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Laquais d'équerre

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Message  à tchaoum Sam 9 Fév 2008 - 9:23

Laquais d'Équerre


Les vieux le long du mur marmonnent comme les vieux marmonnent, s'entendant à demi-mots, peu soucieux d'être entendus, poursuivant plutôt en commun chacun leur soliloque. Ils sont rangés comme à l'accoutumé, dos à la pierre chauffée depuis le matin, à l'entrée du village. Ils y sont tous les jours et pourtant on peut sentir aujourd'hui une attente particulière, comme un rendez-vous pris de longue date.
Ils le voient arriver de loin, sous le soleil vertical sans indulgence, petit point pathétique à la progression inefficace, comme vu au téléobjectif.
Il les voit de loin en arrivant, ligne sombre le long du mur du cimetière. À son époque déjà, ils avaient cette curieuse pratique, se regrouper là en rang d'oignons.
Et ce soleil ! La qualité de l'air rend plus sévère encore la dernière ligne droite ; après l'effort de la montée pour accéder au plateau depuis l'arrêt du bus, le village est visible, mais la longue route droite paraît interminable. On voudrait tendre la main pour arriver plus vite, non, rien ne sera épargné, les derniers kilomètres viennent à bout de ce qu'on a conservé de superbe. Son long bâton de marche diminué de moitié est devenu canne sur laquelle il soulage sa marche difficile.
On va de l'avant, on tire sur le bâton qu'on tient haut et ferme, plein d'une vigueur qui porte à dévorer le monde, alors qu'on est poussif sur la canne qu'on pose avec la prudente assurance du chemin parcouru. S'arrêtant sans arrêt il s'éponge le front dans la vibrance poussiéreuse. Et ce n'est qu'après avoir consumé ses dernières forces qu'il atteint la borne d'entrée du bourg, à deux mètres du chapelet de vieillards.
Il s'y laisse tomber, remettant de croiser leurs regards au délai qu'il s'accorde pour souffler. Seule compte la dureté de la borne sous ses fesses, il tente d'aligner les battements de son coeur sur le rythme de la pierre.
Regardant le bout de sa canne il dit « Salut » à moins qu'il ne le pense.
Le nouveau revenu enlève sa casquette et se passe une dernière fois le mouchoir sur le front et les yeux.
- « Tu as blanchi », constate le premier vieux sur le banc, le plus vieux, à qui revient la tâche de l'accueillir en choisissant les mots qui le réintègrent et l'informent de son nouveau statut.
- « Chaque fois qu'tu baises, t'as un ch'veu blanc, chaque fois qu'tu t'branles, tu perds un ch'veu », ricane son voisin en enlevant sa casquette pour lui faire apprécier sa large calvitie.
Lui, il a à peine la force de sourire et pas du tout le coeur, mais il tourne la tête pour voir d'où ça vient.
Et il doit reconnaître qu'il les reconnaît tous, ou presque. Cette fois c'est la surprise qui lui coupe le souffle. Pour calmer la panique s'allumant dans ses yeux, le plus vieux reprend :
- « C'est normal, la relativité, tu saisis ? Tu as beaucoup bougé, couru, tourné dans tous les sens comme un papillon autour d'une lampe, tu as vieilli plus vite, voilà tout. Nous étions déjà vieux lorsque tu es parti, mais nous avons vécu à l'économie, nous n'avons pas bougé de ce mur. Hier nous étions là quand tu nous as jeté ce dernier regard un peu méprisant.
- Je vous prenais pour des cons.
- Mais nous l'étions, nous l'étions. Et nous le sommes toujours, comme toi, comme tout le monde, ne l'as tu pas compris ?
- Combien je l'étais, oui, ça, je l'ai compris. Que je le sois encore, si tu me le dis, je suis prêt à le croire, mais je n'ai pas déjà pris le temps d'y réfléchir.
- T'as raison », intervint le chauve à sa droite, « il faut toujours laisser sécher la première couche avant de passer la deuxième, sinon, ça colle !
- Alors c'est vrai ce que tu disais à propos des cheveux, il y a donc des chenus branleurs ? » demande l'enfant prodigue.
- « Un peu mon n'veu ! Déjà tout petit, j'étais un vieux con, ce qui fait qu'il me reste encore un bon lot de cartouches de jeune merdeux que je n'ai pas tirées ! »
C'est tout un choeur de vieillards qui constate :
- « Et il nous les brise avec son stock ; il nous les brise autant que nous faisions chier les vieux avec nos pétards sous leurs fenêtres... Mais ça a du bon, ça rappelle...
- Et puis c'est une compensation, suis jamais parti, moi, petit, alors ma sagesse, suis pas obligé de me draper dedans !
- Vous étiez partis, vous aussi ?
- Et revenus, nous aussi ; que crois tu ?
- Et c'était ça le petit sourire amusé quand vous m'avez vu passer ?
- Quoi d'autre ?
- Vous auriez pu prévenir, bande de... de vieux... saligauds !
- Mais nous l'avons fait, vieux saligaud toi même ! Seulement tu n'avais dans l'oreille que tes propres promesses, et c'est dans l'ordre des choses... Et peu importe aujourd'hui, il y a plus urgent, si l'urgence a un sens. Avant que la nouvelle ne se répande et qu'on ne tue le veau gras pour que tu puisses raconter au banquet...
- Un ban... Non !?
- Ah si ! Tu n'y couperas pas ! Tu vas devoir leur en donner pour leur patience. Mais à nous, n'as tu pas quelque chose à dire ?
- ...?
- Quelque chose que tu as forgé en marchant depuis que tu es sur le bord du plateau, quelque chose que tu avais peut-être même, sans doute, esquissé bien avant, qui te donnait des raisons de rentrer, que tu te racontais, que tu mettais en forme pour t'aider dans ta marche ? »
Et les vieux le pressaient en se pressant autour de lui.
- « Allez, dit.
- Allez, raconte.
- Allez, crache !
- Sinon pourquoi tu crois qu'on t'attendait ?
- Mais c'était juste comme ça, dans ma tête...
- C'est justement ça qui nous intéresse, dans notre tête.
- J'ose pas, j'oserai jamais...
- Allons, tu traînes encore des hontes aussi puériles !? Et tu n'en as pas honte ?
- Allez, fais nous en profiter.
- Vous vous moquerez pas ?
- Et quand bien même !?
- Alors tant pis pour vous, tant pis pour moi. Je l'ai pas fait exprès, c'est parti du souvenir de mon équerre, mon équerre en bois, et je m'disais :

Un-deux-trois, j'irai dans les bois...
Déjà dans le chaos flottaient les accents d'une valse à trois temps, et dans l'espace en gestation cristallisait le grand triangle noir. L'équerre en est le souvenir et l'écho sur lequel l'incrédule intuitif peut à loisir balbutier sa propre conception du monde. Les trois angles, 30°, 60° et 90° sont les trois points de vue et les trois regards sur le réel.
30° travaille sans relâche. Il laboure, sème et moissonne sans le moindre recul. La tradition lui a donné son rythme et tout au plus regarde-t-il sa montre, enfin, l'heure au soleil...
2x30=60°.
Son frère, 60°, plus frondeur, n'aime pas le cal que provoque le manche de la pioche. Il met ses mains dans ses poches, regarde en l'air, trouve qu'il fait trop beau pour ne pas en profiter, et part en sifflotant, plantant là 30° qui s'époumone en vain :
- « Alors là mon vieux, tu vas drôlement te faire engueuler!! »
Et c'est 30° que se fait engueuler, car 60° est déjà loin. Et sur qui se venger quand le travail n'est pas fait ? Sur qui sinon celui qui en a fait sa part et vient en rendre compte?
Les mains de 60° sont redevenues blanches et lisses comme celles des aristocrates et des artistes. Il fait des plaisanteries pour initiés, voyage pas mal et déplace beaucoup d'air, puis un jour, s'aperçoit que le courant qui le porte tourne en rond. 60° ne sait plus depuis combien de temps il boucle ainsi comme ça dans sa tête ; il ne voit plus dans son miroir qu'un nombril en mouvement. Toutes ces années à tourbillonner en pétant dans le vent ! Il pleure et pense à 30° resté courbé sur son rail.
Il ramasse ses affaires, fait quelques adieux rapides au barman et aux musiciens, et descend du manège.
3x30=90°... 60+30 aussi d'ailleurs, et surtout.
Le troisième degré ou, avec le recul du second degré, le retour de l'enfant prodigue sur les lieux du premier. Voltaire remet une binette dans les mains de Candide (revenu plein d'usage et raison). Au troisième angle de l'équerre, l'humilité fait supporter le cal et le mal aux reins.
Évidemment ça ne marche pas tout à fait puisque 30 et 90 devraient être confondus, mais ne pinaillez pas, c'est plus joli comme ça... Je vous passe les détails sur l'inscription dans le cercle et sa symbolique-moi-le-noeud. Glissons sur le trouducutage avec les niveaux de compréhension dans lequel 60°, tout au second degré, se leurre un temps, tant il ne veut pas savoir qu'il n'y en a que trois, c'est à dire que deux, c'est à dire un seul et unique. Et que je te fais de la surenchère sur le second degré, moulu encore plus fin, vous voyez... Bref, ça dure le temps qu'il faut pour se rendre compte qu'on est vraiment toujours très primairement au second degré tant qu'on s'y cramponne ! Voilà. Enfin, je dirais, maintenant que je tiens pour certaine la pierre sous mon cul : Salut les angles droits !


-Bienvenue au club ! conclu le choeur des vieillards. Ils se lèvent et de leur pas de perclus se dirigent vers le café-tabac. Tandis que les vieux se hâtent de toute la vélocité que leur permet qui son lumbago, qui sa sciatique, qui sa phlébite menaçante, l'ancêtre retient un peu l'enfant prodigue par le bras, feignant de s'en aider dans sa marche comme son antériorité l'y autorise, mais voulant absolument l'avoir en aparté.
- Tu parlais tout à l'heure de trois regards sur le réel, tu peux préciser, ou c'était juste une image ?
- Je verrais assez bien 30° en scientifique, je ne crois que ce que je mesure ; d'ici au bout de mon champ, ça fait tant !
60° c'est le littéraire, qui observe et décrit le scientifique à l'ouvrage, je me regarde pédaler.
90° c'est l'artiste, qui se regarde regardant et provoque le court circuit. Bien sûr, on peut détailler, ou regarder d'une autre fenêtre, mais vu de la mienne, c'est ça que je vois.
- C'est un peu brutal, mais ça me va, et puis, nous aurons le temps d'affiner... »
L'enfant prodigue aux cheveux blanc sent changer la pression sur son bras. Qui se faisait tirer l'instant d'avant pour obtenir le répit nécessaire à la confidence, le tient maintenant fermement et, un peu en retrait, ferme la marche et le guide sûrement vers la terrasse où leur place les attend.

-o-


Bon, oui, pour le titre, je m'esscuz'
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Message  Invité Sam 9 Fév 2008 - 10:16

Excellent ! J'aime beaucoup l'idée, ce symbolisme qui se pointe en plein réalisme poussiéreux... Et c'est très bien amené, très bien écrit, bien drôle et bien tragique, je trouve.

Deux remarques :
- il y a un imparfait que je ne comprends pas au milieu du récit au présent. "Et les vieux le pressaient en se pressant autour de lui."
- je trouve dommage la mise-de-points-sur-les-i quand tout le monde va au bar, elle me paraît inutile et même nuisible au ton du texte

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Message  à tchaoum Sam 9 Fév 2008 - 10:43

socque a écrit:Deux remarques :
- il y a un imparfait que je ne comprends pas au milieu du récit au présent. "Et les vieux le pressaient en se pressant autour de lui."
Argh ! c'en est un qui est passé entre les mailles du filet lorsque j'ai tout basculé au présent après une relecture récente où j'ai trouvé cet imparfait lourdingue et ridicule. Si l'un des modérateurs peut y foutre un coup d'blanco, juste sur le a et le i, il aura toute ma reconnaissance.
- je trouve dommage la mise-de-points-sur-les-i quand tout le monde va au bar, elle me paraît inutile et même nuisible au ton du texte
Vous avez probablement raison, c'est une basse vengeance à l'encontre de mes collègues des disciplines "sérieuses" ; j'avais jubilé de lire Cioran leur en foutre plein le nez, aux scientifiques et aux philosophes, et je serrais les fesses en attendant que ça tombe sur les artistes, et ça n'est pas venu, depuis, j'aime Cioran.
D'ailleurs j'ai aussi commis une toile sur ce sujet et je dois reconnaître qu'elle n'est pas terrible... Mais comme dit l'autre, j'y tiens, à cette idée, et je tire ma conviction des séries triptyques maintes fois réalisées par les peintres : l'allégorie des sciences, l'allégorie des lettres et l'allégorie des arts.
J'arriverai bien à trouver la forme...
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Message  apoutsiak Sam 9 Fév 2008 - 14:36

Très bien écrit, et l'inavouable hiérarchie des degrés est très originale. La première partie un poil trop longue, peut-être, mais c'est là pinaillage et compagnie.
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Message  outretemps Sam 9 Fév 2008 - 15:13

Là tu me subjugues et me noies. Dans ta géométrie, là où tu mets l'artiste je vois le philosophe, celui qu'a fait le tour. (le tour de rien du tout puisqu'il n'y a pas de "discipline sérieuse" je suis bien d'accord.
A paraphraser, si c'est comme ça qu'on dit "la culture c'est ce qui reste quand on a tout oublié", je dirai "que je suis ce que j'ai su classer" L'artiste ça tiendrait du zig zag qui étourdit, plutôt pour éviter les règles.
Mais j'ai beaucoup aimé comme c'est raconté. mais vraiment, si tu pouvais m'éclaircir. Je sais même pas si ce que je te cause c'est pas complet hors sujet. Comme j'ai dit déjà, j'ai pas de culture littéraire.
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Message  apoutsiak Sam 9 Fév 2008 - 15:26

L'artiste ça tiendrait du zig-zag qui étourdit : Outre-temps, je la mets de côté, celle-là, trop clâsse ! comme diraient les djeunes.
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Message  à tchaoum Sam 9 Fév 2008 - 18:36

outretemps a écrit:mais vraiment, si tu pouvais m'éclaircir. Je sais même pas si ce que je te cause c'est pas complet hors sujet.
Du tout, et je te promets bien de venir ici développer ou préciser un peu, mais pas ce soir, je dinanville...
Comme j'ai dit déjà, j'ai pas de culture littéraire.
je ne dois (dans l'nez) pas en avoir beaucoup plus, mais je fais honteusement sonner les quelques perles que j'ai ramassées après avoir repéré qu'elles étaient des valeurs sûres et qu'elles marchaient en beaucoup d'occasions...
là où tu mets l'artiste je vois le philosophe
C'est très exactement de ça qu'il est question, hi-hi-hi. Rhâââ, je regretterais presque d'être de sortie ce soir !
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Message  Arielle Sam 9 Fév 2008 - 20:56

J'ai beaucoup aimé l'ensemble qui me fait penser à un conte philosophique avec ses "sages" palabrant sur le muret comme ils le feraient ailleurs sous le baobab. On sent le plaisir que tu as à installer tes personnages dans un paysage, une certaine lumière…même la poussière est perceptible et l'aridité du chemin qui a usé le bâton:
"il tente d'aligner les battements de son cœur avec le rythme de la pierre" c'est vraiment brossé avec une âme de peintre.

La deuxième partie avec ta théorie de l'équerre m'a fait longuement réfléchir et "Bien sûr on peut regarder d'une autre fenêtre…" comme tu le dis alors ces trois angles comme je les vois, moi, sont les trois moyens que l'on a pour remplir sa vie, si possible de manière concomitante.
30° pour l'aspect matériel, la survie, le quotidien, la culture de son jardin.
60° pour la réflexion, l'étude, la découverte du monde et la tentative de se trouver un système cohérent qui permette d'apaiser ses angoisses.
90° pour viser "l'inaccessible étoile", l'art, la beauté, comme on voudra l'appeler, ce qui sublime, transcende l'ensemble des deux autres 90°=60°+30°
Merci, à tchaoum , de m'avoir offert cette image avec laquelle j'ai eu beaucoup de plaisir à jouer .

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Message  à tchaoum Dim 10 Fév 2008 - 9:17

D'abord merci à vous de vos lectures et des échos que vous en donnez.

Bon, alors, qui fait quoi sur ce putain de cercle vicieux ?!
Je vais essayer de faire court, mais c'est un truc pour quelques milliers de pages de notes...
On dit de Magritte qu'il a fait les illustrations des bouquins de philo qu'il n'a pas écrit. C'est facile et sibyllin, mais on remarque dans le même temps que les profs de philo constatent bien souvent qu'on parle aux élèves des mêmes choses qu'eux, mais qu'avec nous on se marre. Et sur tous ceux que je connais, à part un qui se consacre à la philosophie des sciences (sujet sur lequel il écrit très bien) et pour qui l'art s'arrête à Turner (des tonnes de prétentions dans sa manière de clore le débat sur ce nom indiscutable comme si c'était un coup fourré au 1000 bornes, reléguant au rang de charlatan tout ce qui s'est conçu depuis) tous sont fort tentés par « notre » point de vue. L'un peint (pas mal) et vend (assez bien -mais pas à moi :-), l'autre a longtemps assumé (et un peu confisqué) la charge de contact entre les enseignants d'arts plastiques et les artistes soutenus par la Mission Académique à l'Action Culturelle, et tous les autres essayent de glisser le pied dans la porte des filières histoire de l'art.
Rien à dire, tant qu'ils ne veulent par nous expliquer qui on est, ce qu'on fait et pourquoi on doit (dans le nez) le faire...
Au début, nous ne faisions qu'un, le scientifique, le philosophe et l'artiste. L'alchimiste, de ces trois points, de vue pouvait appréhender le réel.
Ce Saint-Thomas de scientifique a le premier trahi la cause, abandonné le cercle, rat quittant le navire (la nef des fous), car il n'a jamais compris que « transformer la merde en or » était à entendre au sens symbolique (moi l'noeud), que la beauté est dans l'oeil de celui qui regarde ; et comme il n'arrivait pas à fabriquer la pierre philosophale et voulait absolument se payer un 4x4, il a dit « c'est des conneries tout ça » et il est parti déposer des brevets.
Je crois même qu'avant de claquer la porte il nous a traité de cons, ou de poètes, ou de pédés, je ne sais plus exactement.
Le philosophe était un peu vexé et il a commencé à traiter l'artiste avec condescendance. Le scientifique hors jeu, il voulait compter pour deux parts de sérieux, tirait la couverture, il prenait toute la barbe sur les photos. À chaque fois que quelqu'un disait con ou poète ou pédé, le philosophe prenait l'air occupé le nez dans son bouquin, maugréait « Qu'est-ce que vous m'faites chier, vous voyez bien que j'bosse ?! Voyez avec mon associé ! » et nous envoyait l'importun.
Il a fini par se dire que sa caution de sérieux, il ne l'aurait vraiment qu'en se mettant à son compte, en se débarrassant du guignol, l'artiste restant une mauvaise pub' pour la vente du concept.
Le clown enfariné se moquant de l'Auguste !
Il ne lui a pas été trop difficile d'endormir les badauds et de leur faire avaler que l'artiste était un mec sympa, oui-oui, qu'il faisait de bien jolies choses et que si on avait rien d'autre à foutre, on pouvait s'y frotter comme les vaches se grattent le flanc contre un tronc. Et l'artiste s'est trouvé tout seul à dire dans le vide « Eh mais les mecs, vous êtes cons ou quoi ? On tenait le bon bout ! ». Depuis, l'artiste fait des allégories, des paraboles, des métaphores flamboyantes ou glaciales et quelquefois les deux, parcourant toute la gamme du minimalisme zen à la gesticulation du baroque, fouillant partout, n'oubliant pas une niche où pourrait encore se cacher un reste d'innocence clairvoyante.
(je recommande à qui ne connaît pas de taper « magritte + clairvoyance » dans google image...).
Jean François Millet disait : « il faut faire servir le trivial à l'expression du sublime » et c'est ce qu'il a fait, quatre bouts de bois, de la mauvaise toile, des pigments et du blanc d'oeuf ou de la colle de poisson, plus le triste spectacle d'une vie de travail éternisée dans l'instant d'une prière du soir, et là voilà, cette transmutation que le marché confirme en raflant la mise... à prix d'or !
J'arrête là, parce que c'est comme grimper aux arbres, grisant mais sur quelle branche continuer ? c'est tellement touffu...

Claire reconnaîtra peut-être ici des propos déjà plus ou moins exprimés dans un vieux texte sur et pour un ami artiste véritable, si je me souviens bien ça démarrait par :
Au commencement était le poète...


Et pis tiens, je vais vous confier un truc : la fenêtre de l'artiste est un bow-windows.
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Message  à tchaoum Dim 10 Fév 2008 - 9:21

à tchaoum a écrit:Rien à dire, tant qu'ils ne veulent par
ne veulent paS !!!
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Message  à tchaoum Dim 10 Fév 2008 - 9:24

à tchaoum a écrit:L'alchimiste, de ces trois points, de vue pouvait appréhender le réel.
L'alchimiste, de ces trois points de vue, pouvait...
Ah pis merde à la salade sur les dents !
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Message  claire Lun 11 Fév 2008 - 10:57

C'est un peu le bor... dans ma tête après lectures de ton texte, cela tient à tout ce qui se bouscule de remarques éparses et de questions qui jaillissent; dans quelle direction aller, quelles directions ne pas prendre (toutes) à la fois? commencer où ?!!!! par quoi ? quel angle? quel plan aux pluriels ? l'un; le un contenant les multiples ("something is a pure multiplicity"), ben oui, je risque de tirer la couverture à moi, les vieux qu'attendent, ils attendent rien, ils savent et ils savent toujours pas encore, moi je les aime tes vieux et ils aiment le monde; alors je ferai pas un commentaire construit, j'vais y aller à vue, et je suis 30° et 60° et par conséquent 90°, pas moi, évidemment, le "je" qu'on balance dans le monde pour pouvoir en parler. Créer le monde, ou comme tu dis, le concevoir; organiser le réel, sortir du chaos, j'allais écrire de la forme (!!!) du chaos, mesurer, les distances extensibles qui se disent parfois davantage avec le temps (par défaut), la mesure du temps à défaut d'un instrument spatial pour mesurer ou dire la durée.
Conte philosophique, hiérarchie de vieillards (le 1er sur le banc à charge de ...), conversation sur la question de la connaissance-reconnaissance, tout ce parcours de chacun, ils savaient , pas en même temps, pas au même rythme, ils viennent confirmer, vérifier le savoir (intuitif ou déjà reconnu), l'hypothèse prend des allures de principes, impatients de savoir, toujours impatients, le vieux au bâton raccourci, il fallait qu'il fasse le chemin pour lui, certes, mais pour eux tous, non? ("N'as-tu pas quelque chose à nous dire?")
Ensuite la classification; Platon; l'ouvrier/nourrissier, le mètre arpenteur, le scientifique, l'artiste, le philosophe; chez toi, on chamboule un peu la classification, mais angles de vue, perspectives.
Question: pour faire quoi?

Il n'y a pas un fin mot de l'histoire.

Moi ce qui m'occuperait pour l'instant, euh au présent !!, ce qui m'occupe, c'est la question des plans, des superpositions de plans, plans à l'horizontal superposés, pas de même longueur, superpositions qui forment des parallèles et comment ça peut circuler entre ces plans. Ca offre pas beaucoup de certitudes, mais bof, d'ailleurs je m'excuse dit-elle avec le doigt pointé en l'air, le mot est plus qu'incongru, mis à part que quand j'ai ouvert la fenêtre au réveil, ça sentait la campagne d'hiver avec les oiseaux du matin, recognition-sensations-perception, un peu comme la borne sur laquelle le vieux est assis, y a pas de doute là-dessus! voilà, le mot est lâché, c'est pas certitude, c'est doute(s), donc ça continue de chercher!
Excuse à tchaoum, pour le "commentaire" un peu échevelé.

Oui, il est peintre, poète, philosophe, il est monde, c'est tellement, tu vois qui, t'en as parlé.

Et puis, il est beau ton texte.
claire
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Message  à tchaoum Lun 11 Fév 2008 - 11:27

claire a écrit:le "je" qu'on balance dans le monde pour pouvoir en parler.
Hou celle là, je la garde ! Promis, je t'en ferai crédit à chaque fois que je m'en servirai.
Moi ce qui m'occuperait pour l'instant, euh au présent !!, ce qui m'occupe, c'est la question des plans, des superpositions de plans, plans à l'horizontal superposés, pas de même longueur, superpositions qui forment des parallèles et comment ça peut circuler entre ces plans.
C'est marrant, j'essayais d'expliquer le truc à Outretemps ici et dans son repas de mariage n°2, et tout à l'heure je me disais qu'en plus, on peut être les trois à chaque station. Par exemple pour celui dans le costume des lettres, il peut être scientifique/grammairien, philosophe/essayiste ou artiste/poète. Comme un engrenage à tourner dans les coins... transmettant sa force dans un plan perpendiculaire.

Et merci d'aimer bien ça.
Biz
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Message  claire Lun 11 Fév 2008 - 11:55

à tchaoum a écrit:
C'est marrant, j'essayais d'expliquer le truc à Outretemps ici et dans son repas de mariage n°2, et tout à l'heure je me disais qu'en plus, on peut être les trois à chaque station.
Comme un engrenage à tourner dans les coins... transmettant sa force dans un plan perpendiculaire.

Bon alors je retourne à la noce 2
J'ai du mal avec les stations, ça glisse beaucoup chez moi, faut que ça glisse pendant que ça me dit (ouais on est lundi) "freine, mimosa, freine"!
histoire de calages aussi, peut-être le temps d'une station, et puis quand je vois perpendiculaire, re-chez moi, ça forme des diagonales, on est mal barré!
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Message  lol47 Mar 12 Fév 2008 - 17:26

Ca tient la route, ça tangue un peu dans quelques virages (pense à changer les amortisseurs), j'ai pas tout compris mais ça, c'est la faute à mes parents.

Je me suis pas emmerdé une seconde à te lire, ce qui reste d'après moi l'essentiel.
Je referme ma thèse et je vais me laver le cerveau.

Amicalement, lolo.
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Message  Sahkti Jeu 14 Fév 2008 - 14:26

Pas mal du tout!
Après tout ce qui a déjà été dit, expliqué, raconté et analysé, je ne vois pas bien quoi ajouter...

Par moments, un petit regret, celui d'un langage parlé pas suffisamment imagé ou vivant à mes yeux mais dans l'ensemble, ça se tient bien, parfaitement bien.
J'ai particulièrement été séduite par l'irruption de cet ovni sur les angles et l'équerre en milieu de conversation, et tout ce que ce texte contient bien sûr.
Beaucoup aimé, bravo!
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Message  mentor Jeu 14 Fév 2008 - 15:13

On voudrait tendre la main pour arriver plus vite
joli !
pour ton texte, je l'ai trouvé tellement allégorique que je voyais plutôt ça comme un colloque au paradis mais plus ici bas ;-)
c'est les dialogues un peu trop smarts dans la bouche de vieux vivants qui me font dire ça
la théorie des angles est marrante

et ça me rappelle une vieille blague salace (les jeunes, lisez ailleurs svp !)
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Message  Sahkti Jeu 14 Fév 2008 - 15:27

Rhooooooooooooooo!! :-)
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Message  Invité Jeu 22 Juil 2010 - 5:19

C'est vraiment dense, intéressant. Visuel aussi, poétique, un peu. J'espère un jour lire des textes de cet acabit une nouvelle fois. On peut rêver, non ?

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