Sagesse orientale : De l'or, des aumônes, etc...

[Gobu]

V- DE L’OR, DES AUMONES ET DE TOUT CE QUI S’EN SUIT.


1) Histoire des deux pièces d’or.

- Maître, tu sais que j’ai distribué pour venir t’écouter une fortune considérable. Ai-je bien fait ?

- Sans doute : avec un tel fardeau sur les épaules, jamais tu ne serais parvenu jusqu’ ici.

- Ainsi, Maître, l’argent n’est qu’une charge inutile ?

- Pis que cela : non seulement il te courbe sous son poids, mais il fait courber les autres autour de toi. On ne se sent léger que lorsqu’on ne s’en soucie plus.

- C’est vrai, Maître. Je dors, respire, mange et médite mieux depuis que je m’en suis séparé. Mais dans ce cas, pourquoi acceptes-tu les aumônes que te donnent ceux qui ont fait l’effort de monter jusqu’à toi ?

- Et qui suis-je pour refuser ce qu’on me donne de bon cœur ?

- Je comprends, Maître. Mais est-ce un si beau cadeau qu’on te fait là ?

- Ce n’est pas l’argent qui fait le cadeau. C’est l’effort. Tu dis que tu comprends, mais ton esprit me paraît aussi brumeux qu’une aube d’automne sur notre lac. Connais-tu l’histoire de l’ermite et des deux pièces d’or ?

- Je ne connais point celle-ci. Qui l’a contée ?

- Quelle importance ? Les histoires sont comme les oiseaux, elles volettent d’une branche à l’autre et bien malin qui pourrait dire laquelle fut la première. Quoi qu’il en soit, voici l’affaire. Il y avait dans l’ancien royaume de Cipango un ermite fort retiré du monde, dont la réputation de sagesse et de désintéressement parvenait pourtant à attirer quotidiennement autour de la grotte qui lui tenait lieu de retraite une foule considérable de pèlerins venus lui rendre hommage et écouter ses paroles. Certains étaient si démunis qu’ils ne pouvaient donner qu’un quignon de pain, tandis que d’autres possédaient tant de richesses qu’ils pouvaient lui laisser un sac de rubis. L’ermite acceptait du même cœur le croûton rassis et le tas de pierres précieuses puis tenait à tous le même discours. Or voici qu’un jour un homme passa et lui remit une pièce d’or de grande valeur. L’ermite lui fit signe de prendre place parmi ses disciples et lui proposa de poser ses questions. Mais l’homme lui dit qu’il n’était point venu pour le consulter, mais simplement pour lui porter aumône, comme il se doit quand on est un homme de bien. Alors, l’ermite lui rendit sa pièce et, en tirant une toute semblable de sa manche, il prononça ces paroles : « Accepte cette pièce, voyageur. Si tu étais venu me questionner, j’aurais pris ton or sans discuter et je t’aurais répondu. Mais comme tu es venu sans intention de me faire perdre mon temps, c’est toi qui mérite une aumône. Va en paix ».

- Et qu’a répondu le voyageur ?

- L’histoire ne le dit pas.

- Cette histoire, Maître, est-elle vraie ou fausse ?

- Aucune histoire n’est fausse. Mais il arrive que celui qui la conte mente ou se trompe…



2) Histoire du sac d’or.

- Bon. Je comprends, Maître, que tu ne veuilles point refuser les aumônes et offenser ainsi celui qui te les offre.

- Qui te parle de cela ? Celui qui refuse un don est aussi stupide que celui qui s’offense d’un refus. Et plus stupide encore est celui qui s’offense de ce que l’on ne lui donne rien.

- Oui da. Mais enfin, si tu les acceptes, qu’en fais-tu ?

- Et de quoi crois-tu que nous mangions, toi et moi ?

- C’est vrai. A prier, méditer et dialoguer tout le jour, il ne nous reste guère de temps pour songer à notre ordinaire. C’est pourquoi les aumônes y pourvoient. Mais supposons, Maître, que l’on nous vienne porter une aumône très importante, bien supérieure à ce qu’il faut pour nous procurer notre thé, notre écuelle de soupe et notre bol de riz ? Qu’en ferions nous ?

- Je l’ignore. Rien, sans doute.

- Mais enfin, cet argent en trop pourrait bien être utile à quelqu’un d’autre.

- L’argent n’a que peu d’utilité. Et l’argent en trop encore moins.

- Tu te moques, Maître. C’est pour nous seulement qu’il serait de trop. D’autres ne s’en satisferaient même pas !

- Tu vois bien ! Veux-tu faire des insatisfaits ? Je m’en vais te conter une autre histoire. Un voleur fort célèbre et redouté en son temps se présenta un jour devant un maître qui avait lui aussi choisi la voie du renoncement et vivait de la charité de ses disciples. Voyant que ce dernier était pour une fois tout seul, il tira son sabre et le menaça en ces termes : « On dit que des fidèles viennent de tous les coins de l’Empire – et même de plus loin si un tel endroit existe – mettre leur fortune à tes pieds pour entendre un seul mot de ta bouche. Est-ce vrai ? » « Comment le saurais-je ? » répondit le maître, « Je ne vois pas les offrandes, mais seulement le cœur de ceux qui les font. » Mais le bandit ne se contenta point de cette réponse dilatoire et se fit plus menaçant encore. « Prends garde ! » lui dit-il, « Je ne suis point venu pour donner, mais pour prendre ; aussi tu ferais bien de ne pas m’échauffer la bile avec tes fariboles et me dire où tu caches les aumônes que l’on te fait. » « Elles sont là, dans cette vasque, et appartiennent à qui les veut prendre. » Le malfaiteur, interloqué, se pencha sur le récipient et rafla les pièces qu’il contenait. Il s’agissait de peu de choses, mais le misérable, traqué sans répit par les soldats, avait un impérieux besoin d’argent. Il pensa un moment supprimer l’unique témoin de son forfait, mais un vieux fond de superstition le retint d’occire un saint homme. Au moment où il s’apprêtait à enfourcher sa monture, le Maître l’interpella : « Il est dommage que tu ne sois pas venu plus tôt ; ce matin même, un nabab immensément riche est venu me faire l’aumône d’un sac plein d’or. Je l’ai donné à un forestier dont la cahute avait brûlé la veille. » Entendant cela, le voleur faillit s’étouffer de dépit. « Calme-toi, le nabab, l’ayant appris, a juré de m’en apporter un autre » « Et quand cela ? » hurla le vaurien. « Cela, il ne me l’a pas dit. Mais tu peux l’attendre avec moi. »

- Et que se passa-t-il ?

- Eh bien le bandit attendit avec l’ermite que revienne le généreux nabab. Il attendit si longtemps que l’ermite mourut de vieillesse avant son retour. Comme il avait fini par s’attacher à lui et que, petit à petit, la soif de l’or l’avait quitté, il prit sa place et accueillit à son tour les pèlerins. Ainsi, par cupidité, le larron se fit sage.

- C’était toi le larron, maître ?

- Ou c’est toi. Qu’importe ?

[Lucy]

Le maître et son disciple : quelle meilleure façon de passer la soirée ? ^)^

[Invité]

Le Siddhartha de H Hesse me revient en mémoire. On peut faire pire comme référence.
Sinon, dilatoire est nouveau, et ce mot au sens tout à coup évident, me plaît immensément !

[Arielle]

Une phrase me gêne un peu dans cette histoire:
"Mais comme tu es venu sans intention de me faire perdre mon temps"
Cette impression de perte du temps qu'il consacre à enseigner me déçoit de la part d'un Maître. Je dois être un brin trop idéaliste ;-)

[Invité]

Une phrase me gêne un peu dans cette histoire:
"Mais comme tu es venu sans intention de me faire perdre mon temps"
Cette impression de perte du temps qu'il consacre à enseigner me déçoit de la part d'un Maître. Je dois être un brin trop idéaliste ;-)

Ah oui, exact, je m'étais aussi fait la réflexion qu'un sage n'aurait pas cette notion de perte de temps et ne le formulerait de toute façon sûrement pas ainsi...

[Invité]

Lu bien entendu, lors d'une pause au taff. Bien belle pause, bien belle prose, et aussi bien beau travail Gobu, car tout cela nécessite recherche.
Merci Da go Bu.

[mentor]

Toujours aussi reposantes ces lectures, ça me rend zen, c'est fou
La naïveté de ce disciple ébahi et les moqueries de ce maître filou me mettent en joie
merci Gobu

[Manu(manisa06)]

Même remarque qu'Arielle. (je ne la reciterai pas)
Bien Philosophique et très bien écrit.
Ca me fait penser à Khalil Gibran "le prophète".

C'est un beau compliment non ? sincère en plus...

(*!*) Manu

[Chako Noir]

Gobu nous gâte, oserais-je dire comme d'habitude?
Et bien moi, c'est la première histoire que j'ai préféré. Perso la phrase du "perte de temps" ne me gène pas, après tout l'ermitage c'est vivre loin de la civilisation, qui dit que ça lui plaît de recevoir quotidiennement des gens qui ne veulent que l'écouter parler? En tout cas il y a tout ce qu'il faut là-dedans pour mettre de bonne humeur, à relire lorsque le soleil se fera timide.

[Sahkti]

Gobu, c'est toujours un régal de te lire!
Ce texte fait partie, à mes yeux, des plus réussis dans la série "sagesse orientale".
J'aime particulièrement la naïveté pas si candide que cela du disciple qui écoute mais sait quand il doit poser les questions qui fâchent. Et puis ce maître, pas vraiment sage, un brin roublard, très terre-à-terre... des personnages attachants que je retrouve chaque fois avec plaisir.

Merci Gobu!

[Halicante]

J'ai beaucoup apprécié ce texte, très agréable à lire. Puisse ce message de sagesse être entendu au-delà de ce forum, que le règne de l'argent cesse enfin !

[gunter]

Joli contes zen. J'en ai lu un recueil et ton style est très proche de ceux dudit recueil. Donc c'est que l'effet recherché doit être réussi ;-)

Pareil sur la remarque de perte de temps du maître. Il n'a que faire de ce genre de futilité. Le temps est à l'individu ce que la rivière est au galet ...

Le deuxième conte me fait pensé à un conte similaire que j'avais lu. A ceci près que le voleur troublé par l'indifférence du maître était revenu quelques années après son larcin me semble t-il pour rembourser puis embrasser la voie de la sagesse. Ou quelque chose dans ce goût là.

[silene82]

Le Siddhartha de H Hesse me revient en mémoire. On peut faire pire comme référence.
Sinon, dilatoire est nouveau, et ce mot au sens tout à coup évident, me plaît immensément !

Enfin Easter, dilatoire, qui dilate le temps, et permet d'atermoyer. Enfin.
'Twas a joke.

[Squeezer]

Ça se lit bien mais en partant, je déteste le ton (philosophique). Les réflexions et autres «socrateries», moué, ça m’évoque toujours l’oreiller de cartables que je patentais dans mes cours de philo. D’un autre côté, l’enchainement de comportements paradoxaux de la seconde histoire m’a intéressé... Beau conte sur la cupidité et l’altruisme.

[silene82]

toujours l’oreiller de cartables que je patentais dans mes cours de philo.

Qu'est-ce que c'est que ces québecquoiseries? Tu patentais? Tu établissait des brevets? De quoi? De paresse intellectuelle?

[Invité]

J'ai beaucoup aimé ces histoires, la première surtout. L'autre a un parfum de déjà vu, je la trouve un poil trop édifiante.

[Gobu]

L'autre a un parfum de déjà vu

Les histoires sont comme les oiseaux, elles volettent de branche en branche...

[Chako Noir]

J'en reprendrais bien une aile, cela dit!

[Contenu sponsorisé]