Sagesse orientale : Le poison du doute

[Gobu]

Le poison du doute.

- Salut Maître.

- Bien le bonjour mon jeune ami. Quelle mouche t’a piqué de te lever plus tôt encore que moi ? Veux-tu me faire sentir que tu es plus jeune ? Ou bien est-ce pour me prouver combien tu as changé depuis ta vie de prince tissée de nuits d’orgies éreintantes et de journées de sieste réparatrice ?

- Ces siestes-là étaient loin d’être réparatrices, Maître.

- C’est vrai : on dort mal quand le monde travaille. Le monde fait trop de bruit pour un riche ivrogne qui veut dormir. Pour un ivrogne pauvre aussi, d’ailleurs, mais lui ne peut pas imposer silence au monde.

- Un de mes confrères en principat a tenté de le faire : il a donné ordre de trancher la langue à tous ses sujets pour ne plus ouïr le son de leur voix. Il a mal fini : l’homme se laisse assez facilement dépouiller de sa liberté, son honneur et même sa vie, mais il ferait beau voir qu’on lui coupât la parole!

- Tu ne m’as toujours pas dit pourquoi tu t’es levé avant moi, insolent ! Tu as vraiment l’art de détourner la conversation.

- Ah oui. Pardonne-moi, Maître, quand l’ivresse du conteur m’empoigne, je n’ai plus toute ma tête. En vérité, je me suis levé plus tôt parce que je ne parvenais pas à dormir.

- Que n’es-tu resté couché à méditer ? Ou à prier ? Sais-tu que ça ne peut pas te faire de mal ? On peut méditer et prier dans toutes les postures. C’est l’intention qui compte.

- Je n’arrivais pas méditer non plus. Ou plutôt ma méditation ressemblait davantage à une rixe de chauve-souris dans une tempête de suie au fond d’une grotte obscure qu’au fleuve majestueux et sûr dont parle le Sage.

- Ouais…ça c’est l’effet des six tasses de thé noir que tu as englouties hier au souper. Tu sais que je ne suis pas de ces vieux radoteurs qui prêchent l’abstinence après une vie de débauche – et tu en profites bien – mais je ne prêche pas non plus la gloutonnerie. Sache, jeune présomptueux, que le thé noir met un dragon dans le cerveau et un tigre dans les entrailles. Le thé vert n’est rien, mais le thé noir en a rendu fou plus d’un.

- Je le sais, Maître. Mais souviens-toi : il n’y avait plus de thé vert. Et aussi, cette grande chaleur d’avant l’orage m’avait donné si soif que j’aurais pu boire le lac tout entier.

- J’avoue que j’en ai moi-même bu pas moins de six tasses.

- Bref, Maître, mon esprit s’agitait tellement qu’il a fallu que je me lève de ma natte pour faire quelques mouvements de gymnastique afin de me calmer.

- Taper sur une planche ne châtie que le bois. Et l’on ne combat pas l’agitation par l’agitation.

- En effet, Maître. J’accepte de méditer trois heures de suite pour ma pénitence.

- Ne te défile pas. Dis-moi ce qui t’agitait.

- Le doute, Maître.

- Eh bien quoi le doute ?

- Je doutais.

- Mais de quoi, à la fin ?

- De tout.

- Mais c’est très bien ! Les Sages, pourtant souvent en désaccord entre eux, s’entendent unanimement sur ce point : douter de tout est le commencement de la sagesse. Il ne disent pas tous qu’il faut commencer par douter de leurs paroles, mais tout le monde aura compris.

- Ce n’est pas ainsi que je doutais, Maître. Je doutais de moi, je doutais de ma volonté à chercher la Voie, je doutais que je puisse atteindre la sagesse…je…je doutais même que cela soit une si bonne chose !

- Est-ce une si bonne chose ?

- Quoi ? Toi aussi tu doutes ?

- Je n’ai pas dit cela. Je te demande si courir après la sagesse te paraît être une entreprise tellement sage.

- Eh bien cette nuit, je me le suis demandé.

- Et ça t’a empêché de dormir ? Peuh ! Il n’y a plus de jeunesse ! De mon temps, on avait le sommeil moins délicat, à ton âge.

- Mets-toi à ma place, Maître : voilà déjà trois ans que j’ai renoncé aux plaisirs de ce monde et…

- Tu n’as renoncé à rien du tout, imposteur ! La seule chose qui me retienne de te chasser de ma vue est que tu m’amuses. A mon âge, on est blasé mais j’ai conservé une âme d’enfant : le premier idiot venu me fait rire aux larmes. Et comme idiot tu te poses un peu là. Tu doutes de toi ?

- J’ai douté toute la nuit, en tous cas.

- Tu doutais ? Eh bien maintenant doute de ton doute. Il n’est pas moins volatil que tes certitudes. Le Bouddha l’a bien dit : « Doute de toutes tes certitudes, doute de ton existence, et doute même de ton doute »

- J’ai lu toutes les paroles attribuées à l’Ineffable, Maître, je n’ai jamais rencontré cette citation.

- La Parole du Bouddha est comme le fleuve : chaque mousson la nourrit.


GOBU

[Invité]

Joli, très élégant, une fin extra, mais... un peu long pour ce que c'est, je dirais (la discussion sur le thé m'a presque gonflée).

[Arielle]

Maître. Je doutais de moi, je doutais de ma volonté à chercher la Voie, je doutais que je puisse atteindre la sagesse…je…je doutais même que cela soit une si bonne chose !

Ce n'est pas la première fois que je surprends ce malheureux disciple à peiner et trébucher sur la voie de la sagesse !
La réplique de son maître confirme d'ailleurs mes soupçons :

- Tu n’as renoncé à rien du tout, imposteur !

Nous acheminons-nous vers l'échec d'une belle carrière d'ascète ? Seul notre Maître Gobu pourra lever nos doutes à ce sujet ! Patience ...

[Invité]

Ca met du temps à se mettre en route, il n'est pas pressé de faire part de ses doutes le disciple. Mais le talent du Maître à renverser la vapeur, sa filouterie, m'ont fait sourire, comme d'habitude je crois bien.
et puis bravo -comme d'habitude (!)- à l'écriture irréprochable.

[Roz-gingembre]

Je me demande ce que serait la rencontre de siddharta et de gobu,
truculente, sans doute

[Lonely]

Tout cela est assez plaisant à lire :-) , et j'aime bien le côté philosophant.

Par contre, et peut-être cela m'aura échappé, je trouve l'échange un peu trop "limpide". Mise à part le fin ouverte qui laisse au disciple/lecteur le soin de comprendre les paroles du Maître (ou guru, dans le bon sens du terme) bien sûr.

Ça me fait penser à Krishnamurti d'un certain côté : remet en cause jusqu'à mon enseignement, c'est à ce prix que tu "progresseras"...


Bref, ça déborde sur beaucoup trop de considérations délicates pour rentrer dans des détails (sans doute longuets et mal maîtrisés de ma part), ce qui prouve dans tous les cas la justesse du texte. Et ça, c'est pas facile...

[Anne Veillac]

Un texte écrit une nuit d'insomnie ?
J'ai vraiment bien aimé, j'étais totalement plongée dans ce texte, sauf le passage sur le thé, là j'ai un peu décroché.

[Invité]

Le monde fait trop de bruit pour un riche ivrogne qui veut dormir. Pour un ivrogne pauvre aussi, d’ailleurs, mais lui ne peut pas imposer silence au monde.

Bien essayé, bien envoyé, mais plutôt faux.
héhé. Lao Tsing Tao a dit: bourré comme un coing, tu peux dormir sur la ligne d'embouteillage même.

D'ailleurs justement, Lao, en chinois, veux dire "le maître, le chef, le prof" enfin toute personne qui exerce une autorité quelconque.

[pierrot]

Je me suis bien amusé avec ce dialogue bien conduit ...sans aucun doute et qui se complet dans le paradoxe philosopheux mais sans prétention !
Ecrit d'une plume facile,je n'en doute pas et lu facilement même sans thé.

[Gobu]

Bien essayé, bien envoyé, mais plutôt faux.
héhé. Lao Tsing Tao a dit: bourré comme un coing, tu peux dormir sur la ligne d'embouteillage même.

Heureux de l'apprendre.

La parole de Lao Tsing Tao est comme l'ivresse : la moindre cuite la nourrit.

:o)

Gobu

[lol47]

souffrance (dukkha), impermanence (annica), absence d'ego (anatta)

Et le chemin sacré à huit embranchements que l'on désigne ainsi : vues justes, volonté parfaite, langage pur, action pure, moyens d'existence purs, effort parfait, attention parfaite, meditation parfaite *

*Majjihimanikâya, dvedhâvitakka sutta

In Le bouddha par André Migot.

J'aime assez tes petites contes.
Sur le chemin, sur le chemin, sur le chemin...allons nous promener dans la connaissance qui est celle de l'autre, et c'est à dire de soi-même...

[Chako Noir]

J'aime toujours autant tes deux personnages, ce maître toujours aussi ignoble avec sa répartie polie, et le brave disciple qui se bat entre ses convictions et le grand sacrifice ascétique qu'est sa nouvelle vie... mais trop de thé, à coup sûr.

[Sahkti]

Haha, le Maître et son disciple en bonne forme! Ils ont retrouvé leur verve, leur esprit de répartie et puis ces chipoteries sur des détails, à seules fins de se quereller… comme toujours, savoureux !

Le ton est excellent, le récit est bien mené du début à la fin mais justement, à propos de fin, je l'aurais bien vu plus long moi ce texte :-)

Allez, encore steplaît…

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