerie. Si par ignorance un inconnu tente l’ascension du grand perron de l’entrée, il a rarement le temps d’atteindre son but. De toute façon, la grande porte reste fermée à clé, on ne l’ouvrira que le jour où j’organiserai un gala de réception pour la promotion de mes œuvres.

  Titou sort la bouteille et s’installe à la grande table communautaire. C’est un habitué. En plus de jouer les coursiers, il aide parfois le jardinier ou Maria, selon leurs besoins.
— Tu as pensé au poivre que je t’ai commandé ?
— Mince ! C’était ça le mot dont je n’arrivais pas à me souvenir.
— Mais ce n’est pas dieu possible ! Tu le fais exprès ? Tu l’avais déjà oublié hier ! Voilà pourquoi il faut savoir écrire… Maintenant que l’abbé vient ici tous les jours, demande-lui de t’apprendre, moi, je n’aurais pas la patience.
— Les lettres m’embrouillent et après je vois trouble. Et puis, je sais compter, de tête, même des choses compliquées. J’ai une mémoire des chiffres qui en étonnerait beaucoup, c’est suffisant.
— Sauf pour mon poivre… Tu vas retourner en ville tout de suite et me ramener ce que je t’ai demandé. Allez ouste !
Elle le pousse vers la porte.
— Attends Maria ! Attends ! J’ai un petit colis pour Monsieur Patrizio. Il vient, paraît-il, du bout du monde. J’ai aussi appris que la fille de Madame Gentillet doit se marier, et le pire…écoute, le pire… mais si tu me renvoies maintenant, je ne suis pas certain de m’en souvenir à mon retour… puisque je n’ai pas de tête.
  Habituée à ce petit jeu de chicanerie, la commère ne va pas céder aussi facilement. Pour un verre de vin, Titou lui réciterait La Gazette par cœur alors qu’il ne sait pas lire.
— Tu vas me raconter cette nouvelle extraordinaire et je te garde ton verre au frais. Je le surveille, tu l’auras quand j’aurai mon poivre.
— Une gorgée ?
— Raconte !
  Maria fait les gros yeux mais Titou ne croit pas une seconde à la vérité de cette mine faussement sévère :
— Hier soir, sur la route, après Château-Rouge, on a attaqué et pillé un fourgon de transport de fonds. Le convoi partait acheter des céréales à la frontière, à cause des mauvaises récoltes de cet été. Tout le monde est catastrophé. Le prix du pain a déjà augmenté, tu te rends compte ?
 Maria prend une chaise et s’assoit à côté du coursier, stupéfaite.
— C’est un coup des révolutionnaires ?
— En tout cas, ça n’a plus rien à voir avec un sac tombé du cul de la diligence. Les convoyeurs sont morts. Le Roi serait déjà au courant. Il va faire une annonce comme en France, pour appeler ses états et ses généraux.
— Ce n’est pas en discutant qu’il va rattraper les voleurs !
— Je suis d’accord avec toi, l’argent aura disparu quand la troupe fera une descente. Et au bout du bout, comme d’habitude, cette histoire sera un prétexte pour augmenter le nombre des militaires… Comme si remplir des casernes empêchait une bande de loulou de dévaliser des containers.
— S’il y a plus de surveillants, il y aura moins de vols ?
— J’en suis moins sûr que toi, j’ai un cousin conducteur de convoi. Quand sa brigade a le boulot d’une heure pour un homme, ils sont cinq, pendant une journée entière. Ce sont les champions du monde du relais. Si on augmente encore leurs effectifs, ils pourront organiser des concours de belote mais ne seront pas plus efficaces pour autant.
  Maria rit aux éclats. Où va-t-il chercher tout ça ?
  Elle l’aime bien son petit livreur, bien qu’elle ne soit pas toujours d’accord avec ses analyses politiques. C’est tout le portrait craché de son père, le Seb. Ce bistrotier est un lointain cousin à elle, du côté de sa mère. Comme beaucoup d’hommes de ce côté de la famille, il est bourru et coléreux, mais a le cœur sur la main.
 
  Tout en écoutant Titou, elle l’observe avec tendresse, trouvant bien dommage leur différence d’âge. Au printemps dernier, il lui avait cueilli plusieurs bouquets de fleurs des champs, disant qu’avec eux, le soleil entrerait dans la cuisine.
  Les conséquences de ce vol l’inquiètent :
— Avec les blés pourris sur pied l’été dernier, tellement la terre était gorgée d’eau, il ne manquait plus que les pillards. Heureusement que de nos jours, la famine est impossible.

  Maria n’était pas née la dernière fois que des miséreux, dans le royaume, étaient morts de faim. C’était pendant l’hiver 54. Elle ne connaît cette souffrance que de nom mais s’alarme parce que l’augmentation des prix sera inévitable. L’hiver coûtera cher cette année.
— Ils ont tout pris,  tu me dis ?
— Oui. Les gendarmes ratissent le pays mais ne sont pas assez nombreux.
— Eh bien, on n’a pas fini d’en entendre parler et la valse des étiquettes peut commencer à tourner !...

  Ils en sont là de leur bavardage quand je fais mon apparition. Titou me salue et me donne le paquet qu’il a encore en main. Gêné par ma présence, il file en promettant à Maria de lui rapporter son poivre avant le soir.
  J’ouvre fébrilement le colis, affranchi depuis une île des caraïbes. C’est Gaspard qui me l’envoie. Il y a plusieurs lettes à l’intérieur, et sur la première est écrit mon prénom. Je la décachette et m’empresse de lire :

       «  Patrizio,
 
        Je voudrais savoir peindre ou dessiner pour te montrer ce qui est juste devant moi. Il est presque midi, je suis sur la plage.
  Je n’ai pu résister au désir d’ôter mes vêtements, de m’allonger face à cet horizon sans fin, complètement nu, savourant pleinement la douce morsure du soleil. Je suis resté ainsi quelques instants à caresser le sable. Il ressemblait à de l’or, de l’or presque blanc qui glissait entre mes doigts. C’était une sensation magnifique.
  Et les arbres... si tu voyais ces arbres ! Identiques aux gravures des livres d’exploration, quand ils se penchent et encadrent le lagon tout bleu et translucide.

  Alors que je t’écris, une toute jeune femme m’apporte mon déjeuner directement sur la plage. Sa peau a la couleur d’un miel ambré. Ornés d’une couronne de fleurs, ses cheveux sont d’un brun éclatant. Elle soutient un énorme plateau de fruits exotiques, on dirait une cariatide antique…
  … Mais je te décrirai tout ceci de vive voix, quand nous nous reverrons, car je ne peux « décemment » t’écrire le plaisir que la venue de cette sauvageonne vient de me procurer.
   Sa beauté est à l’image de cette île, douce, parfumée, rhum et vanille, conçue pour le plaisir.
  L’endroit est un vrai paradis pour célibataire et vivre dans ce pays ne coûte presque rien. Le pouvoir d’achat de la vieille Europe permet ici le luxe le plus incroyable. Je suis véritablement devenu le roi du monde, rien de tel qu’une telle croisière pour oublier la sempiternelle crise que traverse notre royaume depuis trop longtemps !
  Je sais maintenant où se cache le bonheur.

  Le seul désagrément qui me relie encore au continent est la lecture de la gazette du royaume. On me l’apporte tous les jours et je viens d’y apprendre le déroulement du procès de mon agresseur, en même temps que je découvrais ton dernier courrier. Je ne comprends pas pourquoi il faut un complément d’enquête mais Lebenne doit avoir ses raisons.
  Tu as dû, toi aussi, lire le commentaire des journaleux ? Ils insinuent que la recrudescence des vols trouve sa cause dans l’augmentation des prix, comme si mes voleurs étaient des crève-la-faim. Avec leurs raisonnements, ma fortune serait la coupable et ceux qui désirent s’en emparer les victimes. C’est le monde à l’envers !
  Si la vie leur est impossible là-bas, ils n’ont qu’à me rejoindre, ici le pain ne vaut rien !

  J’ai presque envie de m’exiler, vue la situation du vieux continent.  Je pourrais acquérir une petite propriété entourée d’une plantation de cannes à sucre et la maison serait assez grande pour t’accueillir, toi mon ami fidèle. Je réfléchis de plus en plus sérieusement au moyen de liquider les affaires qu’il me reste dans le royaume. Des idées trottent dans ma tête, je t’en reparlerai dès qu’elles se seront correctement mises en place.
 
  Je joins à cette lettre quelques papiers, j’aimerais que les tu transmettes à Benoît et à Jean-Marie, mes deux cousins. De tout envoyer dans un seul colis m’évite la corvée de ficeler trois paquets. Ce n’est que de la paperasse, mais elle a son importance.
   Benito a créé depuis l’année dernière une petite boîte d’agents de sécurité et de gardiennage. J’ai décidé de lui donner un coup de pouce, ces documents accéléreront ses demandes d’homologation auprès de l’accusateur Lebenne et du conseil municipal. Je compte sur toi pour être mon messager.

   Je te promets d’autres nouvelles au plus vite.
                                  Je t’embrasse, mon ami, mon frère,
                                               Gaspard. »


  À peine ma lecture achevée, je préviens Maria que je ne dînerai pas avec elle ce soir car je veux me rendre à Château-Rouge immédiatement afin de porter les documents à Benoît. La journée se trouve déjà bien avancée, je serai probablement contraint de faire étape à l’auberge.
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Message  Sahkti Mer 1 Avr 2015 - 18:11

Extra Fred, vraiment, ça va en s'améliorant !
Ici encore, le risque était grand de t'engluer dans un truc facile avec la mort du gamin, l'injustice du geste et j'en passe mais non, rien de tout cela, tu stoppes à temps pour repartir sur autre chose, rebondir de belle manière, avec - toujours - ce descriptif réussi de personnages qui deviennent rapidement les nôtres. Maria me plaît bien, ce chapitre aussi, je le trouve bien maîtrisé.
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Message  Frédéric Prunier Jeu 16 Avr 2015 - 20:12

idem que mes dernières modifs des chapitres 6/7/9...

Ici cela concernei le début, les premiers paragraphes.... après, rien de véritablement changé
à plus, je retourne bosser la suite !



X





En ville, Zinedine venait de mourir. Personne au squat ne le savait. C’était un jour de grand départ alors la télé négligea ce dramatique accident.
Il faut admettre qu’actuellement, nos petites vacances d’automne engendrent l’encombrement des routes comme autrefois les plus belles migrations estivales et des centaines de milliers d’automobilistes se sont retrouvés, suite à une tempête imprévue, abandonnés à leur sort, en pleine nature, sans aucune information des services de l’état. Les journalistes s’en donnèrent à cœur joie, répétant en boucle les kilomètres encombrés et les interviews des vacanciers naufragés, oubliant ainsi le temps de quelques heures le reste du monde.
Fatigué d’écouter toujours la même chose, je préfère rester seul, me souvenant de la chapelle du château et du corps du petit Zinedine, installé sur une porte recouverte d’un joli tissu et posée sur deux tréteaux. Maria avait décoré la pièce avec des bougies.
Maria la cuisinière, la nounou de ma petite enfance, mon premier désir inavouable, ma tatie grande sœur. Maria qui demeure encore aujourd’hui aux petits soins pour moi. Combien de fois est-t-elle venue remettre en ordre le chaos de ma tanière, oubliant volontairement le sac de supermarché plein à ras bord qu’elle disait avoir acheté pour elle ? Maria qui ne juge pas ou qui reste silencieuse, aimante comme une mère et moi perpétuellement sale gosse égoïste. Elle me protège, c’est le phare qui accompagne mes tempêtes.
On oublie trop souvent de dire merci à ceux qui vous aiment. Je n’éviterai peut-être pas le naufrage mais elle restera attentive et présente, je le sais. Elle m’accompagne, tutrice silencieuse, jusque dans cette autre époque où je pleure un gamin que je ne connaissais pas.

Elle marmonne des prières que récite à voix haute l’abbé et ses yeux sont pleins de larmes. Elle pleure parce que le départ d’un enfant est contre nature, c’est une erreur, une injustice, l’horreur absolue. On ne peut accepter cette mort, on voudrait pouvoir crier que la médecine fait chaque jour d’énormes progrès et que rien n’est perdu, qu’il y a peut-être un espoir, que l’on va pouvoir le sauver... Et puis on pleure face à l’inexorable, parce que l’on sait combien il est inutile de se rebeller, en fin de compte.
— Dieu, à quoi sert-il ?
L’abbé ne lui répond pas.
On ne peut plus revenir en arrière, ni expliquer à ce môme que l’on ne joue pas avec la vie, que l’on ne compte pas jusqu’à cent pour se relever guéri d’une blessure si profonde, c’est trop tard. Dans tous les accidents il y a une part de hasard, un mauvais endroit au mauvais moment, une lame de couteau qui n’est pas un jouet, combien de fois devra-t-elle le répéter ?
Maria me pétrit les mains. Sa colère s’étale dans une immense flaque de tristesse pleine de larmes.
— Il est encore joli… malgré sa vie de crasseux des bidonvilles.
L’abbé lui répond :
— Oui, ceux qui résistent sont de bonne constitution.
Le visage de la mort ressemble au Jésus en cire de la crèche de Noël. Maria n’ose pas en faire la remarque mais elle comprend maintenant pourquoi elle n’aime pas ce gros poupon blafard à la peau trop blanche…



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Quand vient le soir, l’abbé accepte de dîner mais refuse la chambre qu’on lui a préparée. Il veut veiller devant ce corps inerte toute la nuit, une bonne couverture lui suffira.
— J’ai besoin d’être seul avec lui. Nous avons des choses à nous dire tous les deux et je peux oublier le sommeil pendant quelques heures, j’ai l’habitude de ces veillées ultimes.
Maria tient à lui installer un brasero pour lutter contre le froid et surtout contre l’humidité. L’enduit des murs sent la moisissure, il faudrait aérer cette pièce plus souvent. L’abbé, déjà absorbé par la récitation de ses prières, ne prête plus attention aux vivants. Agenouillé à côté de Zinedine, on dirait qu’il écoute la liste des bêtises que lui confesse ce gamin endormi.


Le lendemain, il faut se résoudre à déposer la dépouille dans le caveau, personne n’a plus la force de cacher ses larmes, les enterrements sont de déroutants entraînements à mourir.
Après un long et silencieux instant de recueillement, tout le monde quitte définitivement la chapelle. Il pleut et le vent s’est levé.
— Nous sommes à peine au mois d’octobre et nous avons déjà un temps de Toussaint, il n’y a plus de saison… J’ai préparé un déjeuner. Allez, tous au château !

Dans l’antre de Maria, la chaleur des fourneaux fait oublier le sale temps et la tristesse. L’abbé décline, au dernier moment, notre invitation à partager le repas.
— Une autre fois, je vous remercie. Je crains d’avoir présumé de mes forces, mon corps frissonne et je me sens un peu fiévreux. On doit aussi s’inquiéter pour moi à l’abbaye, je n’ai prévenu personne de mon absence.
Maria lui couvre les épaules d’un de mes manteaux.
— La doublure en fourrure vous protégera…
— Je crois toujours avoir la résistance de mes vingt ans. Si je tombe malade, je l’aurais bien cherché.
L’habituelle luminosité de son regard nous fait trop facilement oublier l’âge de sa vieille carcasse. Le voilà déjà parti, courbant la tête, en lutte contre le vent.
— L’abbé ! Promettez-moi de vous reposer. J’ai besoin de votre amitié. J’enverrai quelqu’un au plus vite prendre de vos nouvelles…



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L’horreur du drame le plus effroyable ne peut empêcher le quotidien de reprendre son cours. Nous sommes condamnés à vivre, notre corps nous l’impose.

Un ragoût mijote, la matinée est bien avancée. Un coursier frappe au carreau et son visage enjoué se colle à la vitre, cherchant à voir dans la pénombre s’il reconnait quelqu’un à l’intérieur. Maria l’aperçoit :
— Entre Titou ! Et pose ce que je t’ai demandé sur la table. Si tu as soif, sers-toi un verre, tu sais où est la bouteille.
La cuisine est à la fois lieu de vie, office et la conciergerie. Si par ignorance un inconnu tente l’ascension du grand perron de l’entrée, il a rarement le temps d’atteindre son but. De toute façon, la grande porte reste fermée à clé, on ne l’ouvrira que le jour où j’organiserai un gala de réception pour la promotion de mes œuvres.

Titou sort la bouteille et s’installe à la grande table communautaire. C’est un habitué. En plus de jouer les coursiers, il aide parfois le jardinier ou Maria, selon leurs besoins.
— Tu as pensé au poivre que je t’ai commandé ?
— Mince ! C’était ça le mot dont je n’arrivais pas à me souvenir.
— Mais ce n’est pas dieu possible ! Tu le fais exprès ? Tu l’avais déjà oublié hier ! Voilà pourquoi il faut savoir écrire… Maintenant que l’abbé vient ici tous les jours, demande-lui de t’apprendre, moi, je n’aurais pas la patience.
— Les lettres m’embrouillent et après je vois trouble. Et puis, je sais compter, de tête, même des choses compliquées. J’ai une mémoire des chiffres qui en étonnerait beaucoup, c’est suffisant.
— Sauf pour mon poivre… Tu vas retourner en ville tout de suite et me ramener ce que je t’ai demandé. Allez ouste !
Elle le pousse vers la porte.
— Attends Maria ! Attends ! J’ai un petit colis pour Monsieur Patrizio. Il vient, paraît-il, du bout du monde. J’ai aussi appris que la fille de Madame Gentillet doit se marier, et le pire…écoute, le pire… mais si tu me renvoies maintenant, je ne suis pas certain de m’en souvenir à mon retour… puisque je n’ai pas de tête.
Habituée à ce petit jeu de chicanerie, la commère ne va pas céder aussi facilement. Pour un verre de vin, Titou lui réciterait La Gazette par cœur alors qu’il ne sait pas lire.
— Tu vas me raconter cette nouvelle extraordinaire et je te garde ton verre au frais. Je le surveille, tu l’auras quand j’aurai mon poivre.
— Une gorgée ?
— Raconte !
Maria fait les gros yeux mais Titou ne croit pas une seconde à la vérité de cette mine faussement sévère :
— Hier soir, sur la route, après Château-Rouge, on a attaqué et pillé un fourgon de transport de fonds. Le convoi partait acheter des céréales à la frontière, à cause des mauvaises récoltes de cet été. Tout le monde est catastrophé. Le prix du pain a déjà augmenté, tu te rends compte ?
Maria prend une chaise et s’assoit à côté du coursier, stupéfaite.
— C’est un coup des révolutionnaires ?
— En tout cas, ça n’a plus rien à voir avec un sac tombé du cul de la diligence. Les convoyeurs sont morts. Le Roi serait déjà au courant. Il va faire une annonce comme en France, pour appeler ses états et ses généraux.
— Ce n’est pas en discutant qu’il va rattraper les voleurs !
— Je suis d’accord avec toi, l’argent aura disparu quand la troupe fera une descente. Et au bout du bout, comme d’habitude, cette histoire sera un prétexte pour augmenter le nombre des militaires… Comme si remplir des casernes empêchait une bande de loulou de dévaliser des containers.
— S’il y a plus de surveillants, il y aura moins de vols ?
— J’en suis moins sûr que toi, j’ai un cousin conducteur de convoi. Quand sa brigade a le boulot d’une heure pour un homme, ils sont cinq, pendant une journée entière. Ce sont les champions du monde du relais. Si on augmente encore leurs effectifs, ils pourront organiser des concours de belote mais ne seront pas plus efficaces pour autant.
Maria rit aux éclats. Où va-t-il chercher tout ça ?
Elle l’aime bien son petit livreur, bien qu’elle ne soit pas toujours d’accord avec ses analyses politiques. C’est tout le portrait craché de son père, le Seb. Ce bistrotier est un lointain cousin à elle, du côté de sa mère. Comme beaucoup d’hommes de ce côté de la famille, il est bourru et coléreux, mais a le cœur sur la main.

Tout en écoutant Titou, elle l’observe avec tendresse, trouvant bien dommage leur différence d’âge. Au printemps dernier, il lui avait cueilli plusieurs bouquets de fleurs des champs, disant qu’avec eux, le soleil entrerait dans la cuisine.
Les conséquences de ce vol l’inquiètent :
— Avec les blés pourris sur pied l’été dernier, tellement la terre était gorgée d’eau, il ne manquait plus que les pillards. Heureusement que de nos jours, la famine est impossible.

Maria n’était pas née la dernière fois que des miséreux, dans le royaume, étaient morts de faim. C’était pendant l’hiver 54. Elle ne connaît cette souffrance que de nom mais s’alarme parce que l’augmentation des prix sera inévitable. L’hiver coûtera cher cette année.
— Ils ont tout pris, tu me dis ?
— Oui. Les gendarmes ratissent le pays mais ne sont pas assez nombreux.
— Eh bien, on n’a pas fini d’en entendre parler et la valse des étiquettes peut commencer à tourner !...

Ils en sont là de leur bavardage quand je fais mon apparition. Titou me salue et me donne le paquet qu’il a encore en main. Gêné par ma présence, il file en promettant à Maria de lui rapporter son poivre avant le soir.
J’ouvre fébrilement le colis, affranchi depuis une île des caraïbes. C’est Gaspard qui me l’envoie. Il y a plusieurs lettes à l’intérieur, et sur la première est écrit mon prénom. Je la décachette et m’empresse de lire :

« Patrizio,

Je voudrais savoir peindre ou dessiner pour te montrer ce qui est juste devant moi. Il est presque midi, je suis sur la plage.
Je n’ai pu résister au désir d’ôter mes vêtements, de m’allonger face à cet horizon sans fin, complètement nu, savourant pleinement la douce morsure du soleil. Je suis resté ainsi quelques instants à caresser le sable. Il ressemblait à de l’or, de l’or presque blanc qui glissait entre mes doigts. C’était une sensation magnifique.
Et les arbres... si tu voyais ces arbres ! Identiques aux gravures des livres d’exploration, quand ils se penchent et encadrent le lagon tout bleu et translucide.

Alors que je t’écris, une toute jeune femme m’apporte mon déjeuner directement sur la plage. Sa peau a la couleur d’un miel ambré. Ornés d’une couronne de fleurs, ses cheveux sont d’un brun éclatant. Elle soutient un énorme plateau de fruits exotiques, on dirait une cariatide antique…
… Mais je te décrirai tout ceci de vive voix, quand nous nous reverrons, car je ne peux « décemment » t’écrire le plaisir que la venue de cette sauvageonne vient de me procurer.
Sa beauté est à l’image de cette île, douce, parfumée, rhum et vanille, conçue pour le plaisir.
L’endroit est un vrai paradis pour célibataire et vivre dans ce pays ne coûte presque rien. Le pouvoir d’achat de la vieille Europe permet ici le luxe le plus incroyable. Je suis véritablement devenu le roi du monde, rien de tel qu’une telle croisière pour oublier la sempiternelle crise que traverse notre royaume depuis trop longtemps !
Je sais maintenant où se cache le bonheur.

Le seul désagrément qui me relie encore au continent est la lecture de la gazette du royaume. On me l’apporte tous les jours et je viens d’y apprendre le déroulement du procès de mon agresseur, en même temps que je découvrais ton dernier courrier. Je ne comprends pas pourquoi il faut un complément d’enquête mais Lebenne doit avoir ses raisons.
Tu as dû, toi aussi, lire le commentaire des journaleux ? Ils insinuent que la recrudescence des vols trouve sa cause dans l’augmentation des prix, comme si mes voleurs étaient des crève-la-faim. Avec leurs raisonnements, ma fortune serait la coupable et ceux qui désirent s’en emparer les victimes. C’est le monde à l’envers !
Si la vie leur est impossible là-bas, ils n’ont qu’à me rejoindre, ici le pain ne vaut rien !

J’ai presque envie de m’exiler, vue la situation du vieux continent. Je pourrais acquérir une petite propriété entourée d’une plantation de cannes à sucre et la maison serait assez grande pour t’accueillir, toi mon ami fidèle. Je réfléchis de plus en plus sérieusement au moyen de liquider les affaires qu’il me reste dans le royaume. Des idées trottent dans ma tête, je t’en reparlerai dès qu’elles se seront correctement mises en place.

Je joins à cette lettre quelques papiers, j’aimerais que les tu transmettes à Benoît et à Jean-Marie, mes deux cousins. De tout envoyer dans un seul colis m’évite la corvée de ficeler trois paquets. Ce n’est que de la paperasse, mais elle a son importance.
Benito a créé depuis l’année dernière une petite boîte d’agents de sécurité et de gardiennage. J’ai décidé de lui donner un coup de pouce, ces documents accéléreront ses demandes d’homologation auprès de l’accusateur Lebenne et du conseil municipal. Je compte sur toi pour être mon messager.

Je te promets d’autres nouvelles au plus vite.
Je t’embrasse, mon ami, mon frère,
Gaspard. »

À peine ma lecture achevée, je préviens Maria que je ne dînerai pas avec elle ce soir car je veux me rendre à Château-Rouge immédiatement afin de porter les documents à Benoît. La journée se trouve déjà bien avancée, je serai probablement contraint de faire étape à l’auberge.
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Message  Frédéric Prunier Jeu 16 Avr 2015 - 20:24

merdoie, envoi trop rapide, voilà le bon début de ce chapitre !!!



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       En ville, Zinedine venait de mourir. Personne au squat ne le savait. C’était un jour de grand départ alors la télé négligea ce dramatique accident.
  Il faut admettre qu’actuellement, nos petites vacances d’automne engendrent l’encombrement des routes comme autrefois les plus belles migrations estivales. Des centaines de milliers d’automobilistes se sont  retrouvés aujourd’hui encore, suite à une tempête imprévue, abandonnés à leur sort, en pleine nature, sans aucune information des services de l’état. Les journalistes s’en donnèrent à cœur joie, ressassant en boucle le problème des kilomètres encombrés et nous martelant l’horreur de la situation grâce aux interviews des vacanciers naufragés.

  Fatigué d’écouter toujours la même chose, je préfère rester seul, mes émotions récentes me renvoyant dans la chapelle de ma propriété, dans cet autre siècle où le corps du petit Zinedine a été installé sur une porte recouverte d’un joli tissu et posée sur deux tréteaux. Maria avait décoré la pièce avec des bougies.
  Maria la cuisinière, la nounou de ma petite enfance, mon premier désir inavouable, ma tatie grande sœur. Maria qui demeure encore aujourd’hui aux petits soins pour moi. Combien de fois est-t-elle venue remettre en ordre le chaos de ma tanière, oubliant volontairement le sac de supermarché plein à ras bord qu’elle disait avoir acheté pour elle ?  Maria qui ne juge pas ou qui reste silencieuse, aimante comme une mère et moi perpétuellement sale gosse égoïste. Elle me protège, c’est le phare qui accompagne mes tempêtes.
  On oublie trop souvent de dire merci à ceux qui vous aiment. Je n’éviterai peut-être pas le naufrage mais elle restera attentive et présente, je le sais. Elle m’accompagne, tutrice silencieuse, jusque dans cette autre époque où je pleure un gamin que je ne connaissais pas.

etc


(je sais, c'est un peu le boxif mais c'est un atelier !!!! y a des copeaux partout !)
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