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Comme le battement d'aile d'un aigle

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Krystelle
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Gobu
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Comme le battement d'aile d'un aigle Empty Comme le battement d'aile d'un aigle

Message  Gobu Lun 5 Mai 2008 - 21:49

COMME LE BATTEMENT D’AILE D’UN AIGLE

Il sont venus, ils étaient tous là. Tous les amis de Wahdee, et Dieu – pardon Wakan Tanka – sait qu’il en compte presque autant qu’il y a d’étoiles dans le ciel d’été, de grains de sable sur les plages de vos enfances, et de bisons sur la Grande Plaine du temps où les bouchers aux longs couteaux ne les avaient pas encore fait disparaître. Toutes les femmes qui l’avaient aimé, et à qui il l’avait bien rendu, car il avait le cœur aussi vaste qu’une nef de cathédrale, aussi chaud qu’un soleil d’août sous la caresse duquel rôtissent de plaisir les grappes des vignes, aussi accueillant qu’une clairière ombragée au bout d’un sentier de broussailles. Ils s’assemblaient par petits groupes sur le parking du funérarium, électrons libres animés d’un mouvement brownien, désemparés comme un équipage sans capitaine, masquant leur désarroi sous des grimaces de convenance, ou refoulant à grand peine de pleines mers de sanglots.

Moi j’avais envie de rire.

J’étais venu d’assez loin pour me mêler à eux, mais je serais venu du bout du monde et peut-être d’encore plus loin s’il l’avait fallu, et même si je n’étais pas venu, j’aurais été là quand même. J’étais bien là, à peine trois semaines auparavant, la dernière fois que Wahdee avait joué sur scène, dans cette petite salle sous le Théâtre Jean Vilar de Marly, et ce n’est pas un hasard s’il m’avait fait rappliquer de Belgique avec guitare, bottes effilées et grand chapeau, pour chanter avec lui cette Country Music qu’il aimait tant et qu’il jouait si bien, et d’ailleurs il ne croyait pas au hasard et moi non plus, et même si sa voix s’éraillait un peu de trente ans de nicotine, d’alcool, de chanson et d’hilarité, elle coulait toujours aussi juste et ardente qu’ un torrent des Appalaches, et quant à sa guitare, sa guitare mon Dieu – pardon Wakan Tanka – elle sonnait plus que jamais comme un choeur de coupes de cristal. Beaucoup de ceux qui se trouvaient là maintenant étaient venus nous écouter, et les notes qui résonnaient encore dans leurs têtes et dans leurs cœurs semblaient être la seule force qui leur permettait de ne pas s’effondrer de désespoir.

Moi j’avais toujours envie de rire.

Ils étaient là aussi, quelques heures avant, pas aussi nombreux car il y avait moins de place, et puis tout le monde n’aime pas se retrouver face à son ami gisant les mains croisées sur la poitrine, figé sur le silence blanc d’un lit d’hôpital, lui qui n’aimait rien tant que le mouvement, les sons et la couleur, mais moi, qui n’ai pas même jadis eu le courage de rentrer dans la morgue où reposait le corps de mon père, je n’ai pas eu la moindre gêne à venir tirer une dernière fois mon chapeau à son enveloppe charnelle, et aussi à serrer contre moi les plus fidèles de ses fidèles, à commencer par sa compagne – sa squaw, comme il aimait à la taquiner – plus blanche que le drap sur lequel on l’avait allongé, et qui n’aurait pour rien au monde laissé son beau visage balayé de mèches noires se brouiller de chagrin, car la femme du brave doit affronter sa mort le front haut et le dos droit, pour ne pas faire injure à sa mémoire. Et de la bravoure, Dieu – excusez, Wakan Tanka – sait qu’en avait à revendre ce garçon qui n’avait peur de rien, qui avait joué avec le feu au point de se brûler jusqu’à l’âme, et qui s’était battu deux décennies contre deux ennemis sournois qui rongeaient de l’intérieur son organisme tellement robuste qu’on aurait pu croire presque jusqu’au bout qu’il leur casserait la gueule et ferait ainsi la nique à toutes les statistiques médicales. Il avait vécu – comme nous tous, mon frère, comme nous tous – avec la Mort en lui, mais lui, qui la défiait chaque fois qu’il prenait en main le volant de son étonnante VW des années 60, que nous appelions le panzer, connaissait son visage et les ruses d’indien félon qu’elle déployait pour avoir raison de lui. Et maintenant que c’était fait, que la salope avait gagné – elle finit toujours par gagner, la garce, ne fût-ce qu’à l’usure – ils se penchaient sur lui avec dans leur regard, qui n’arrivait pas à se détacher de ce visage de guerrier solaire dont l’agonie avait épuré encore les lignes anguleuses, plus encore de surprise que de tristesse, comme s’il venait de leur jouer encore un sale tour, et qu’il allait brusquement soulever sa paupière déjà parcheminée sur son œil de feu bleu, plisser l’irrésistible fossette qui illuminait ses sourires et leur lancer de sa voix gouailleuse je vous ai bien eu encore une fois, hein les amis. Et sa plus sale blague, justement, c’était de ne l’avoir pas fait. Ils lui en voulaient presque.

Moi j’avais de plus en plus envie de rire.

Ils étaient toujours là, sagement rangés comme à la parade sur de mauvaises chaises en aggloméré, dans ce funérarium aux murs chaulés de blanc, dont une photo de lui – stetson blanc sur la tête, lunettes miroirs, blouson de cowboy s’entrouvrant sur un débardeur noir, et aux lèvres ce sourire qui s’élargissait sur des dents à bouffer le monde entier – constituait l’unique décoration, à part les inévitables amoncellement de fleurs sensés donner aux rites funéraires un caractère champêtre, voire primesautier, alors qu’il servent surtout à plomber salement la facture de la cérémonie, détail qu’il n’aurait pas manqué de souligner. Ca n’était pas l’ironie qui lui faisait défaut, et quant aux fleurs il leur avait toujours préféré les fruits, principalement le raisin et sous sa forme liquide, vous pensez bien. Plusieurs des fidèles parmi se succédaient au pupitre pour lire d’une voix vibrante d’émouvants hommages d’adieu à faire sangloter un monôme de carabins en goguette, et c’est vrai que le lascar était tellement bourré de talents, de qualités et de séductions diverses qu’un discours funèbre de potentat oriental ou d’apparatchik communiste n’aurait pas suffi à les énumérer toutes. Et pourtant, beaucoup des garçons qui buvaient avec ferveur le miel des louanges à leur pote enlevé prématurément à leur affection avaient eu l’occasion de goûter à la caresse de ses phalanges sur leur pommette ou à celle de son front dans le pif. Il était comme ça, Wahdee : le cœur sur la main, mais le coup de boule dans le pif à qui s’avisait de lui manquer de respect. Il planait volontiers avec les aigles, ses compagnons de virée céleste, mais lorsqu’il retouchait le plancher des bisons, il valait mieux ne pas se trouver sur sa trajectoire. Lorsque les assistants tout en noir du maître de cérémonie ont porté le cercueil de bois clair tout simple dans lequel on avait enfermé sa dépouille vers le brasier où il allait se consumer, on n’entendait plus que sa musique, la dernière composition qu’il avait enregistrée, qui chante les grands espaces, les hommes libres et les femmes amoureuses, et que demander de plus à la Vie, en effet ? Et même à la Mort ?

Moi je mourais d’envie de rire

Il a bien fallu que ça craque, et qu’on ouvre enfin les vannes des vannes, si je puis dire. Quoi, un type avec lequel on avait bu – voire échangé – tant de coups, participé à tant de gueuletons, braillé tant de refrains, dit et même fait tant de conneries, et surtout tant rigolé, et on allait le laisser partir comme ça, sans même se dilater un peu la rate ? Halte-là bijou, il était homme à bondir de son urne pour nous botter le fion une dernière fois histoire de nous rappeler les usages ! Nous nous sommes retrouvés en comité restreint chez Gégé, un autre ami de trente ans. Enfin comité restreint, s’agissant de la tribu de Wahdee, ça fait au bas mot une bonne cinquantaine de personnes, comme vous l’avez compris, ça n’était pas quelqu’un qui faisait les choses à moitié. Rigoler, donc, et avant tout pour former le cercle sacré autour de sa squaw et de son grand papoose, mais ne vous inquiétez pas, sa smala avait rappliqué au grand complet du Midi, les frangins de Marseille, la maman de Digne, et ça tchatchait tout aussi chaud que la dernière fois je l’avais eu au bout du fil, quand l’ambulance l’avait directement embarqué de la terrasse de la Canebière où il sirotait un bon vieux pastis des familles pour le conduire à l’hostau dans les brumes de la région parisienne. Nous n’avons pas, cependant, sorti les instruments de leurs étuis ce soir-là : manquait le soliste et puis ce serait pour plus tard, et ça c’est une histoire que je vous raconterais une autre fois. En tous cas nous avons ri. C’est tout ce que je souhaitais et lui aussi je crois. J’en suis même sûr.

Epilogue

Les cendres de Wahdee furent dispersées par sa compagne et quelques fidèles parmi les plus disponibles – je n’en étais pas pour cause de boulot et je m’en veux encore – dans la montagne au-dessus de Digne, là où il avait coutume depuis des années d’aller faire du cheval, avec squaw, papoose et autres membres de sa tribu, dans ces Préalpes aux crêtes violettes si propices aux chevauchées entre frères et aux grandes envolées lyriques. Celui qui les a propulsées dans le vent m’a juré qu’au moment où ils redescendaient vers la vallée, un grand aigle royal a décollé du sommet pour tourner au-dessus d’eux jusqu’à ce qu’ils soient redescendus. Ils y ont vu comme un signe. Moi j’y ai vu comme une bonne blague. J’ai bien rigolé. Et j’en rigole encore. Sacré Wahdee !

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Message  Lucy Mar 6 Mai 2008 - 3:09

Du bon Gobu !
Les autochtones, ici, je pensais en croiser. Pourtant, il faut lire ce texte venu d'un autre continent pour que ce soit chose faite. Merci pour ça !
Je désespère pas mais c'est plutôt mal parti de ce côté. Tout ce que j'entends sur les Assiniboias et assimilés, c'est plutôt mauvais et c'est bien dommage. Nom de Dieu - pardon Wakan Tanka !
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Message  Gobu Mar 6 Mai 2008 - 7:46

Lucy a écrit:Du bon Gobu !
Les autochtones, ici, je pensais en croiser. Pourtant, il faut lire ce texte venu d'un autre continent pour que ce soit chose faite. Merci pour ça !
Je désespère pas mais c'est plutôt mal parti de ce côté. Tout ce que j'entends sur les Assiniboias et assimilés, c'est plutôt mauvais et c'est bien dommage. Nom de Dieu - pardon Wakan Tanka !

Attention, pas de méprise. Mon pote - que dis-je, mon frère ! - Wahdee avait fait des Lakota son peuple d'élection, étudié leur langue et même appris à fabriquer des objets traditionnels à leur manière (armes, bijoux, vêtements, etc...) mais pour le reste, c'était avant tout un petit gars bien de cheux nous, natif de Chambéry en Haute-Savoie et grandi en banlieue. En fait il avait tout du titi parisien gouailleur !

Ce qui le rapprochait principalement des fiers cavaliers de la Plaine, c'était son côté rebelle, cette fierté indomptable qu'il partageait avec eux, et aussi une immense générosité de coeur. Mais c'était avant tout un musicien hors pair, aussi à l'aise dans le rock que dans le funk ou la country.

PS : j'ai appris récemment que certaines tribus Lakota sont entrées en dissidence, ont déclaré leurs réserves territoire libre, et défient la loi américaine en produisant leurs propres documents administratifs et même leurs passeports, frappés à l'efigie de Crazy Horse. Hoka hé ! :0)
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Message  Krystelle Mer 7 Mai 2008 - 6:20

La peine s'immisce partout entre les lignes malgré ce rire que le narrateur veut offrir comme un hommage. Du coup, ça rend ce texte à la fois tendre et empreint de bonne humeur.
Je m'habitue à tes phrases longues et à tiroirs, encore qu'ici elles me semblent moins complexes que dans d'autres de tes textes. Il n'y en a qu'une qui m'a fait perdre mon souffle : "Et maintenant que c’était fait [...] hein les amis"
En tout cas, un bel hommage, c'est certain.

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http://fuitedanslesidees.blogspot.com/

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Message  pierre-henri Mer 7 Mai 2008 - 22:57

Chaleureux- et partagé.

Commentaire concis, j'ai dit.
Que les esprits soient avec lui.
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Message  Sahkti Sam 10 Mai 2008 - 21:30

Un beau texte Gobu, grave et réfléchi à souhait, avec ce rire récurrent qui permet de mieux apprécier encore tout ce qui se dit et se cache dans ses lignes. Une écriture fluide et très agréable à lire Gobu, comme souvent chez toi!
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Message  Reginelle Dim 11 Mai 2008 - 13:19

Gobu a écrit:PS : j'ai appris récemment que certaines tribus Lakota sont entrées en dissidence, ont déclaré leurs réserves territoire libre, et défient la loi américaine en produisant leurs propres documents administratifs et même leurs passeports, frappés à l'efigie de Crazy Horse. Hoka hé ! :0)

J'ai lu ça, moi aussi, et ça m'a fait rudement plaisir ! yeah!!!!!

Toujours autant de plaisir à te lire, Gobu. Merci !
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Message  silene82 Dim 7 Juin 2009 - 11:10

Ca vaut le coup de pass away pour susciter un texte pareil. Cela dit, à l'instar des peuples qui ont les gouvernements qu'ils méritent, on a les amis avec lesquels on est en résonance, ceux qui vibrent comme les cordes du sitar, ou du luth, appelées sympathiques, et en l'occurence, c'est ce qu'elles expérimentent, souffrant avec.
J'ai envie de te connaître, afin que lors de mon envol, tu rédiges quelque chose du même acabit, ce qui m'évitera de revenir pester. Cela dit, je suis un peu plus jeune -enfin, si le comput s'établit en années terrestres.-
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Message  Invité Dim 7 Juin 2009 - 11:45

Une bien belle nécrologie. Si j'osais je dirais qu'il en a (eu) de la chance Wahdee ...

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