Chronique du mal du siècle
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Loreena Ruin
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Chronique du mal du siècle
CHRONIQUE DU MAL DU SIECLE
Le siècle a mal. Ca n’est pas nouveau ; il semble en avoir toujours été ainsi. Le mal du Grand Siècle, c’était Louis XIV. Ou disons l’autocratie. Celui du Siècle des Lumières, c’était la vérole. Elle n’épargnait pas les plus hauts personnages : le Régent Philippe d’Orléans y succomba. Louis XV aussi, et non de la petite vérole : rien n’est petit chez le Roi de France. Le mal du XXème siècle, en sus du carnage érigé en système de civilisation, aura été le stress. On le soignait généralement par le repos absolu, une nourriture saine, variée et abondante, un environnement champêtre, bref dans le confort douillet d’une spacieuse résidence de campagne, loin du travail et de ses turbulences. Le remède était infaillible.
Le XXIème siècle, à peine naissant, a déjà son mal. Il porte un nom barbare, dont les lexicologues honorables se refusent à cautionner l’usage : procrastination. Le vocable semble tout droit issu de la terminologie savante d’un universitaire britannique. Avec l’accent d’Oxford. Je n’invente rien. D’ailleurs on n’invente jamais rien, les choses s’inventent très bien sans nous. Je n’invente rien : c’est un éminent scientifique britannique, expert indiscutable du XXIème siècle comme du mal, qui le proclame : le mal du siècle, c’est la procrastination. Et il le proclame avec l’accent d’Oxford, ce qui rend la chose encore plus scientifique. Irréfutable, pour tout dire.
Si l’on en croit la signification d’origine du mot, il désigne une pathologie chronique du comportement – ce sont là les termes mêmes de l’expert – induisant le sujet à se lancer à corps perdu dans l’inactivité, à fuir résolument toute initiative ou responsabilité, à remettre sans mollir à des lendemains éloignés le labeur du jour, voire de la veille, bref à se comporter en parfait cossard. Avant on appelait cela la flemme et l’on traitait le sujet à coups de pied au cul. A moins qu’il ne fût rentier, auquel cas on l’encourageait dans son oisiveté, profitable au petit commerce. De nos jours on prend l’affaire au sérieux. Des conclaves de vénérables professeurs barbus se penchent sur la question avec un enthousiasme juvénile. De graves commissions parlementaires font languir le dossier avec la solennité qui convient. La presse fait toute la lumière sur le scandale. L’Homme s’interroge.
C’est qu’il a cru reconnaître en lui les symptômes de la maladie. Cela ne rate jamais ; qu’on en fasse le test : il suffit d’ouvrir au hasard n’importe quel ouvrage de médecine descriptive, pour qu’aussitôt, à la lecture des symptômes cliniques présentés avec un luxe de détails morbides, on se sente empoigné par l’angoissante certitude de les éprouver. Le pouls se pique de battre la diane, une sueur glacée emperle le front, des rougeurs révélatrices apparaissent comme par génération spontanée pile aux endroits stratégiques mentionnés dans le descriptif, la gorge se racornit comme poire au soleil, le souffle se fait parcimonieux, l’oreille bourdonne à tout va, que sais-je encore, la sclérotique se dessèche, bref on se met à ressentir un par un tous les symptômes de la maladie à la seule lecture de leur description.
Il en va de même pour la procrastination. Elle frappe toute les couches de la Société, nul ne se sent épargné, depuis le laboureur, pourtant réputé dur à la tâche et peu enclin à paresser au lit après que le coq eût chanté, jusqu’au grand brasseur d’affaires jadis considéré comme un frénétique chronique, en passant par l’ouvrier d’usine que la transhumance de son atelier vers des alpages exotiques plonge dans des abîmes de nostalgie ou la secrétaire particulière à qui les changements cycliques de patron réduisent la libido à néant. Même l’homme de lettres, qui se ruait hier sur la page blanche avec la gourmandise du tigre sur la chèvre (surtout quand elle est solidement attachée à un poteau) éprouve soudain à sa vue une terreur sacrée qui tarit l’encre de son stylo. Il jette l’instrument au sol, le piétine avec dégoût et se verse un autre double scotch avant de se recoucher pour ne plus quitter son lit avant le dîner. Il se met à fréquenter assidûment les bistrots, son style s’en ressent, son éditeur en arrache sa perruque, ses lecteurs ne le saluent plus dans la rue, son épicier lui refuse désormais tout crédit, sa femme le quitte en emportant le chat et le bocal de poissons rouges et ses enfants lui tirent la langue. On voit combien l’affaire est grave.
Désormais le Travail fait peur. Le mot dérive d’ailleurs du latin tripalium, qui désignait une savante machine de supplice. Il terrorise d’autant plus – ô paradoxe ! – qu’il se raréfie. Le paradoxe n’est qu’apparent : à mesure que le nombre des employés d’une entreprise diminue, l’effort demandé à qui a échappé aux diverses vagues de restructurations croît de façon proportionnelle. Il en perd le sommeil, les stimulants qu’il avale par poignées pour combattre l’apathie n’arrangent pas les choses et les tranquillisants qu’il est contraint d’absorber afin de ne pas aller se jeter sous la première rame de métro venue achèvent de le transformer en zombie. Il n’ose plus consulter sa messagerie électronique, la seule vue d’un dossier fait passer un frisson dans son échine, et la sonnerie du téléphone hérisse ses cheveux sur sa tête.
Résumons-nous : Le travail n’est plus la santé. Ceux qui courent après ne connaissent pas leur bonheur. S’ils le rattrapaient, ils s’en mordraient les doigts. Ne cherchons pas plus loin la cause de la persistance chronique du chômage. Pour vivre heureux, vivons couchés, dit le proverbe. A condition d’avoir encore un lit…
GOBU
Le siècle a mal. Ca n’est pas nouveau ; il semble en avoir toujours été ainsi. Le mal du Grand Siècle, c’était Louis XIV. Ou disons l’autocratie. Celui du Siècle des Lumières, c’était la vérole. Elle n’épargnait pas les plus hauts personnages : le Régent Philippe d’Orléans y succomba. Louis XV aussi, et non de la petite vérole : rien n’est petit chez le Roi de France. Le mal du XXème siècle, en sus du carnage érigé en système de civilisation, aura été le stress. On le soignait généralement par le repos absolu, une nourriture saine, variée et abondante, un environnement champêtre, bref dans le confort douillet d’une spacieuse résidence de campagne, loin du travail et de ses turbulences. Le remède était infaillible.
Le XXIème siècle, à peine naissant, a déjà son mal. Il porte un nom barbare, dont les lexicologues honorables se refusent à cautionner l’usage : procrastination. Le vocable semble tout droit issu de la terminologie savante d’un universitaire britannique. Avec l’accent d’Oxford. Je n’invente rien. D’ailleurs on n’invente jamais rien, les choses s’inventent très bien sans nous. Je n’invente rien : c’est un éminent scientifique britannique, expert indiscutable du XXIème siècle comme du mal, qui le proclame : le mal du siècle, c’est la procrastination. Et il le proclame avec l’accent d’Oxford, ce qui rend la chose encore plus scientifique. Irréfutable, pour tout dire.
Si l’on en croit la signification d’origine du mot, il désigne une pathologie chronique du comportement – ce sont là les termes mêmes de l’expert – induisant le sujet à se lancer à corps perdu dans l’inactivité, à fuir résolument toute initiative ou responsabilité, à remettre sans mollir à des lendemains éloignés le labeur du jour, voire de la veille, bref à se comporter en parfait cossard. Avant on appelait cela la flemme et l’on traitait le sujet à coups de pied au cul. A moins qu’il ne fût rentier, auquel cas on l’encourageait dans son oisiveté, profitable au petit commerce. De nos jours on prend l’affaire au sérieux. Des conclaves de vénérables professeurs barbus se penchent sur la question avec un enthousiasme juvénile. De graves commissions parlementaires font languir le dossier avec la solennité qui convient. La presse fait toute la lumière sur le scandale. L’Homme s’interroge.
C’est qu’il a cru reconnaître en lui les symptômes de la maladie. Cela ne rate jamais ; qu’on en fasse le test : il suffit d’ouvrir au hasard n’importe quel ouvrage de médecine descriptive, pour qu’aussitôt, à la lecture des symptômes cliniques présentés avec un luxe de détails morbides, on se sente empoigné par l’angoissante certitude de les éprouver. Le pouls se pique de battre la diane, une sueur glacée emperle le front, des rougeurs révélatrices apparaissent comme par génération spontanée pile aux endroits stratégiques mentionnés dans le descriptif, la gorge se racornit comme poire au soleil, le souffle se fait parcimonieux, l’oreille bourdonne à tout va, que sais-je encore, la sclérotique se dessèche, bref on se met à ressentir un par un tous les symptômes de la maladie à la seule lecture de leur description.
Il en va de même pour la procrastination. Elle frappe toute les couches de la Société, nul ne se sent épargné, depuis le laboureur, pourtant réputé dur à la tâche et peu enclin à paresser au lit après que le coq eût chanté, jusqu’au grand brasseur d’affaires jadis considéré comme un frénétique chronique, en passant par l’ouvrier d’usine que la transhumance de son atelier vers des alpages exotiques plonge dans des abîmes de nostalgie ou la secrétaire particulière à qui les changements cycliques de patron réduisent la libido à néant. Même l’homme de lettres, qui se ruait hier sur la page blanche avec la gourmandise du tigre sur la chèvre (surtout quand elle est solidement attachée à un poteau) éprouve soudain à sa vue une terreur sacrée qui tarit l’encre de son stylo. Il jette l’instrument au sol, le piétine avec dégoût et se verse un autre double scotch avant de se recoucher pour ne plus quitter son lit avant le dîner. Il se met à fréquenter assidûment les bistrots, son style s’en ressent, son éditeur en arrache sa perruque, ses lecteurs ne le saluent plus dans la rue, son épicier lui refuse désormais tout crédit, sa femme le quitte en emportant le chat et le bocal de poissons rouges et ses enfants lui tirent la langue. On voit combien l’affaire est grave.
Désormais le Travail fait peur. Le mot dérive d’ailleurs du latin tripalium, qui désignait une savante machine de supplice. Il terrorise d’autant plus – ô paradoxe ! – qu’il se raréfie. Le paradoxe n’est qu’apparent : à mesure que le nombre des employés d’une entreprise diminue, l’effort demandé à qui a échappé aux diverses vagues de restructurations croît de façon proportionnelle. Il en perd le sommeil, les stimulants qu’il avale par poignées pour combattre l’apathie n’arrangent pas les choses et les tranquillisants qu’il est contraint d’absorber afin de ne pas aller se jeter sous la première rame de métro venue achèvent de le transformer en zombie. Il n’ose plus consulter sa messagerie électronique, la seule vue d’un dossier fait passer un frisson dans son échine, et la sonnerie du téléphone hérisse ses cheveux sur sa tête.
Résumons-nous : Le travail n’est plus la santé. Ceux qui courent après ne connaissent pas leur bonheur. S’ils le rattrapaient, ils s’en mordraient les doigts. Ne cherchons pas plus loin la cause de la persistance chronique du chômage. Pour vivre heureux, vivons couchés, dit le proverbe. A condition d’avoir encore un lit…
GOBU
Gobu- Nombre de messages : 2400
Age : 69
Date d'inscription : 18/06/2007
Re: Chronique du mal du siècle
Très marrant et grinçant ! J'ai beaucoup aimé.
Une remarque :
"après que le coq eût chanté" est doublement fautif, d'une part parce que "après que" est suivi de l'indicatif, d'autre part parce que, le texte étant au présent, pourquoi un plus-que-parfait dans la subordonnée ? Un simple "après que le coq a chanté", à mon avis, est bien suffisant.
Une remarque :
"après que le coq eût chanté" est doublement fautif, d'une part parce que "après que" est suivi de l'indicatif, d'autre part parce que, le texte étant au présent, pourquoi un plus-que-parfait dans la subordonnée ? Un simple "après que le coq a chanté", à mon avis, est bien suffisant.
Invité- Invité
Re: Chronique du mal du siècle
Revoici le fantôme de ce cher Hamlet expert ès procrastination...
Rien de tel qu'une certaine forme d'humour pour dire des vérités bien senties.
Bien aimé le proverbe reconditionné de la fin.
Rien de tel qu'une certaine forme d'humour pour dire des vérités bien senties.
Bien aimé le proverbe reconditionné de la fin.
Invité- Invité
Re: Chronique du mal du siècle
Dans le ton, mais aussi dans la manière de décrire certaines situations et de les rendre burlesques, j'ai eu plusieurs fois l'impression de lire un texte satirique à la La Bruyère. Version XXIème bien sûr, mais quand même.
Je crois que c'est l'un des premiers textes que je lis de toi, et je suis assez "soufflée" par la qualité et l'intelligence de ton écriture.
Au plaisir de te lire à nouveau,
Ruin.
Je crois que c'est l'un des premiers textes que je lis de toi, et je suis assez "soufflée" par la qualité et l'intelligence de ton écriture.
Au plaisir de te lire à nouveau,
Ruin.
Loreena Ruin- Nombre de messages : 1071
Age : 34
Localisation : Nancy
Date d'inscription : 05/10/2008
Re: Chronique du mal du siècle
Impec !
Juste ce qu'il faut. Pas d'esbrouffe. Graines moulues d'un bon poivre.
De préférence, à lire les pieds en éventail.
Juste ce qu'il faut. Pas d'esbrouffe. Graines moulues d'un bon poivre.
De préférence, à lire les pieds en éventail.
Re: Chronique du mal du siècle
j'aime autant tes "chroniques" que tes récits mettant en scène le sage et son disciple indiscipliné, Gobu
très sympa ce pamphlet-vérité
très sympa ce pamphlet-vérité
Re: Chronique du mal du siècle
socque a écrit:Très marrant et grinçant ! J'ai beaucoup aimé.
Une remarque :
"après que le coq eût chanté" est doublement fautif, d'une part parce que "après que" est suivi de l'indicatif, d'autre part parce que, le texte étant au présent, pourquoi un plus-que-parfait dans la subordonnée ? Un simple "après que le coq a chanté", à mon avis, est bien suffisant.
Oooops ! Bien vu Socque. Je suis d'autant plus fautif que j'ai moi-même jadis souligné sur ce forum l'impropriété de l'emploi du subjonctif avec la locution "après que", dans un texte évoquant Vialatte. Comme quoi les cordonniers...
Gobu
Gobu- Nombre de messages : 2400
Age : 69
Date d'inscription : 18/06/2007
Re: Chronique du mal du siècle
je m'étais dit : « tiens, un texte de Gobu, il va falloir que je je le lise... Demain »
L'ennui, c'est qu'une fois qu'on l'a fait, le plaisir de le faire est déjà derrière soi. C'est le problème avec Gobu.
Finalement, vive la procrastination !
« Tiens, un texte de Gobu. Chic, je le dirai demain »
L'ennui, c'est qu'une fois qu'on l'a fait, le plaisir de le faire est déjà derrière soi. C'est le problème avec Gobu.
Finalement, vive la procrastination !
« Tiens, un texte de Gobu. Chic, je le dirai demain »
Hellian- Nombre de messages : 1858
Age : 74
Localisation : Normandie
Date d'inscription : 14/02/2009
Je plaide coupable...
ayant beaucoup procastiné ces dernières années...
Le texte est très bon...
"Heureux l'étudiant qui pareil au fleuve peut suivre son cours sans sortir de son lit"...
tu m'as rappelé cette maxime de mes années d'étudiant...
non sans plaisanter c'est vraiment très bon...
Le texte est très bon...
"Heureux l'étudiant qui pareil au fleuve peut suivre son cours sans sortir de son lit"...
tu m'as rappelé cette maxime de mes années d'étudiant...
non sans plaisanter c'est vraiment très bon...
boc21fr- Nombre de messages : 4770
Age : 53
Localisation : Grugeons, ville de culture...de vin rouge et de moutarde
Date d'inscription : 03/01/2008
Re: Chronique du mal du siècle
Pertinent et grinçant, avec une écriture posée et de qualité, ça fait du bien de lire ça!
Il y a quelques vérités vraies et une manière intéressante de les aborder, avec moult détails. Cela donne au texte des allures savantes et pamphlétaires que j'aime. Merci Gobu ! :-)
Il y a quelques vérités vraies et une manière intéressante de les aborder, avec moult détails. Cela donne au texte des allures savantes et pamphlétaires que j'aime. Merci Gobu ! :-)
Sahkti- Nombre de messages : 31659
Age : 50
Localisation : Suisse et Belgique
Date d'inscription : 12/12/2005
Re: Chronique du mal du siècle
Ce texte tombe bien puisqu'il est demandé par les Britanniques de travailler sans rémunération pour aider l'entreprise.
No sens ?
Il restera toujours le " lie " de la société pour s'y endormir.
No sens ?
Il restera toujours le " lie " de la société pour s'y endormir.
Ba- Nombre de messages : 4855
Age : 71
Localisation : Promenade bleue, blanc, rouge
Date d'inscription : 08/02/2009
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