Les 3D

[petit-doute]

Ils avaient 16 ans et la fougue joueuse de leur jeunesse. Ils étaient amoureux fous, à la vie à la mort. Ils avaient trébuché sur les précautions élémentaires, refusé que leurs caresses se tachent de ces noms barbares que leurs adultes de parents leur serinaient aux oreilles : contraception, préservatifs, maladies vénéneuses et autres hyènes.
Ils avaient le même prénom. Les deux D ; Dom et Domi.
Ils ont voulu vivre leur vie de jeunes adultes ; libres, indépendants, parents à 17 ans, mariés, tout comme des grands.
Lui a trouvé du boulot comme manutentionnaire chez un vendeur d’électroménager à l’enseigne connue. Rien de bien folichon mais ça paye et le loyer et le petit crédit des meubles de la chambre du bébé. Il arrive bientôt le troisième D. ça les fait sourire et se serrer l’un contre l’autre rien que d’y penser.
Elle, elle a un CDD de caissière dans une petite superette de la ville d’à côté. Ça leur permet de manger, et quand ils comptent bien, qu’ils font vraiment attention, lui à ne pas trop fumer, elle à aller travailler à pied, ils arrivent à aller au cinéma. C’est que ça coûte cher. Les deux places, bien sûr, mais il faut ajouter le prix du bus qui amène à la ville, du pop corn et des deux canettes de coca ; incontournables petits plaisirs des séances du samedi soir. Ils adorent ça les 2D, le cinéma, ces samedis soir là, main dans la main, jambe contre jambe dans la pénombre. Le programme importe peu finalement.
Bien sûr qu’il préfère les films comiques et elle les histoires d’amour fou qui passe tous les obstacles, comme leur histoire. Et certain aussi qu’ils n’aiment ni l’un ni l’autre les films de guerre qui ressassent le passé de leurs grands-pères. Faut arrêter de regarder derrière qu’ils disent, en se prenant la main.
Tous les 15 jours, ils y allaient au cinéma ; celui de la ville qu’il faut presque une heure en bus pour y arriver.
Et puis le troisième D est arrivé dans leur petit appartement aux murs papier mâché. Une jolie petite fille « avec tes cheveux » qu’il lui dit, « avec tes beaux yeux » qu’elle lui répond, épuisée.
Ils sont là tous les trois, les 3 D, dans l’appartement propret, quelques mois après. Elle ne travaille plus au supermarché, la petite D est toujours malade. Impossible de garder une place quand on est absente plus souvent qu’à son tour. Il a les mains calleuses et les yeux fatigués ; il ne dort plus assez depuis le bébé et ses nuits agités.
Finis les fous rires, les câlins, la tendresse ; finis les copains qui passent à l’improviste boire une bière, jouer avec le jeu à manettes sur la télé. Ça sent le lait caillé, la fatigue et le négligé. Ça pue le renfermé, les reproches et l’amour blessé.
Le cinéma ? N’en parlons pas. Ils n’ont même plus la force de regarder la télé.
La dernière fois qu’ils ont vu un film, elle s’en souvient. La petite était née depuis quoi ? Une quinzaine, elle venait de la coucher. Ils se sont installés tous les deux, côte à côte dans le canapé, déjà fatigués, un peu découragés aussi, mais toujours prêt à rire.
Ils ont éteint la lumière pour se câliner un peu ; et elle lui a dit « Dom regarde c’est comme au cinéma. On a qu’à dire qu’on y est, à la séance du samedi ». Elle est allée chercher 2 coca et des chips, des pop-corn, elle n’en a pas ; pourquoi faire ? Elle n’a pas de micro-ondes pour les faire gonfler. Et ils ont regardé tous les deux, main dans la main, la vie dehors là-bas, dans la rue, en face chez les gens, et c’était comme au cinéma, mais sans le son. Juste leurs rires.
Mais tous les samedis soir, c’était le même film qui passait. Tous les jours de la semaine aussi, alors forcément ils se sont lassés. En route ils se sont laissés, délaissés un peu plus chaque jour.
C’était le même film tous les jours de la vie, qui tournait inlassablement.
Bientôt ils rencontreront le quatrième D, celui de la discorde, des désagréments et des disputes. Celui des dérives et des désillusions. Celui du Divorce.

[Invité]

Un texte très touchant, voire poignant ! Très réussi à mon avis.

[Invité]

C'est un texte émouvant mais qui m'a laissée mal à l'aise d'une part parce qu'il joue avec notre corde sensible, ensuite parce que dès le départ on connaît la fin et enfin parce qu'il énumère parfois des évidences qui n'apportent rien au texte, par exemple : "Ils avaient trébuché sur les précautions élémentaires, refusé que leurs caresses se tachent de ces noms barbares que leurs adultes de parents leur serinaient aux oreilles : contraception, préservatifs, maladies vénéneuses et autres hyènes. "

on a bien compris, il me semble, vu le contexte, ce dont il s'agit.

Ceci dit, j'aime bien l'écriture, nerveuse et efficace.

[Loreena Ruin]

Woua ! Un texte qui arrive à m'accrocher d'entrée comme ça, c'est rare ! J'en étais à la moitié avant de me rendre compte que j'avais commencé à lire !

Ton écriture semble bien à toi, bien accrocheuse en plus, chaque ligne appelle la suivante, de même que le début appelle la fin. Un beau sujet, traité comme s'il s'agissait d'une petite histoire bien sympathique alors que c'est mordant de réalité... Je ne sais pas comment tu fais, mais ça marche ;-) !

J'attends avec impatience un autre texte de toi, mais attention : faire mieux ou même aussi bien que ça... dur dur :-)

A te lire bientôt,
Ruin.

[mentor]

j'ai bien ri à "maladies vénéneuses", puis mon sourire s'est figé et il a fini par plier dans l'autre sens
un raccourci saisissant
bravo

[Invité]

C'est un bel écrit oui, une écriture à plat qui n'en fait pas trop : les amours jeunes en font déjà assez et trop. Je n'ai pas noté de désagrément lors de ma lecture. un bien beau sujet du reste. Le titre et les initiales récurrentes m'ont semblé un poil distrayants vu le ton du texte. Mais sans doute est-ce-fait pour.

[Ba]

Hormis les nuits "agitées" qui n'ont pas d'âge, ces trois " D " dépliés sans infini ont achevé de me conforter dans le port de lunettes noires .

[ptipimous]

superbe, clair, concis, direct.

[isa]

Lu d'une traite. Magnifique résumé de nombreuses années de vie.

[Sahkti]

Superbe texte si je puis dire, dramatique et intense, triste et réaliste, avec une certaine forme de noblesse pour décrire cette vie courante si souvent vue. C'est raconté avec simplicité, le pathos et les effets inutiles étant laissés de côté; c'est bien. Bien et bien vu, Petit-Doute.

[boc21fr]

Insondable sentiment de tristesse, de mélancolie et de désarroi mêlés...
A deux doigts du bouleversant pur et simple...
Ça s’appelle un grand texte je crois…

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