Genèse

[Yali]

2006

Genèse

C’était l’heure de la rentrée des classes. L’heure où les adolescents promènent leurs sacs à dos remplis de doctrines, leurs conversations sur tout, sur rien, et sur le reste, leurs larges vêtements estampillés de ponctuations publicitaires, typographiques, virgule, leurs mines désabusées comme celles qu’ils tireraient s’ils avaient déjà trop vécu.
De ma fenêtre, j’observais le manège de deux d’entre eux, qui, d’évidence, avaient d’autres soucis que d’aller acquérir quelques jolies théories supplémentaires en traînant leurs culs sur les bancs du lycée. Ils devaient avoir quinze ou seize ans et la beauté de cet âge-là.
Elle fouillait son porte-monnaie en jetant d’inquiètes œillades alentour.
Il faisait le guet au coin de la rue. Il me semblait bien qu’il tremblait de trouille, qu’il avait les mains moites, qu’il suait.
Tous deux faisaient une tête d’école buissonnière, cependant, j’imaginais que ce n’était point là, la raison de leur inquiétude. Parce que hého, on sait ce que c’est que de sécher les cours : on erre sans but dans la ville la journée durant, échafaudant quantité de plans pour justifier son absence le lendemain, et résultat, on réfléchit pire qu’au lycée, et dans le froid encore, et donc : rien de très exaltant.
Elle trouva la pièce qu’elle cherchait, rempocha son porte-monnaie, puis, après avoir vérifié une dernière fois le contenu de la rue, elle enfila ladite pièce dans un distributeur de préservatifs. Distributeur poussé là pendant la nuit, car moi, je ne l’avais jamais vu.
Ainsi, les chers petits avaient une grosse envie de tâter de la pratique.
M’était avis que pour eux c’était une première. M’était avis que c’était précisément pour cette raison qu’ils flippaient.
Avaient-ils peur d’être surpris parce que c’est très mal de préférer son premier câlin aux mathématiques ?
S’imaginait-elle Maman débouler :
— Tu fais quoi là au juste ?
— Ben j’achète des chewing gum.
— C’est pas le bon distributeur !
— Ho zut alors ?… Bon, ben, c’est pas tout ça, mais faut qu’j’y aille… Salut Mam.
— Eve ?
— Oui Mam.
— Faudra qu’on parle toutes les deux.
— Oui Mam ! Salut Mam.
S’imaginait-il Papa rappliquer :
— Tu fais quoi là au juste ?
— Ben c’est-à-dire que…
— Dis, c’est pas la petite Eve qui tabasse le distributeur de… ?
— Chewing gum !
— Ouais !… Ben faudra qu’on parle tous les deux !
— Oui Pa.
— Et le plus tôt possible.
— Oui Pa ! Salut Pa.
Je la nommais Eve, et disons que lui s’appelait Adam. Et précisons également que c’était l’automne même si ce dernier point n’a aucune incidence sur ce qui suit, sinon qu’il y avait une belle lumière, douce, presque orangée, et que peut-être, une belle lumière douce et orangée donne envie de faire l’amour. Après tout, rien ne permet de contredire cette hypothèse. Il serait même à parier qu’aucune étude sérieuse n’ait été entreprise sur le sujet. Alors, disons qu’il y avait une belle lumière et qu’Eve, croisant le regard d’Adam eut envie de lui, tandis que lui, trouva soudain son pantalon trop étroit, et que, donc, et de concert, ils se dirigèrent vers le premier distributeur de préservatifs venu, tout tremblants de désir de la faute à venir, pendant que moi, je les regardais de ma fenêtre parce que, simplement, leur histoire m’intriguait.
Faut dire que je ne me souvenais pas d’avoir fréquenté les distributeurs de préservatifs si jeune.
Évidemment, ils n’existaient pas de mon temps. De mon temps, ma petite Dame, mon petit Monsieur : on pouvait y aller franco. Y’avait bien deux trois saloperies qui traînaient, mais pas une seule du genre à vous envoyer au cimetière comme si soudain la mort pressait, non, la pire consistait à se retrouver à la maternité neuf mois plus tard comme si soudain la vie pressait. Et puis, les distributeurs de préservatifs eussent-ils existé à l’époque, que je m’en serais soucié comme d’une guigne, vu que de copine, j’en avais pas à cette âge-là. C’était comme qui dirait pas dans mes cordes. J’y pensais aux filles, j’y pensais même beaucoup, mais elles n’y pensaient pas un seul instant. Pas qu’elles n’y pensaient pas du tout, ça non, en réalité elles devaient y penser et même drôlement, mais voilà, elles ne pensaient pas à moi.
Et c’était un peu la raison de ma curiosité pour ces deux gamins.
Je le regardais lui et je me disais : « Mais qu’est-ce que ce petit con a de plus que moi ? » Et naturellement, j’arrivais à la même conclusion que les années honnies dont je vous causais à l’instant, à savoir : une copine.
« Petit con ! » ai-je répété. Sauf que cette fois-ci, le compliment m’était adressé.
Deux étages plus bas, le distributeur ne voulait rien savoir. Eve enfournait sa pièce et toujours le distributeur la refusait, comme si de ces pièces-là, il n’en avait jamais encaissé. Encore et encore, et ainsi de suite jusqu’au comble de l’agacement, et une beigne bien méritée.
J’en aurais fait autant.
Se pourrait-il, me disais-je, que le hasard se mêle de choses qui ne le regardent en rien, qu’il se fasse distributeur de préservatifs pour remettre la jeunesse dans le droit chemin, ou pour rigoler de bon matin, ou pour une raison que seul le hasard sait. Se pourrait-il ?
Il se pouvait ! Le distributeur avala la pièce et resta le tiroir clos.
Et là, tout a foutu le camp très vite : leur argent, leur rêve, et eux, qui après s’être dévisagés l’air pantois, un peu triste, presque blessé, s’en sont sagement allés dans la direction que tous les lycéens suivaient.
Allez hop, si pas de gaudriole : école.
Ainsi, je me demandais de matin en regardant la rue, ce qu’étaient devenus Adam et Eve, si finalement ils avaient consommé ?
Mais peut-être qu’aujourd’hui, entre deux câlins, ils réparent des distributeurs de préservatifs. Qu’ils ont adopté un serpent, un pommier et tout le barda, qu’ils vivent heureux et qu’ils ont fait un tas de petits, une flopée.
Peut-être même que vous en êtes.

[Invité]

Vif, enlevé, un ton très juste : j'ai adoré. La chute à tomber par terre ! (Une vraie chute, quoi.)

Bravo notamment pour :
"Allez hop, si pas de gaudriole : école."

[mirabelle]

Vif, enlevé, un ton très juste : j'ai adoré. La chute à tomber par terre ! (Une vraie chute, quoi.)

Bravo notamment pour :
"Allez hop, si pas de gaudriole : école."

Excellent !

[muzzo]

Histoire toute simple, sujet mince, mais tellement bien enlevé. Style impeccable , adapté au quart de poil aux personnages , aux circonstances ("C'est la moindre des choses" diront certains, mais pas si facile)
Se lit avec plaisir d'autant que le suspense du distributeur excite la curiosté. Belle chute.

[Invité]

Léché ! ;-)
Et ces dialogues !!

[mentor]

Adorable ce texte

[Invité]

Bien régalée, Yali.
Il y a plein de petites choses justes et tendres, j'aime " la belle lumière douce et orangée qui donne envie de faire l'amour", le distributeur de chewing gum, " allez hop : si pas de gaudriole, école", (ben c'est sûr qu'il vaut mieux se faire farcir la tête par le prof que de rester à ruminer !!)

[Invité]

Y'a plein de bonheur la dedans.
J'ai adoré le passage déprime post-premier poil blanc auto-moqueur:

J’y pensais aux filles, j’y pensais même beaucoup, mais elles n’y pensaient pas un seul instant. Pas qu’elles n’y pensaient pas du tout, ça non, en réalité elles devaient y penser et même drôlement, mais voilà, elles ne pensaient pas à moi.Et c’était un peu la raison de ma curiosité pour ces deux gamins.

[Kilis]

Un bonheur !

[maniak']

Bien aimé aussi. Juste le "contenu de la rue" sur lequel j'ai buté....

Sinon, effectivement, parfait.

[Kilis]

Je remonte ce texte emporté trop rapidement dans les limbes véliennes.

Un texte qui donne une nouvelle jeunesse à la Genèse, ça vaut le coup de le lire.

[kazar]

Moi je le commente plus, lui.
Ca sert à rien, j'aime encore trop pour dire quoi que ce soit d'objectif.
Et pis bon, y'a le style.

[Lucy]

Rien à dire, sinon : ^)^ !

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