Amandine

[Arielle]

Amandine avait traversé allègrement mais sans forfanterie la majeure partie de ce vingtième siècle. Avec une grâce et une élégance que lui auraient enviées plus d'une jouvencelle, elle gardait, malgré son âge avancé, ce sourire indéfinissable, ces joues fraîches et ce maintien qu'on avait célébrés comme inimitables dans sa jeunesse.

Quand je l'avais rencontrée, dans cette obscure brocante qu'elle illuminait toute par sa présence, aucun accent ne trahissait ses origines outre-rhinoises et de sa lointaine Thuringe natale elle avait tout oublié. Rien de plus parisiens que les souvenirs qu'elle évoquait si volontiers avec humour et tendresse.
Les grands boulevards, qu'elle évoquait, tout crépitants du fracas des fiacres et des chevaux; les promenades au jardin du Luxembourg dont elle parcourait les allées en compagnie de petites filles organdi et dentelles l'été, manchon de zibeline l'hiver; les orangeades ou le chocolat chaud que l'on dégustait au retour dans un service de dés à coudre; les vacances à Cabourg où elle s'ennuyait ferme, la plage lui étant interdite. Elle revivait pour moi toute une époque dont les acteurs, depuis longtemps, avaient quitté la scène. Elle louchait un peu et ce léger strabisme mettait dans ses yeux bleus une douce mélancolie quand elle brossait le tableau de ces grands salons noyés de tentures, encombrés de guéridons fragiles où elle subissait, stoïque, la torture du peigne que lui infligeaient des mains malhabiles durant les après-midis pluvieux.

Il y avait eu ensuite ce départ précipité, l'orage grondant au loin, vers une campagne retirée; le chagrin, les cauchemars qu'elle tentait d'apaiser, les doutes et les secrets qu'on lui confiait et qu'elle savait garder mieux que personne.

Elle parlait moins volontiers de cette longue période obscure qui lui fut infligée ensuite. Recluse, enfermée, elle ne sut jamais pour quel crime elle avait été condamnée ni combien de temps exactement devait durer sa peine. On la tirait parfois de son silence et de sa nuit. Des mains lissaient ses cheveux, défroissaient sa robe…un instant elle croyait revenir à la vie. Mais on la replongeait toujours au cœur de ses ténèbres, muette et désolée.
Vint un jour cependant où elle sentit bien que quelque chose se passait qui allait changer sa vie. Cette fois-là, celui qui l'avait sortie de l'ombre, la manipulait avec des gestes précis, ouvrait ses vêtements sans pudeur, soulevait ses cheveux, observait son visage avec une attention qui lui eut parue blessante si elle n'avait été prête aux pires outrages pour qu'on l'arrache enfin à sa réclusion et à sa solitude.

Elle se sentit renaître dans la boutique du brocanteur où on lui offrit ensuite de s'installer. Les vieux meubles encombrés de bibelots, les costumes anciens et les riches étoffes qui drapaient des mannequins corsetés, la porcelaine fine qui scintillait dans les vitrines, tout lui rappelait son enfance heureuse. Elle trônait, charmante, dans un confortable fauteuil de velours carmin et recevait la clientèle avec son sourire énigmatique de vieille petite fille pleine de sagesse et d'expérience.

En l'invitant chez moi j'avais l'impression de recueillir un peu de cette poésie qui fond avec la cire des lustres à pampilles du côté de chez Swann. Elle m'apportait le parfum des rosiers grimpants aux colonnes des kiosques désertés tandis qu'elle fredonnait des refrains oubliés.
Je l'avais installée sur un petit sofa, le dos à la fenêtre et je regardais jouer un gracieux contrejour avec la dentelle de ses manches. Elle passa là tout un été, le soleil tiédissant doucement son front et ses joues froides. Un soir d'automne, la fenêtre cédant au déchaînement d'une tempête, fit voler Amandine au travers de ma chambre. Elle atterrit sur le tapis où sa tête éclata comme un cristal qu'on brise.

Dans mon enfance je n'avais jamais joué avec mes poupées que pour les battre et leur infliger mille sévices. Tu étais la dernière, la plus belle, Amandine, je t'avais réservé la peine capitale!

[Invité]

Joli ! Pour ma part j'ai mis un peu de temps à lever l'ambiguïté charmante de ce texte... Je dois dire que j'apprécie beaucoup l'élégance de votre écriture.

[Kash Prex]

Un texte dont je suis à peu près sûr de ne pas avoir tout compris, et que je relirai donc... Mais l'écriture est jolie, et la chute surprenante, à première vue tout ça me plaît.

Juste une remarque :

Rien de plus parisiens que les souvenirs qu'elle évoquait si volontiers avec humour et tendresse.
Les grands boulevards, qu'elle évoquait, tout crépitants du fracas des fiacres et des chevaux;

La répétition m'a accroché...

[à tchaoum]

Amandine, gourgandine. Je n'ai réalisé que là :

ouvrait ses vêtements sans pudeur, soulevait ses cheveux, observait son visage

Méchant, le vent.

[Arielle]

Socque et A tchaoum je me demandais si je parviendrais à laisser flotter une ambiguïté suffisamment longtemps pour que le lecteur ait envie de poursuivre jusqu'au bout. c'est le défi que je m'étais imposé...pas facile de juger par soi-même de la clarté des indices qu'on sème. Merci de m'indiquer par vos remarques que le "piège" n'a pas si mal fonctionné!
Kash Prex merci de me signaler cette répétition qui m'avait échappée. Je remplacerais volontiers le second "évoquait" par "décrivait" et si un de nos administrateurs pouvait le faire pour moi j'en serais ravie.

[apoutsiak]

Bravo. Ce texte est comme un exemple de nouvelle réussie, avec un sujet intéressant, une belle exposition, une belle chute (c'est le cas de le dire). L'écriture est à mon goût un peu trop classique et manque de piquant, mais cela n'ôte en rien toutes les qualités énoncées, donc encore bravo, Art-ielle

[Sahkti]

Un texte touchant, tendre et poétique. L'ambiguïté flirte avec ses limites, il n'en aurait pas fallu plus, sous peine de perdre le lecteur ou de lui faire comprendre trop vite qu'il se faisait avoir. Ici, c'est la juste dose et le côté nostalgique de l'ensemble me plaît bien, ça fait du bien, comme une bouffée d'air.

[mentor]

toujours cette jolie écriture pour un texte à chute pas vraiment surprenante
agréable lecture

[outretemps]

de la très classieuse nostalgie, feutrée, salon tristounette comme ritournelle, temps qui passe choses qui passent, lassent et qui reviennent.Valse à tous les temps, entre louve et chienne. Et putain sans pathos!, Ca change!

[Invité]

Ca ne passe pas pour moi, ultra-féminin et gentillet, nostalgique limite poussière de grenier.
L'écriture ,elle, est stable et plaisante. C'est contenu pour ne pas glisser vers la prose poétique, et c'est un effort de ta part dont je reconnais le mérite.

:-)

[Invité]

Elle louchait un peu et ce léger strabisme mettait dans ses yeux bleus une douce mélancolie quand elle brossait le tableau de ces grands salons noyés de tentures, encombrés de guéridons fragiles où elle subissait, stoïque, la torture du peigne que lui infligeaient des mains malhabiles durant les après-midis pluvieux.

que d'adjectifs mais que de style, c'est ça une belle phrase longue.

[Rebecca]

Moi j'ai trouvé ton procédé brillantissime !!!
J'ai lu tout le texte sans me douter un instant qu'Amandine était une poupée avant sa chute !
Donc , retour à la première ligne !
C'est étonnant de relire un texte dont pas un mot n'a changé et où tout est différent , on doit refaire tout le film , scénario, casting , choix des angles et des objectifs , et même la lumière!
Je suis bluffée !

[CROISIC]

Défi réussi ! Je n'ai compris qu'à la toute fin. Belle écriture.
Images surrannées et nostalgiques, tout ce que j'aime.

[Ba]

Bien joué Arielle, un petit air Debussy, trois gaufres, un gant de lin blanc, un chapeau de paille dans l'ombre, et vl'an que claque la tête trop bien faite !

[Invité]

J'avais raté ce texte de toi, Arielle !
J'ai commencé à me douter de la méprise ici :On la tirait parfois de son silence et de sa nuit. Des mains lissaient ses cheveux, défroissaient sa robe…un instant elle croyait revenir à la vie. Mais on la replongeait toujours au cœur de ses ténèbres, muette et désolée.
...et quand je l'ai vue dans la vitrine, j'ai eu envie de l'acheter !
Mais tu dose habilement les indices avec des retours en arrière : après mon premier soupçon, j'ai douté !

[Invité]

moi je ne l'ai pas raté, j'ai été surpris de la sévérité de mon commentaire à l'époque. ça bardait sans pitié : nous sommes devenus doux.
Ceci-dit c'est un très beau texte , avec le recul. J'aime particulièrement l'écriture.

[bertrand-môgendre]

Je savais qu'il y aurait une clef à toute cette mise en place, si rose, si tendre. Je le savais et je me suis laissé berner.
Ah ! Fichtre. Moi aussi je reçois une claque sur la tête ! Maline va !

Sinon juste une petite remarque à propos de l'utilisation d'un même procédé qui revient trois ou quatre fois dans ce texte.
Je souligne ceci :
...avec humour et tendresse...
...les doutes et les secrets...
...de son silence et de sa nuit...
...muette et désolée...
...à sa réclusion et à sa solitude...
...pleine de sagesse et d'expérience...

[silene82]

Au mot brocante, l'oreille se dresse; si l'on apprend ensuite qu'on la rentre et on la sort, ach so! Bé dédre ein choli automat? Donc pas vraiment de surprise à la fin.
Mais où je suis scandalisé, c'est de l'élégance de ta plume en prose, lors que tu excelles déjà en vers: je trouve cela un peu fort de café.
Je ne te félicite donc pas du tout, car une règle imprescriptible de la vraie dévotion veut qu'on dissimule du mieux qu'on peut ses talents: ce que tu t'es bien gardée de faire, céans.

[Contenu sponsorisé]