Le delphinium

[pierrot]

Le delphinium

J’ai offert ce delphinium à Amélie pour la concordance de couleur avec ses yeux.
Il était magnifique, généreux et vivace. Autour de ses feuilles profondément ciselées aux lobes pointus, les fleurs en grappes fournies, d’un bleu azur intense, se tenaient droites et têtes hautes.
Mais depuis quelques jours les pétales pâlissent et tombent un par un d’une hampe amollie tandis que les feuilles se recroquevillent en jaunissant. J’ai enrichi sa terre, arrosé régulièrement son pied, je le déplace de fenêtre en fenêtre pour lui offrir tout le soleil possible. Rien n’y fait. Le delphinium dépérit doucement. Amélie est partie.

Nous déclinons ensemble dans notre mélancolie partagée et ma peau pareillement à la sienne se fripe. Aussi ce matin je me suis coupé en me rasant. Rien de grave mais cet incident bénin est maintenant quotidien. Joues et menton sont constellés de croûtes brunâtres et de pansements gréseux. Je devrais sans doute changer de rasoir… ou plutôt de peau. Elle est usée, emballage inutile d’une âme lointaine.
Mais cette fois, en me penchant vers la glace, je n’ai pas voulu effacer la goutte de sang car à ma surprise cette sécrétion de mon cœur était bleue. Curiosité longuement admirée. Elle n’a pas coulé. Elle est restée là, en suspens sur ma joue, évidente. Goutte bleue d’un pétale du delphinium, d’une perle de nacre minérale, perle de sang du bleu des yeux d’Amélie. Mais dans le bleu rien ne tient, Amélie est partie.

Partie définitivement. Parce que je ne la touchais plus, ne la désirais plus, a-t-elle dit. Je n’ai rien répondu. Je n’ai pas compris. Je l’aimais. Moi je n’aspirais qu’à la regarder, la contempler et la préserver de mes basses pulsions, garder la pureté de mon élan. La nuit, refusant le sommeil, je découvrais tendrement le drap et m’émerveillais devant la grâce du moment, vénérais la perfection de son image endormie. Je l’aimais. Je l’aimais comme un fou. Je l’aime, définitivement. Pourtant Amélie est partie.

Mes artères irriguent- elles pareillement tout mon corps ou cette goutte est-elle seulement un minuscule caillot évincé du cœur ? Curiosité d’une pensée errante, amusement étonné de ma singularité. Par une légère estafilade à l’avant-bras gauche, se faufile un petit ru bleu myosotis en courbes libres et tendres. Mon sang est une encre qui dessine mon amour sur l’émail blanc du lavabo. Dans des volutes ondoyantes s’esquisse tantôt une courbe accomplie du corps d’Amélie tantôt une feuille délicatement découpée du Delphinium.
Mon sang peut-il rebleuir ses fleurs, telle l’ardoise pilée imprégnant l’hortensia ? Mutation vagabonde de ma déraison. Incision précise du poignet droit. Aucune douleur, corps indifférent. A genoux, je regarde la plante absorber, reconnaissante, la sève nourricière transfusée de ma vie, qui s’évade tranquillement. Amélie est partie

Mon cœur imbibé de mon amour, doucement se relâche par mes veines entrouvertes. Dans le bleu tout se dissout, ma vie se dilue. Je m’écoule dans une douce et parfaite désespérance.
Le bleu est absorbé par le noir. Le bleu accompagne la nuit. J’ai fermé les yeux. Lentement je me perds. Asthénie, dissolution, néant. Conscience élargie d’un désert, désert bleu. Le bleu du Delphinium recouvrant sa couleur. Couleur maligne dans laquelle je me suis épuisé. Ecume de mon naufrage.
Je meurs d’un bleu à l’âme. Amélie est partie.
Pierrot

[Invité]

Belle idée, joliment déclinée. Un texte réussi, à mon avis, sur un sujet qu'on aurait cru épuisé...
(Et merci de m'avoir fait découvrir le mot "gréseux" !)

[Invité]

Pour savoir précisément de quoi on parle :
http://images.google.fr/images?sourceid=navclient&hl=fr&rlz=1T4HPEB_frFR236FR236&q=delphinium&um=1&ie=UTF-8&ei=4QLOSdn5H5qRjAfo5YHKCQ&sa=X&oi=image_result_group&resnum=4&ct=title

C'est un joli texte mélancolique, juste long comme il faut ; je crois que j'aurais pu finir par m'ennuyer à lire les bleus au coeur. Toutefois, j'ai aimé l'idée et surtout le petit ru bleu myosotis

[The-sliph]

Je trouve que ce texte est très réussi. La chute finale est notamment très intéressante car elle clôt le texte d'une façon presque brutale sans pour autant sacrifier la force évocatrice du texte. Je dirais même qu'elle la renforce.

Merci pour ce joli texte @+

[pierrot]

Pour savoir précisément de quoi on parle :
http://images.google.fr/images?sourceid=navclient&hl=fr&rlz=1T4HPEB_frFR236FR236&q=delphinium&um=1&ie=UTF-8&ei=4QLOSdn5H5qRjAfo5YHKCQ&sa=X&oi=image_result_group&resnum=4&ct=title

C'est un joli texte mélancolique, juste long comme il faut ; je crois que j'aurais pu finir par m'ennuyer à lire les bleus au coeur. Toutefois, j'ai aimé l'idée et surtout le petit ru bleu myosotis

Je souris à cette adresse de site car j'ai fait ce travail de recherche avant de choisir cette fleur. Il me fallait en effet une fleur bleue qui pousse en pots assez grands et qui soit d'une taille elle-même conséquente pour visualiser la "transfusion". Mais je suis au départ un ignare en jardinage ! Comme quoi l'écriture mène à tout.

[Invité]

Pour savoir précisément de quoi on parle :
http://images.google.fr/images?sourceid=navclient&hl=fr&rlz=1T4HPEB_frFR236FR236&q=delphinium&um=1&ie=UTF-8&ei=4QLOSdn5H5qRjAfo5YHKCQ&sa=X&oi=image_result_group&resnum=4&ct=title

Je souris à cette adresse de site car j'ai fait ce travail de recherche avant de choisir cette fleur. Il me fallait en effet une fleur bleue qui pousse en pots assez grands et qui soit d'une taille elle-même conséquente pour visualiser la "transfusion". Mais je suis au départ un ignare en jardinage ! Comme quoi l'écriture mène à tout.

félicitations alors, j'ai été bluffée :-)

[ptipimous]

"Ecume de mon naufrage.
Je meurs d’un bleu à l’âme. Amélie est partie."

C'est si simple que c'en est magique. C'est la toute la force de ce texte, le bon mot, la bonne image, sans ostentation.
J'adore

[pierrot]

Merci de tous ces compliments qui me font rougir (de plaisir!).
A propos de 'le bon mot..."écrit par ptipimous, je voudrais dire que jamais un texte ne m'a demandé autant de travail et jamais celui-ci n'a été autant obsessionnel. Quand j'ai décidé de l'arreter, j'avais l'impression de ne plus pouvoir toucher à rien tel un mécano dont toutes les pièces sont solidaires. Je suppose que j'ai découvert là ce que chacun de vous connaît dans la difficulté et le plaisir d'écrire. Mais je suis un grand naïf ! En tout cas, depuis, mon style, ma façon de travailler et la nature de mes textes ont changé. Une forme d'étape en somme (préparée par le travail en ateliers d'écriture).
Et pour finir avant que "mon" delphinium ne tombe dans les oubliettes de la fin de liste (:-), il vous amusera peut-être de savoir que le point de départ de cette nouvelle était un thème de concours "bleu" (d'où le choix de la fleur) et qu'il a été présenté à un autre sur le thème "aimer" pour faire plaisir à l'atelier d'écriture auquel je participai (car je ne considérai pas avoir fini à la date voulue pour le premier). Bleu->bleu des yeux->je me perds dans tes yeux... le mécanisme des associations d'idées est toujours une création étonnante !
Bon, la prochaine fois je vous proposerai un texte plus souriant (après le Delphinium et "le cap des tempêtes" je ne voudrais pas déprimés les acteurs de ce forum auquel je trouve beaucoup d'interêt en tant "que retour".)

[Arielle]

D'un bleu poignant sans mièvrerie. J'ai beaucoup apprécié la finesse de cette aquarelle.
Connaissez-vous Une histoire de bleu de J.M. Maulpoix ?

[pierrot]

Non, de quoi s'agit -il ?

[Sahkti]

Très poétique mais par moments un peu laborieux pour moi, en particulier à cause de ce besoin éprouvé par le narrateur de tout expliquer, tout détailler.

Ceci dit, ton texte recèle d'agréables images et des émotions sensibles à souhait. Peut-être juste un peu trop à mon goût mais ceci est bien entendu subjectif. Ton écriture reste intéressante et de belle qualité. J'ai pris du plaisir à évoluer dans ce texte, qui est soigné et c'est important de le souligner.

La répétition lancinante de Amélie est partie ajoute pas mal au texte, il lui permet de rebondir et forme comme une sorte de repère bienvenu.

[pierrot]

Très poétique mais par moments un peu laborieux pour moi, en particulier à cause de ce besoin éprouvé par le narrateur de tout expliquer, tout détailler.

Merci pour les compliments. Pour la critique (positive), ce sentiment de "laborieux" vient sans doute de la nécessité pour moi de "faire passer" ce transfert de vie entre le héros et la plante. C'est cette transfusion qu'il n'est pas évident de faire accepter. Ce n'est pas un suicide. Il donne sa vie à une plante qui est le symbole de son amour. Alors oui j'ai ressenti le besoin d'expliquer ou plutôt de crédibiliser. Ta remarque prouve qu'il faudrait que j'ai le courage de reprendre encore ce texte ! -)

[Akinorev31]

J'ai un peu une crispation instinctive à l'idée que l'on puisse se morfondre à ce point du départ de l'être cher. Ici la douleur contenue est poétiquement déclinée. La fin bien que brutale garde l'esthétique de l'écriture.

J'ai aimé à te lire.

v.

[pierrot]

"Le chagrin ne tue pas seulement les vivants" mais... aussi, cher Akinorev31.
Je suis désolé car "le cap des tempêtes" publié ici il ya peu procède de la même hypothèse. Mais je n'écris pas que des choses morbides ! Le dernier de ce matin est nettement plus souriant !

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