Manif'
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Manif'
- La Sorbonne est tombée !
Décembre 86, pendant la grève des étudiants.
Je me souviens qu’on utilisait un vocabulaire presque guerrier. On était à Jussieu, dans notre forteresse, et celle d’à côté était passé de notre côté. Pas pour très longtemps. Tombée et reprise.
Je me souviens qu’il faisait froid et qu’il pleuvait, souvent. Et l’on manifestait tous les jours.
Je me souviens des nuits à Jussieu. Je me souviens de la première où des étudiants arrivaient, par petits groupes. Ils venaient du quartier latin. Ils avaient vu les violences policières. Ils racontaient, chacun à leur manière. Toujours affolés.
Je me souviens d’un étudiant à mes côtés, je ne me souviens pas de son nom. Dans une manifestation, il a pris mon bras. On se prenait facilement le bras pour se tenir chaud. Je me souviens que j’aimais l’avoir à côté de moi et qu’il y ait ce contact physique.
Je me souviens des manifestations qui étaient gaies, et bon enfant. Des slogans, de la musique. Nous étions raisonnables aussi, et mûrs, et vigilants. Quand ça a commencé à dégénérer, il y avait toujours quelqu’un pour prévenir. « Attention, il y a des indics… on ne répond rien… on ne se laisse pas entraîner ».
Je me souviens d’une manifestation. Il faisait nuit. Je ne sais pas quelle heure il était. Je ne sais pas si c’était le soir ou la nuit. Dans mon souvenir, il était tard, très tard. Atmosphère irréelle presque. On était nombreux à marcher dans un Paris désert, à part nous. Il n’y avait presque pas de lumière, comme si les réverbères étaient éteints. A un moment donné, le bruit a couru qu’il y avait des CRS, qu’il fallait s’asseoir. On est restés tous assis, pendant un bon moment, confiants. On avait pris la bonne décision.
Jeudi 20 novembre 2008, grève et manifestation des enseignants.
Il y avait du monde, beaucoup de monde. C’était difficile de retrouver ceux avec qui on avait rendez-vous. On se téléphonait.
- Vous êtes où ?
- Sous le ballon 92.
- Je vous ai pas vus…
- Mais si…
- Je passe sur l’autre trottoir…
On a retrouvé des collègues qu’on n’avait pas vus depuis longtemps.
- T’as quoi comme classe ?
- Des CM2.
- Ça va ?
- Ouais… ils sont sympas, faciles… C’est pas comme à Victor Hugo.
Comme toujours, on a beaucoup discuté. Des raisons de la grève, mais aussi de nos classes et de nos vies. On s’est fait des confidences.
On a marché, on a piétiné, on est allés en avant, en arrière, on s’est arrêtés, on a regardé passer le cortège.
On est arrivés dans le 7ème arrondissement, il faisait nuit. Il faisait froid aussi. On approchait du ministère. On est arrivés sur une place, on ne comprenait plus rien. La manifestation avait l’air de partir dans tous les sens. Il n’y avait plus grand monde.
- Les gens croient que c’est terminé, mais on n’y est pas encore.
- De toute façon, je m’en vais… il y a un métro… il faut que je rentre…
- Moi aussi… et toi, tu fais quoi ?
- C’est plus très loin, je crois que je vais aller jusqu’au ministère.
- Tu nous raconteras.
Je marche. Plein de gens viennent en sens inverse. Je leur demande :
- C’est par où le ministère ?
- Par là, mais c’est bloqué, on ne peut pas y aller.
J’avance quand même. Je me retrouve avec un groupe, à l’arrêt. Les CRS sont devant, paraît-il. Je ne les vois pas. Les gens crient, lancent des slogans.
Je retrouve Valérie. Elle est avec des copines que je ne connais pas.
- C’est la première fois que je vois ça… d’habitude, on va jusqu’au bout…
A côté de nous, il y a un groupe de jeune. Peut-être des lycéens.
- Faut y aller ! Faut foncer ! Faut arrêter d’être gentils ! Vous avez vu l’autre vieux ? Je lui ai dit qu’il fallait y aller ! Ben non… Putain les vieux…
Les vieux, c’est nous tous. Je ne me vois pas foncer dans les CRS. Pas plus que les autres. Devant, il y a des jeunes, assis. Je ne sais pas s’ils ont l’intention de rester longtemps. Je repense aux manifestations de décembre 86 et à notre patience.
Je finis par faire demi-tour. Je retrouve le métro. Des tas de manifestants sont sur le quai. En haut de l’escalier, une dame parle toute seule :
- C’est quoi ce cirque ? Ah oui ! Ce sont ces cons qui sont allés manifester ! Et les gens qui travaillent et qui rentrent chez eux alors ?
Une rame est partie, bondée. Je trouve un siège sur le quai. Deux filles à côté de moi disent qu’elles sont épuisées.
- Moi aussi… d’habitude ça ne me fait pas ça…
- C’est que cette fois, on était très en colère.
Une rame arrive. Il n’y a pas trop de monde cette fois. Dans le wagon, je retrouve Claudine, Lucie et Carole. Elles avaient quittés la manif’ pour prendre un raccourci.
- Tiens !
- Ah ! On se retrouve…
- Vous avez réussi à aller au ministère ?
- Ben non… tout était bloqué. Alors on est allées boire un coup au café… ça faisait longtemps que je n’avais pas manifesté… cinq ans peut-être…
- Oui… c’est vrai… je ne t’ai jamais vue aux manifs…
- Même la grève… ça faisait longtemps que je ne l’avais pas faite. Faut dire, ça coûte cher… faut être honnête… on est tous prêts à se battre pour l’école, mais on pense aussi à nous… mais là, c’est grave… vraiment grave… j’espère qu’on aura pas trop de jours de grève à faire encore…
Elles descendent à Concorde. Je vais jusqu’à St Lazare.
A la gare, je prends un quotidien gratuit. En première page, notre ministre, sûr de lui. Je le trouve même arrogant.
Décembre 86, pendant la grève des étudiants.
Je me souviens qu’on utilisait un vocabulaire presque guerrier. On était à Jussieu, dans notre forteresse, et celle d’à côté était passé de notre côté. Pas pour très longtemps. Tombée et reprise.
Je me souviens qu’il faisait froid et qu’il pleuvait, souvent. Et l’on manifestait tous les jours.
Je me souviens des nuits à Jussieu. Je me souviens de la première où des étudiants arrivaient, par petits groupes. Ils venaient du quartier latin. Ils avaient vu les violences policières. Ils racontaient, chacun à leur manière. Toujours affolés.
Je me souviens d’un étudiant à mes côtés, je ne me souviens pas de son nom. Dans une manifestation, il a pris mon bras. On se prenait facilement le bras pour se tenir chaud. Je me souviens que j’aimais l’avoir à côté de moi et qu’il y ait ce contact physique.
Je me souviens des manifestations qui étaient gaies, et bon enfant. Des slogans, de la musique. Nous étions raisonnables aussi, et mûrs, et vigilants. Quand ça a commencé à dégénérer, il y avait toujours quelqu’un pour prévenir. « Attention, il y a des indics… on ne répond rien… on ne se laisse pas entraîner ».
Je me souviens d’une manifestation. Il faisait nuit. Je ne sais pas quelle heure il était. Je ne sais pas si c’était le soir ou la nuit. Dans mon souvenir, il était tard, très tard. Atmosphère irréelle presque. On était nombreux à marcher dans un Paris désert, à part nous. Il n’y avait presque pas de lumière, comme si les réverbères étaient éteints. A un moment donné, le bruit a couru qu’il y avait des CRS, qu’il fallait s’asseoir. On est restés tous assis, pendant un bon moment, confiants. On avait pris la bonne décision.
Jeudi 20 novembre 2008, grève et manifestation des enseignants.
Il y avait du monde, beaucoup de monde. C’était difficile de retrouver ceux avec qui on avait rendez-vous. On se téléphonait.
- Vous êtes où ?
- Sous le ballon 92.
- Je vous ai pas vus…
- Mais si…
- Je passe sur l’autre trottoir…
On a retrouvé des collègues qu’on n’avait pas vus depuis longtemps.
- T’as quoi comme classe ?
- Des CM2.
- Ça va ?
- Ouais… ils sont sympas, faciles… C’est pas comme à Victor Hugo.
Comme toujours, on a beaucoup discuté. Des raisons de la grève, mais aussi de nos classes et de nos vies. On s’est fait des confidences.
On a marché, on a piétiné, on est allés en avant, en arrière, on s’est arrêtés, on a regardé passer le cortège.
On est arrivés dans le 7ème arrondissement, il faisait nuit. Il faisait froid aussi. On approchait du ministère. On est arrivés sur une place, on ne comprenait plus rien. La manifestation avait l’air de partir dans tous les sens. Il n’y avait plus grand monde.
- Les gens croient que c’est terminé, mais on n’y est pas encore.
- De toute façon, je m’en vais… il y a un métro… il faut que je rentre…
- Moi aussi… et toi, tu fais quoi ?
- C’est plus très loin, je crois que je vais aller jusqu’au ministère.
- Tu nous raconteras.
Je marche. Plein de gens viennent en sens inverse. Je leur demande :
- C’est par où le ministère ?
- Par là, mais c’est bloqué, on ne peut pas y aller.
J’avance quand même. Je me retrouve avec un groupe, à l’arrêt. Les CRS sont devant, paraît-il. Je ne les vois pas. Les gens crient, lancent des slogans.
Je retrouve Valérie. Elle est avec des copines que je ne connais pas.
- C’est la première fois que je vois ça… d’habitude, on va jusqu’au bout…
A côté de nous, il y a un groupe de jeune. Peut-être des lycéens.
- Faut y aller ! Faut foncer ! Faut arrêter d’être gentils ! Vous avez vu l’autre vieux ? Je lui ai dit qu’il fallait y aller ! Ben non… Putain les vieux…
Les vieux, c’est nous tous. Je ne me vois pas foncer dans les CRS. Pas plus que les autres. Devant, il y a des jeunes, assis. Je ne sais pas s’ils ont l’intention de rester longtemps. Je repense aux manifestations de décembre 86 et à notre patience.
Je finis par faire demi-tour. Je retrouve le métro. Des tas de manifestants sont sur le quai. En haut de l’escalier, une dame parle toute seule :
- C’est quoi ce cirque ? Ah oui ! Ce sont ces cons qui sont allés manifester ! Et les gens qui travaillent et qui rentrent chez eux alors ?
Une rame est partie, bondée. Je trouve un siège sur le quai. Deux filles à côté de moi disent qu’elles sont épuisées.
- Moi aussi… d’habitude ça ne me fait pas ça…
- C’est que cette fois, on était très en colère.
Une rame arrive. Il n’y a pas trop de monde cette fois. Dans le wagon, je retrouve Claudine, Lucie et Carole. Elles avaient quittés la manif’ pour prendre un raccourci.
- Tiens !
- Ah ! On se retrouve…
- Vous avez réussi à aller au ministère ?
- Ben non… tout était bloqué. Alors on est allées boire un coup au café… ça faisait longtemps que je n’avais pas manifesté… cinq ans peut-être…
- Oui… c’est vrai… je ne t’ai jamais vue aux manifs…
- Même la grève… ça faisait longtemps que je ne l’avais pas faite. Faut dire, ça coûte cher… faut être honnête… on est tous prêts à se battre pour l’école, mais on pense aussi à nous… mais là, c’est grave… vraiment grave… j’espère qu’on aura pas trop de jours de grève à faire encore…
Elles descendent à Concorde. Je vais jusqu’à St Lazare.
A la gare, je prends un quotidien gratuit. En première page, notre ministre, sûr de lui. Je le trouve même arrogant.
Re: Manif'
J'ai trouvé très bien rendue l'ambiance du jour de manifestation de 2008, et j'ai aimé le parallèle avec celles de 86.
Un texte bien équilibré pour moi, expressif sans en faire trop... sauf peut-être la toute dernière phrase qui me paraît inutile. Il faudrait éventuellement voir ce que cela donne en arrêtant à "sûr de lui".
Un texte bien équilibré pour moi, expressif sans en faire trop... sauf peut-être la toute dernière phrase qui me paraît inutile. Il faudrait éventuellement voir ce que cela donne en arrêtant à "sûr de lui".
Invité- Invité
Re: Manif'
Je ne comprends pas cette phrase, ce à quoi "première" renvoie :
Tout en écrivant cela, je rélaise que je ne suis en fait pas convaincue de ce que j'avance. On peut argumenter que le début du texte installe l'ambiance pour la suite, oui... En tout cas, j'ai bien aimé lire l'ensemble, toujours cette façon simple, dépouillée, de relater, sans effets de manches, sans envolées mais le message passe très bien.
Peut-être que socque a raison, que l'effet serait plus saisissant sans le dernier bout de phrase.
La première partie du texte me donne l'impression d'être inaboutie, j'ai eu le sentiment qu'elle conduisait à une anecdote et comme ce n'est pas le cas, ça m'a laissée un peu frustrée dans la mesure où la 2e partie du texte aurait très bien pu se passer de la première.Je me souviens de la première où des étudiants arrivaient, par petits groupes
Tout en écrivant cela, je rélaise que je ne suis en fait pas convaincue de ce que j'avance. On peut argumenter que le début du texte installe l'ambiance pour la suite, oui... En tout cas, j'ai bien aimé lire l'ensemble, toujours cette façon simple, dépouillée, de relater, sans effets de manches, sans envolées mais le message passe très bien.
Peut-être que socque a raison, que l'effet serait plus saisissant sans le dernier bout de phrase.
Invité- Invité
Re: Manif'
D'accord pour enlever la dernière phrase. D'ailleurs, je m'étais posée la question en l'écrivant.
Re: Manif'
Le décalage entre l'utopie et la réalité, c'est bien vu Anne.
J'aime le côté mélancolique du début et puis le contraste avec la suite, plus quotidienne, plus proche de nos actuelles réalités.
En observant ton écriture au fil des textes, il me semble que tu as réussi à la dépouiller de certains traits parfois trop naïfs et je trouve ça plutôt chouette, ça donne quelque chose de plus abouti.
Attention cependant à ne pas vouloir trop en dire, faire trop long. Tu restes ici dans la bonne dose mais il n'en faudrait pas beaucoup plus pour que l'idée semble trop étirée.
J'aime le côté mélancolique du début et puis le contraste avec la suite, plus quotidienne, plus proche de nos actuelles réalités.
En observant ton écriture au fil des textes, il me semble que tu as réussi à la dépouiller de certains traits parfois trop naïfs et je trouve ça plutôt chouette, ça donne quelque chose de plus abouti.
Attention cependant à ne pas vouloir trop en dire, faire trop long. Tu restes ici dans la bonne dose mais il n'en faudrait pas beaucoup plus pour que l'idée semble trop étirée.
Sahkti- Nombre de messages : 31659
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