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Enfin une bonne nouvelle (12)

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Enfin une bonne nouvelle (12) Empty Enfin une bonne nouvelle (12)

Message  Frédéric Prunier Jeu 16 Avr 2015 - 22:06

XII





        J’ai dû enfourcher mon cheval sans m’en rendre compte car celui-ci s’est déjà mis au pas, il n’a pas attendu mon ordre.
  Ne cherchant aucunement à le retenir, je me laisse guider par le rythme de son déhanchement et sa nonchalance animale.
  Je ne me souvenais plus de ce plaisir : quand l’esprit est à l’écoute du temps et que les secondes se posent une à une, d’un même pas tranquille. La force de ma monture m’embarque, elle est le moteur qui fait tourner ma planète. Je suis emporté dans un road-movie sans angoisse, apaisé, oubliant pourquoi je suis ici et qu’elle est ma destination, voyageur de ce paysage, heureux d’exister, à cet endroit, à cet instant.
  La journée d’automne décline doucement. Sa lumière a des couleurs de fruits mûrs et j’oublie le quotidien, mes angoisses, mes envies et mes désirs.
  Je me vois en train de composer l’opéra rock dont j’ai parlé à Gaspard dans une de mes lettres. Sur fond d’amour impossible, je décrirais l’histoire de la sdf, cette danseuse orientale de la gare de triage. Je ne sais pas encore qui est cette femme mais il y a déjà l’épisode de la mort de son enfant. En ce moment, la mode est aux romans dont les personnages principaux sont issus des minorités communautaires, au bord des limites, juif ou arabe homosexuel par exemple. Les héros parfaits sont, selon moi, tous des remakes du petit poucet, surmontant les embûches aussi bien que les grands méchants loups mais ils arrivent au final les vainqueurs de l’histoire. Ils flirtent le temps de l’intrigue avec le bord des lignes, celles qui effraient autant qu’elles attirent. Ma gitane conviendrait parfaitement pour ce rôle.
  J’aimerais aussi décrire un morceau de la vie des hommes ordinaires, ceux qui ne sont ni vraiment bons ni vraiment méchants, mais juste des ordinaires. Je ne suis malheureusement pas certain qu’un tel livret trouve aujourd’hui son public. Et puis, il me faudrait construire une histoire qui tienne debout toute seule, et puis savoir écrire, et puis… Et puis c’est compliqué.
  Mon esprit divague entre la rêverie et la raison, je m’éloigne de Château-Rouge, l’inconscient préoccupé par ce que je viens d’y voir. Je n’aime pas la politique, Benoît le sait, pourquoi vient-il m’embêter avec sa milice de petits soldats. Il ne faut pas non plus exagérer, l’insécurité n’est pas pire qu’avant. Avant quoi d’abord ? Le 19e ? L’ancien régime ? Le moyen-âge ? Est-ce que dans ces différentes époques la traversée d’un bois était plus sûre qu’un terrain vague d’usine désaffectée ?
   Avec Jean-Marie, ils s’alarment inutilement les jumeaux… Ou alors, je suis un idiot, un sourd et un aveugle ? Quand une bande de gamins brûle des voitures la nuit du réveillon, c’est parce qu’ils ont besoin de se défouler, ils ne revendiquent rien ce soir-là. Et s’ils s’acharnent sur un drapeau national, après un match de foot, ce n’est pas pour autant qu’ils refusent les avantages sociaux du royaume, ni qu’ils aspirent à une précarité libre et assumée. Il ne faut pas donner plus d’importance qu’ils n’en méritent à tous ces petits délinquants de quartier.
  D’un autre côté, je devrais peut-être renforcer les volets en bois du rez-de-chaussée, et dire à Maria de vérifier si tout est bien fermé quand elle monte se coucher. Je ne suis pas particulièrement trouillard, pas plus que la majorité des gens, mais ce qui est décrit dans les journaux a de quoi inquiéter le citoyen ordinaire.



  Mon cheval a suivi tranquillement sa route et je suis surpris de me retrouver aux abords de Glane-sur-l’Amour, réveillé par le piaillement des gamins qui jouent autour du lavoir communal. Je les aperçois, tapis derrière une haie sans feuilles, ils sont en train d’installer des pièges à moineaux.
  Après avoir longé un imposant mur de ferme, j’arrive sur une petite place, au centre du hameau. Un groupe d'hommes s'affaire au ferrage d'un cheval. Placide, la bête se prête à l’opération sans bouger.
  Je leur demande s’il est possible de faire vérifier ma monture car elle boite légèrement. Celui qui officie répond avec un large sourire :
— Monseigneur, j'ai presque fini celui-là et je m'occupe du vôtre en suivant. Si vous avez soif, vous pouvez attendre à l'intérieur, ma femme tient l'auberge et nous avons un vin léger qui vous aidera à patienter.
 J’ai reconnu ce vieux roublard de Seb. Dans ce monde ou dans l’autre, dès qu’il vous parle, vous pouvez être sûr qu’il calcule le prix que vous payerez, en ajoutant le travail qu’il n’aura pas eu besoin de faire. Je mets pied à terre et décide de marcher un peu.
  Malgré l’idée alléchante d’aller tout de suite profiter de Janine pour moi tout seul, alors que son idiot de mari est occupé dehors, je préfère rester dans le champ de vision du margoulin, le temps qu’il s’occupe de mon cheval.

  Son auberge est une grosse bâtisse qui s’étire sur un côté de la place, où trône un tilleul plusieurs fois centenaire. Au pied de ce dernier, à moitié enterré, un ancien entablement de cheminée fait office de banc de pierre, je m’y assois. J’observe l’endroit, je trouve qu’il ressemble au village de Nohant, là où est située la maison de George Sand. J’espère apercevoir à travers le sombre des fenêtres la silhouette de mon amour impossible. Que fait-elle ? Je n’ai pas l’impression qu’il y ait des clients au bar.
  Elle s’active peut-être dans la boutique attenante car au 19e, Seb avait déjà inventé le concept de la superette et du multi service. Il employait sa femme au débit de boissons et à l’épicerie quand lui se chargeait de l’atelier et des commandes spéciales. Je me souviens que le couple proposait aussi à manger, tout en louant quelques chambres à des habitués.

  Tandis que le maréchal-ferrant s’apprête à contrôler la ferrure de mon cheval, une carriole approche. Un homme marche à ses côtés en tenant la bride de son mulet, une femme et un enfant sont ballottés au sommet du chargement.
— Ça sent le Français à plein nez alors qu’ils sont encore à vingt mètres. Ouvrez les portes et les fenêtres, il faut aérer le village !
  Le benêt qui sert d’apprenti rigole comme un âne et son patron renchérit, content de son effet :
— Regardez-moi ça ! Ce môssieur porte la culotte comme en ville et la veste comme à la cour ! Par contre, il a dû maigrir car il ne ressemble plus à rien là-dedans. Môssieur a vendu sa perruque ? Allez, retourne dans ton pays de sauvage. À la limite, tu nous laisses ta bergère, si elle n'a pas l’air de toute première fraîcheur, je trouverai bien le moyen de la requinquer…
  Le propriétaire du cheval que Seb vient tout juste de ferrer renchérit en prenant congé :
— Bon, moi j'me sauve. J’voudrais pas qu'ils me gâtent ma pouliche, ce doit être contagieux ces animaux-là…

  L'arpette n'en peut plus. Son rire est véritablement celui d’un âne, la bouche grande ouverte, sans retenue. Le patron en remet une couche :
— Je vous parie qu'ils vont encore me demander de regarder les pattes de leur bourrique. Ça c'est normal. Mais avec, il y a la musique, celle du refrain qui s’étale dans la misère, parce qu’ils ont dû abandonner leur fortune. Et ils reviendront me payer un jour, quand ils pourront rentrer au pays, et je ne regretterai pas de les avoir aidés… Une fois sur deux, qu’est-ce que je dis, deux cent fois sur zéro, c’est de la mélodie de bernique ! Il faut les entendre ! Ils connaissent la recette et ils doivent me confondre avec une banque ...Et j’oubliais, la cerise sur le gâteau : je tourne le dos ils m’embarquent tout ce qui dépasse. J't'en foutrais de ce ramassis de crevures ! C’est cossard et compagnie, moi j'te l'dis ! …
  Au fur et à mesure de sa tirade, Seb parle de moins en moins fort car le groupe s’approche et la carriole stoppe devant l’auberge. L’homme avance vers la forge.
  C'est bien un immigré français. Son accent et la pauvreté de son vocabulaire le trahissent.
— Nous voulons dormir, dans le foin. Est-ce possible ?
— Du foin j'en ai, mais tu dormiras pas dedans, une paillasse suffira. Dix unités la nuit et sans lumière, j’veux pas qu'on foute le feu à ma grange.
— Dix ? D'habitude je paye cinq.
— Ici c'est dix. Sinon tu descends jusqu'en ville, ils sont accueillants, tu verras…
— C’est bientôt la nuit.
— Alors tu payes dix.

  Le paysan, qui avait annoncé son départ, tient toujours la bride de sa jument et profite du spectacle. J’observe la scène et ne comprends que trop bien ce qui se passe, je n’ai pas besoin de tout entendre. Le Français essaye de marchander :
— ... j’ai tout perdu, j’ai dû fuir, s'il vous plaît, vous comprenez ?
— Qu’est-ce qu’il me raconte ? Et il parle quelle langue l’animal ? Je t'ai dit que c'était dix et si cela ne te convient pas, tu retournes chez toi, tu combats ta Révolution et tu récupères ta fortune.
  Je ne peux m’empêcher d’approcher et d’intervenir :
— La nuit, la maraude des associations caritatives fournissent une couverture neuve, on est plus au siècle des hôtels avec douches collectives au fond du couloir. Je payerai leur nuit en même temps que la mienne. Je vois que le ciel s'assombrit et n’ai pas envie de finir mon trajet sous la pluie.
  M’approchant de l'étranger, je lui dis en français :
— Ce soir vous dormirez à l'abri.  D'où venez-vous ?
 L'homme, heureux d’entendre sa langue maternelle, me répond sans hésitation :
— Paris est devenue un vrai coupe-gorge. Mon frère, qui vivait avec nous, a été arrêté et exécuté. Nous avons eu de la chance, nous étions absents. Nous sommes partis en catastrophe et voulons traverser votre pays. Nous avons juste de quoi payer notre voyage.
  Pour Seb, cela se voit à son air renfrogné, j’ai tort. On ne doit pas aider les sans-papiers, c’est une question de principe.
— Vous en favorisez un seul et ils se donnent tous le mot. Le lendemain vous êtes envahi, votre grange devient le centre d’hébergement du port de Calais et si vous tentez de la récupérer, il vous faut attendre deux ans de procédure, les beaux jours du printemps et le bon vouloir des humanitaires avant d’avoir le droit de les expulser.
  Bougonnant, il empoche malgré tout l’argent que je lui tends pour le paiement de la chambre :
— Chez moi, c’est pas le dortoir de l’abbé Pierre… Ce soir, je vais être obligé de tout mettre sous clés.


  J’ai déjà essayé plusieurs fois de le convaincre qu’une nationalité, même française, ne suffit pas pour généraliser le caractère et les défauts des individus. En France, il y a des croyants, des athées, des gens qui votent à l’extrême droite, à l’extrême gauche, et puis des démocrates, des royalistes, des intolérants, des radins, des gentils, des bêtes et des méchants… Lui ne voit que l’association de mots : étrangers égal voleurs.
— Moi, je suis en première ligne. Ils ont déjà essayé de me braquer la caisse mais j’avais prévenu : Si une bande d'énervés veut me piquer mon pognon, ils devront être plus rapides que bibi, j’ai l’armurerie adéquate.
  Je n’insiste pas, c’est inutile. Il ressasse son éternel refrain et ce n’est pas avec les piliers de son bar que sont Benoît, Jean-Marie et Gaspard en tête du défilé qu’il va modérer sa vision du problème.
  Alors que j’aide la femme et l’enfant à descendre de leur carriole, je l’entends maugréer dans mon dos :
— C’est facile de jouer les penseurs, bien protégé dans son petit monde alcoolisé à l’eau de rose. Affronter le réel n’a rien à voir avec énoncer des grands principes. Quand il aura un charter d’immigrés et deux trois cassos bourrés à longueur de journée en pension chez lui pendant tout un hiver, je viendrai constater l’étendue des dégâts, l’état de l’appart et la tranquillité du quartier. Après, on recausera du problème…


Frédéric Prunier
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