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Des angoisses légitimes et des appréhensions justifiées

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silene82
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Gobu
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Message  Gobu Ven 19 Juin 2009 - 14:41

DES ANGOISSES LEGITIMES & DES APPREHENSIONS JUSTIFIEES.




L’angoisse, aujourd’hui, est devenue un phénomène de masse. On doit dire d’un fait de société. Le stress de la perte de l’emploi contraint l’employé à ramper au devant des exigences de son employeur. Il fait la prospérité des marchands de drogues, toutes catégories confondues, le bonheur des psychanalystes et des désenvoûteurs, et contribue notablement à étoffer la rubrique des faits divers dans la presse à gros tirage. Mais ce n’est qu’un exemple. La liste des angoisses dont souffre l’homme moderne ressemble à la dernière édition du Larousse encyclopédique. Elles sont légitimes. Lorsque l’homme moderne compare le ruisselet de ses revenus à l’océan de ses besoins ou bien encore à la munificence des locaux du service commercial de son entreprise, il lui vient comme un vertige. S’il s’y abandonne, il est perdu. Comme le malheureux héros d’Edgar Poe, il laisse le démon de la perversité s’emparer de son âme et vient alors la glissade sur la pente fatale, le licenciement pour faute grave, sa femme le quitte pour vivre avec sa maîtresse, il ne lui reste plus que le foyer de l’Armée du Salut. Avec tout le respect qu’on doit à cette charitable institution, c’est un endroit où l’on ne souhaite à personne de séjourner. On comprend que l’homme s’angoisse.

Il me semble qu’il n’en a pas toujours été ainsi. Qu’il fut un temps où l’homme ne s’inquiétait que de se lever le lendemain après s’être couché. Où son plus haut souci était d’avoir bien fermé la porte de l’étable ou de n’avoir pas oublié de replacer la miche de pain dans la huche. Sans doute est-ce une vue de l’esprit. Selon toute probabilité, le cultivateur du XIIème siècle vivait dans l’appréhension constante d’un raid de brigands ou d’hommes de guerre (c’était du pareil au même), des lascars pleins de sève, rouges et fortement barbus, et qui connaissaient leur affaire. Ce n’était que pilleries, meurtreries, forcements de jouvencelles et veau gras rôti sur la même broche que le cultivateur, au dessus des braises de sa chaumière. Un spectacle coloré et joyeux. Ou alors il s’agissait d’une visite de courtoisie de son suzerain, venu en voisin présenter ses hommages à sa jeune épouse ou bien quérir en personne les douze boisseaux de grain en retard sur le règlement de la taille. Il y avait le loup, aussi. Il terrifiait tellement les petits enfants le soir que les grandes personnes ont fini par l’exterminer totalement pour qu’ils puissent s’endormir sans crainte. De sorte que les petits enfants n’ont plus peur du loup. Et quand on n’a plus peur du loup, comment craindrait-on le gendarme ? Ne cherchons pas plus loin la cause de la délinquance juvénile.

Pendant longtemps, l’homme a craint la peste. Comme…la peste, on ne saurait mieux dire. Elle débarquait en Occident sans crier gare, passagère clandestine du fond de cale d’une nef byzantine chargée jusqu’au bastingage de sacs de poivres ventrus, de rouleaux de soieries damasquines brodées d’arabesques de fil d’or, de barriques de naphte – dont on se servait exclusivement à des fins militaires – de bonbonnes de grès pleines d’alcool de grains, que le mahométan respectueux des préceptes du Prophète n’utilisait que pour ses vertus médicales, mais dont les Croisés avaient apprécié les propriétés roboratives, de flacons de verre coloré dans lesquels clapotaient toute sorte de baumes parfumés, que sais-je encore, de danseuses circassiennes à la taille brune étranglée d’un collier de sequins. La peste voyageait ainsi au milieu des trésors de Golconde et accostait sous les vivats des badauds, dans un grand tumulte de buccins et d’oriflammes armoriés claquant au vent du large, accueillie par de gras marchands drapés de menu vair et une escouade de percepteurs de l’octroi maritime plus habiles à évaluer la valeur du fret qu’à empêcher la maladie de se répandre à terre.

Les rats propageaient le fléau. Ou plus exactement les poux que véhiculaient ces petites bêtes, qui ne renâclaient pas à passer de leur toison à celle de l’homme. Pour combattre les rongeurs pullulant dans les soutes des navires, on embarquait des chats. Ceux-ci souffraient pourtant d’une réputation – très surfaite – de créatures démoniaques ; il n’était pas rare qu’on brûlât de ces malheureux félidés en place publique comme de vulgaires hérétiques, sous la houlette de l’exorciste diocésain, en présence d’un public nombreux et fervent. Ce n’étaient que prières d’actions de Grâce, averses d’eau bénite et génuflexions collectives. Les chats n’avaient qu’à bien se tenir. Il en allait cependant différemment à bord des navires. Entre le félin suspect de connivence diabolique et le rongeur dévoreur de cargaison, le cœur du marin ne balançait pas : il choisissait sans hésiter le premier, nonobstant ses mauvaises fréquentations. Ceci explique sans doute la méfiance dont les gens de mer faisaient l’objet. On ne peut absolument pas se fier à quelqu’un qui fricote avec des émissaires de l’Enfer et va risquer sa peau sur de fragiles coquilles de noix ballottées par les déferlantes. Les musulmans ne pensaient pas autrement, dont les tribunaux tenaient pour irrecevable le témoignage des marins.

Les pauvres minets, en dépit de leur habileté à la chasse, ne pouvaient pas grand-chose contre des petits mammifères qui se reproduisaient toutes les trois semaines, quand les traversées duraient rarement moins de plusieurs mois. De sorte que lorsque le bateau arrivait au port, il restait toujours à bord suffisamment de rats pour s’en aller se mêler à leurs congénères terrestres et échanger des parasites avec eux. Naturellement, quand un navire était suspect de transporter la peste, on le mettait en quarantaine, on consignait à bord son équipage, et l’on enfumait ses cales, avec quelques énergiques conjurations rituelles pour faire bon poids. Cela n’empêchait nullement les rats, excellents nageurs, de quitter le navire et de rejoindre la terre à la force de leurs petites pattes.

C’est ainsi que la peste se répandait. Comme une traînée de poudre. Signalée à Marseille à la Noël, elle touchait Lyon le Jour de l’An et atteignait Paris pour l’Epiphanie. Bien qu’elle fît des ravages considérables, l’épidémie ne tuait pas tout le monde. Elle exterminait en priorité les enfants en bas âge, les vieillards débiles, les pauvres sous-alimentés, bref tout ceux qui ne pétaient pas la santé. Ceux qui lui survivaient étaient immunisés contre elle, de sorte qu’on les envoyait soigner les malades, bailler l’absolution aux moribonds, enterrer les cadavres et désinfecter les maisons. Survivre à la peste n’était pas un état de tout repos. On ne s’ennuyait pas toujours non plus. Entre deux corvées de fosse commune, le petit peuple des cités frappées par le fléau tentait de conjurer le mauvais sort en vivant à grandes guides. Pour une fois qu’il y avait moins de bouches à nourrir que de vivres à gloutir ! Ils allaient se gêner, tiens ! On voyait se répandre à travers les ruelles des processions de rescapés en tenue légère, parfois affublés de masques grimaçants pour renforcer le trait, trémulant et roulant comme une fanfare de funérailles de la Nouvelle Orléans, gesticulant aux milieux des brasiers mortuaires jusqu’à épuisement total. Danses macabres et orgies funéraires, la Science attribue ces transes collectives à l’effet pernicieux d’un parasite des céréales – l’ergot de seigle – ancêtre du LSD, mais elle n’explique pas pourquoi ce micro-organisme ne sévissait qu’en période d’hécatombe. Sans doute la nocivité de son principe actif est-elle proportionnelle aux taux de mortalité ambiant.

En y réfléchissant bien, on craignait des tas de choses au Moyen Age. Au Xème Siècle, on priait le Seigneur pour être protégé de la flèche du Hongrois. A Bayeux ! En Normandie ! Qui craint le Hongrois de nos jours ? Surtout à Bayeux ! Le Hongrois évoque plutôt un concitoyen européen charmant, point si maigre et plutôt jovial, le cou enguirlandé d’un chapelet de poivrons rouges, une fine bouteille de tokay dans une main et un salami au paprika dans l’autre. Autant dire qu’il fait plutôt penser au tonton Gustave qui en raconte de bien bonnes aux banquets de première communion qu’à un terrible envahisseur altéré de sang frais. Pourtant, de ce temps-là, on ne rigolait pas avec le Hongrois. Il aurait fait beau voir. Il ne se déplaçait qu’en hordes, à la vitesse d’un cheval tartare au galop. De nos jours, il voyagerait plutôt en confortable berline allemande, à l’exception naturellement de quelques jeunes hongroises bien tournées, qu’on rencontre usuellement sur le trottoir des boulevards périphériques ou de certaines artères du front méditerranéen, qui elles, se déplacent sur d’inconfortables talons aiguilles.

En sus du loup, de la peste et du Hongrois, l’homme du Moyen Age redoutait, dans l’ordre, la colère de Dieu, la sécheresse et le vendredi 13. Des prédicateurs à la voix puissante et à l’haleine empuantie par le jeûne annonçaient les colères divines à grands moulinets de leurs bras décharnés. Pour tempérer le courroux du Créateur, prêchaient-ils, il convenait de faire pénitence, de se mettre en marche pour délivrer le tombeau du Christ ou à défaut de brûler une synagogue, de préférence avec ses fidèles au grand complet, de réciter des enfilades de patenôtres et des théories d’Ave Maria, sans oublier naturellement de glisser son obole dans le panier qu’ils faisaient tourner parmi leurs ouailles en fin de sermon. C’est ainsi qu’on apaisait les colères divines. La sécheresse s’apaisait, quant à elle, avec de l’eau, ou bien du vin lorsqu’elle n’affectait que le gosier. Celui que l’on consommait au Moyen Age était le plus souvent si médiocre qu’on devait le sucrer et le saturer d’épices pour le rendre buvable. On redoutait particulièrement le vendredi 13 à cause du chiffre maudit qui évoquait le nombre des convives présents au dernier repas du Christ. Il y avait un Judas en trop à table ce vendredi-là.

De nos jours, le paysan craint toujours la sécheresse. Il a bien raison : elle ne lui est pas plus profitable qu’à son ancêtre du temps jadis. Il craint aussi l’inondation. Qu’il fasse soleil ou qu’il pleuve, le paysan n’est jamais vraiment rassuré. Le vendredi 13, en revanche, a été adopté par les sociétés de jeux de hasard ; on ne craint plus ce jour-là que de ne pas rafler le gros lot. Quant à la colère de Dieu, elle fait moins peur depuis qu’on s’est aperçu de ce dont était capable la colère de l’Homme. C’est sans doute pour cela qu’il s’angoisse tellement.

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Message  boc21fr Ven 19 Juin 2009 - 14:56

Très intéressant Gobu...
J'ajouterai que :
-De nouvelles maladies (dont une qui a pourri la libéralisation sexuelle) sont apparues récemment (rien à voir avec la peste of course)
-La Démocratie devient de plus en plus une sorte de banquet des barons, nul ne sait ce qu'ils vont se permettre avant de se retrouver à nouveau embastillés par un peuple en furie.
-Le loup revient en France (ce n’est pas une blague !)
Et dans nos campagnes profondes rebaptisées banlieues, les bandes sauvages et "connaissant leur affaire" menacent...

Pourquoi, alors que ton excellent texte démarrait sur l’angoisse du salarié devant son employeur, n’as-tu pas fait de parallèles et renvois constants sur la situation de l’angoissé contemporain ? La plupart des informations que je donne ci-dessus ne devraient effectivement pas être –encore- des facteurs d’angoisse, mais il m’a été amusant de me rappeler point par point, alors que tu énumérais les réalités anxiogènes du moyen-âge, on avait une analogie dans notre mode moderne…

Au plaisir de te relire…
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Message  Invité Ven 19 Juin 2009 - 15:15

Vraiment sympa, d'une érudition sautillante !

J'ai trouvé
"De sorte que les petits enfants n’ont plus peur du loup. Et quand on n’a plus peur du loup, comment craindrait-on le gendarme ? Ne cherchons pas plus loin la cause de la délinquance juvénile."
savoureux dans le genre n'importe quoi, avec le paragraphe sur le Hongrois, peut-être mon préféré...

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Message  silene82 Ven 19 Juin 2009 - 17:41

Ma foi! Toujours bon certes; de la tenue, sans doute. Des références, je n'en disconviens point. Mais je ne retrouve pas vraiment la fresque chatoyante qui pour moi signait un de vos textes, que j'étais accoutumé à voir virevolter comme une sévillane dansant la séguidille. A vous dire le vrai: toujours plus. Alors qu'il est manifeste que, vieillissant, vous n'aspirez plus qu'à vider quelques flacons de cet estimable Tokay, en compagnie de votre ami Hongrois.

De nos jours, le paysan craint toujours la sécheresse. Il a bien raison : elle ne lui est pas plus profitable qu’à son ancêtre du temps jadis


Vraiment? Mais c'est précisément le contraire, tout au moins pour l'agriculteur de quelque envergure, la catastrophe naturelle est une aubaine, génératrice de fond exceptionnels débloqués sans contrepartie ni justificatifs, et qui, versés au mépris des conventions européennes, permettent à la France, bon an mal an, d'acquitter courageusement des amendes conséquentes. Nous n'épiloguerons pas sur le lait subventionné en violation des accords de la PAC, du cheptel de haute montagne des vaches corses, pourtant notoirement ruminant à l'ombre des pins de bord de mer, autre juteuse filière. Des primes à l'arrachage emboîtant le pas aux primes à la plantation, qui, l'un d'un l'autre, permettent à l'arboriculteur matois, en sud ouest, de jouir des revenus de sa non-production. Payez-moi pour ne pas produire, sinon je casse les cours, s'écrie-t-il d'une voix sépulchrale. Versez à ce monsieur une prime de plus, répond le ministère.
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Message  Mure Sam 20 Juin 2009 - 10:38

J'ai beaucoup souffert en lisant votre texte... même si j'ai beaucoup appris aussi. ;-)
D'une part, j'ai eu recours au dictionnaire plus d'une fois mais, vous n'y êtes pour rien si mon vocabulaire laisse à désirer ! :-)))) (oui, c'est là que j'ai appris.)
D'autre part, je trouve dommage, alors que vous semblez vous intéresser à tant de chose et notamment à la sociologie, que votre discours soit si rétrograde :
Gobu a écrit:De sorte que les petits enfants n’ont plus peur du loup. Et quand on n’a plus peur du loup, comment craindrait-on le gendarme ? Ne cherchons pas plus loin la cause de la délinquance juvénile.
Vivre dans la frayeur d'une toute puissance punitive ne conduit jamais à ne faire que le bien et je veux bien penser que vous avez joué sur le registre du :
socque a écrit:savoureux dans le genre n'importe quoi

Mais après tout, c'est le risque que vous avez pris en comparant hier et aujourd'hui, rien que pour ça, je vous remercie.

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Message  silene82 Sam 20 Juin 2009 - 14:05

qu’à un terrible envahisseur altéré de sang frais

Ma foi, le sympathique Attila, jeune hongrois qualifié de hun par de précautionneux auteurs, malgré son urbanité, l'exquise politesse de ses manières et sa raie anale poncée de frais, comme il était de coutume pour les jeunes nobles envoyés à Rome se faire une éducation, me semble avoir laissé une trace dans l'inconscient collectif dont tout godelureau ayant fréquenté l'école laïque du temps des cartes Vidal-Lablache se souvient comme si c'était hier: sous le pas de son cheval, on ne trouvait guère de trésors. Dans la panoplie des jolies coutumes qui peuples-qui-n'ont-pas-la chance-d'avoir-connu-les-lumières-de-la-civilisation, il y avait aussi la viande crue mise cuire sous les selles: version magyare du pemmican cher à Fenimore Cooper, et, peut-être de la marmite norvégienne. "Lé tournédos béarnaiss/La marmite à grand braquet ...ma qu'est-ce qué yé raconte, moi?
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Message  Sahkti Mer 8 Juil 2009 - 14:10

Rudement bien écrit, enrichissant, agréable à lire... que dire d'autre? Que voici un registre différent des leçons du Maître et de son disciple, même si de ci de là quelques réflexions grinçantes viennent se faufiler dans le corps de cette leçon. Un texte plus posé que d'autres, plus violent peut-être aussi parce que plus grave, avec une colère et un questionnement qui sourdent au fil des lignes. Le ton sérieux te réussit très bien aussi.
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Message  milo Mer 8 Juil 2009 - 16:43

C'est à chaque fois un réel plaisir de lire vos textes.
tout est maîtrisé, c'est impressionant. en tout cas, je me surprend régulièrement, après ma lecture, à faire cette mimique particulière avec la bouche, cette mimique qui veux dire : "putain... c'est balaise"

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Message  Gobu Mer 8 Juil 2009 - 18:06

L’adoubement de Gaêtan de Formes reçut confirmation quelques jours plus tard. Ayant appris la présence au Moustiers d’un authentique expert, le notaire, lui-même amateur éclairé, tint à soumettre en personne l’impétrant à un test poussé de son savoir bachique. Sa cécité le handicapait lourdement dans cet exercice, non seulement il ne pouvait tricher et lire les étiquettes, mais il était incapable d’analyser la robe et la couleur du vin. Ne lui restaient pour juger le breuvage et rendre son verdict que le bouquet, l’arôme et la texture du breuvage.

Le match avait été programmé un lundi soir, seul jour de fermeture de la maison, et en présence d’un cénacle très fermé. Outre le Chef et son épouse adorée, se trouvaient là le notaire, son fils Maximilien et sa femme Eglantine, plus quelques amis triés sur le volet, dont l’as des FAFL et surtout le jeune avocat aux dents longues à qui Gontran devait ses débuts, entretemps devenu secrétaire d’Etat à l’Information. François Mitterrand n’avait pas tardé à concrétiser ses ambitions, et comme il le fera toute sa vie, il n’oubliait pas ceux qui avaient accompagné son ascension. Le spectacle d’un ex-Waffen SS aveugle se livrant à une savante dégustation de grands crus en présence du plus célèbre pilote de chasse de la France Libre et d’un des chefs de la Résistance ne manquait d’ailleurs pas d’un certain piquant. On avait bien sûr convié à la fête les trois piliers de la maison, à savoir monsieur Vidal, l’instituteur réac, le docteur Lemigoux, entretemps réélu maire du bourg, et le père Ramirez, le curé rouge qui avait d’emblée pris sous sa vaste aile protectrice la malheureuse brebis égarée revenue au bercail. D’autant plus que Gaétan, vigoureusement frotté de dialectique marxiste au cours de sa captivité soviétique, n’était pas loin de partager désormais ses idées progressistes. Le brave ecclésiastique se demandait s’il devait le ramener à l’Eglise ou bien le pousser à s’inscrire au Parti !

Le notaire avait lui-même organisé la cérémonie dans les moindres détails et sélectionné les crus à identifier. Au centre de la grande salle aux lourdes poutres de chêne, une table rectangulaire sans nappe ni couverts, derrière laquelle se tenait l’impétrant, impassible et raide. Sur cette table s’alignaient vingt verres vides. Autour, on avait disposé d’autres tables en cercle pour que chacun puisse voir le dégustateur dans ses oeuvres. Maître Grospied avait tiré de sa cave vingt crus différents, dix rouges et dix blancs, choisis de façon à dérouter le nez le plus exercé. Pour éviter que la forme des bouteilles ne renseigne éventuellement Gontran sur la provenance du vin, ce fut le notaire lui-même qui se chargea de remplir son verre à chaque fois, et pour rendre l’exercice plus complexe, on servit les crus dans un ordre arbitraire sans tenir compte de leur couleur ni de leur ancienneté. Gontran avait exigé d’opérer de façon traditionnelle, c’est-à-dire de goûter à toutes les bouteilles à la suite et de prendre des notes en braille avant de rendre son oracle.

Pendant plus d’une heure, l’aveugle huma, renifla, aspira, mâcha et recracha les gorgées passées au scanner dans une petite vasque pleine de sable préparée à cet effet. Les invités l’observaient dans un silence religieux, tout en goûtant après lui aux bouteilles déjà ouvertes. Eux, bien sûr, voyaient les étiquettes et savaient ce qu’ils buvaient. Lorsqu’il eut analysé le contenu du dernier flacon, Gontran rassembla ses notes en braille et toussota pour s’éclaircir la voix.

- Chevalier-Bâtard-Montrachet 1935, Leflaive. Condrieu 1921, Chapoutier. Petrus 1906…une folie, maître, ce vin-là, vous n’en retrouverez plus.
- Rassurez-vous, j’en ai encore un peu.
- Richebourg 1929, Domaine de la Romanée-Conti. Même remarque, maître.
- Même commentaire. Poursuivez, c’est passionnant.
- Pauillac, Château-Lafite Rotschild 1938, très fermé encore. Faudrait encore attendre au moins cinq ans avant de le proposer au client, celui-là.
- Hé là…je ne suis pas disposé à abreuver les clients du Moustiers avec mes plus beaux flacons. J’en ai quand même glissé un peu dans votre cave.
- Sauternes, Château Suduireau 1896. Un nectar de Grand-duc, maître. Sur certaines récoltes, je le trouve supérieur à Yquem. Je le suppose ambré, avec des reflets tuilés.
- En effet, vous êtes remarquable.
- Simple question de mémoire et de déduction. Ah…une petite colle…un vin muté…J’ai d’abord pensé à un Banyuls, mais çelui-là a moins de charpente. Un Maury, certainement, 1900, à vue de nez.
- Tout à fait exact ! C’est étonnant.
- Ensuite, un autre moelleux, une bombe de sucre, d’alcool et d’âromes : Alsace, riesling Sélection de Grains Nobles 1912, de chez monsieur Hugel.
- Incroyable !
- Superbe !
- Quel talent !

Gontran commençait à tenir son public. En comédien d’instinct, il retardait son verdict et préparait ses effets.

- Pas de mérite. J’ai bien connu le père Hugel…avant…Suivant, facile : cépage sangiovese, c’est un vin de Toscane…mon préféré, un Brunello di Montalcino riserva antica 1934 du comte Palzi. Tiens tiens…un kamerad, celui-là, fasciste de la première heure…doit être en prison, non ?
- Vous plaisantez, je suppose ! Le comte Augusto Palzi – qui m’honore de son amitié – a voté la destitution de Mussolini et rejoint l’armée de Badoglio en 43 pour combattre les allemands et libérer son pays. Il en est l’ambassadeur à Paris.

François Mitterrand ne ratait jamais une occasion de montrer l’étendue de ses relations. Parle de tes amis, ils parleront de toi. Gaétan ricana.

- La dernière fois que je l’ai vu en Russie, c’était du côté d’Orel et il tendait encore fièrement le bras…Il était venu en chemise noire et calotte à pompon pour remonter le moral d’un régiment de bersaglieri qu’on avait eu beaucoup de mal à dégager des T34 de Rokossovski…Malin, le rital, il a senti tourner le vent, lui…Bon, assez de politique, revenons aux choses sérieuses. Nous avons…Saint-Emilion, 1er cru A, Château Ausone 1921…mazette, monsieur le notaire, ce n’est pas une cave que vous avez, c’est un musée !
- Je vous assure que j’en dégarnis régulièrement et sans remords les vitrines.
- Je n’en doute pas. Après, un vrai piège. Personne ne connaît…sauf vous et moi : un rouge robuste de Hongrie, le sang de taureau, Egri Bikaver 1928 d’Arpad Mindsenty. Pas de chance, maître…notre Gruppenfürher en avait reçu plusieurs caisses en cadeau de Szalasy, le Duce des fascistes hongrois Il me faisait tout goûter, notre Gruppenführer.
- Moi j’ai connu ce vin avant la guerre grâce à un ami marié à une comtesse hongroise.
- On a le cursus qu’on peut, Maître Grospied. Qu’est-ce qu’on a encore ? Un joli blanc d’Anjou, Savennières, 1934 sans doute, je retrouve la touche d’ensoleillement tardif qui rôtit le grain…et puis un graves, mais ce n’est pas Haut-Brion, c’est la Mission Haut-Brion 1929, peut-être encore meilleur.
- Tout à fait d’accord, intervint Gontran. Et il est bien moins cher.
- Oui Chef.
- Continue, tu m’intéresses.
- Tout de suite, Chef. On en est à treize. En quatorze, nous avons un Meursault Charmes 1938 de chez Rousseau, en quinze un cru bourgeois du Médoc, Château Greysac 1930, en seize une rareté : Château de Bellet rosé 1940, ça vient du Comté de Nice et je m’étonne que les italiens n’aient pas tout bu, c’est délicieux, et en dix-sept un excellent cru du Beaujolais, Moulin-à-Vent 1936 Duboeuf. Vous avez raison d’en stocker, maître, ces vins-là vont prendre du galon dans pas longtemps.
- J’ai toujours apprécié le caractère gouleyant des vins du Beaujolais. On ne peut pas boire des vins capiteux tout le temps.
- Sage précepte. En dix-huit, une énigme. Je l’ai résolue. Un Madère. Un très très vieux Madère. Au moins cent ans, de la Quinterha Martinès.
- 1831 pour être exact. Je n’étais pas sûr qu’il fût encore buvable.
- Il l’est…Le dix-neuf n’était pas facile non plus, mais il est tout de même illustre. Schloss Johannisberg Auslese 1934. Là aussi, pas de chance, Maître : le prince de Metternich a reçu mon bataillon au château de Johannisberg en 44, entre deux boucheries. Quand il a appris que j’étais dégustateur, il a tenu à me faire visiter sa cave et j’ai pu goûter à ce nectar doré. Le meilleur blanc du monde, pour certains, en tout cas pour Son Altesse.
- C’est dingue, quand même. Y en a que pour les salopards. Quand je pense qu’à Londres, pendant que tes copains de la Luftwaffe faisaient pleuvoir les bombes, fallait que j’écume les caves des victimes pour faire boire du correct au grand Charles et son état-major !
- Pardon, Chef. Je ne le referai plus, Chef.
- Ca va…finis ton numéro.
- A vos ordres, Chef. J’ai gardé la dernière fiche pour la bonne bouche. Pas moins que le meilleur rouge du monde, selon moi. Mon favori, en tous cas. Un bourgogne de légende : Musigny Vieilles Vignes 1935, Comte de Voguë. Celui-là, j’ai participé à ses vendanges. Ce n’est pas une dégustation, Maître, c’est un palmarès.
- Toujours joindre l’agréable à l’utile. C’est ma devise. Monsieur Gaétan de Formes, je ne sais pas si vous faisiez un bon SS, mais vous êtes le plus extraordinaire dégustateur que j’aie jamais rencontré. Gontran, si tu n’engages pas ce type, je te jure que je le prends à mon service personnel à Aurillac et que je ne remets plus les pieds chez toi. Foi de franc-maçon.
- Bon, je ne discute plus le principe, s’inclina Gontran. Gaétan est un as. Mais je conserve quelques réserves. Je ne suis pas sûr que mes amis patriotes accepteront sans rechigner d’être servi par…
- Dites-le, Chef…par un traître.
- Ah tu m’énerves !
- Tut tut, mon cher lieutenant…oserais-je suggérer une procédure de conciliation ?…pour ne pas dire de réconcilitiation…cela viendra un jour.
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Message  boc21fr Mer 8 Juil 2009 - 18:08

Damned Gobu !
tu t'es trompé de fil !
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Des angoisses légitimes et des appréhensions justifiées Empty Re: Des angoisses légitimes et des appréhensions justifiées

Message  Invité Mer 8 Juil 2009 - 18:23

Ne vous seriez-vous pas trompé de sujet ? En tout cas, cette scène est un régal d'érudition !

"L’adoubement de Gaétan de Formes"
"le dégustateur dans ses œuvres"
"Pour éviter que la forme des bouteilles ne renseigne éventuellement Gaétan"
"Gaétan avait exigé d’opérer de façon traditionnelle, c’est-à-dire de goûter à toutes les bouteilles à la suite et de prendre des notes en braille"
"les gorgées passées au scanner (l'anachronisme m'a gênée... mais peut-être n'y en a-t-il pas, je ne sais pas de quand au juste date l'invention)"
"Gaétan rassembla ses notes en braille"
"celui-là"
"Gaétan commençait à tenir son public"
"Moulin-à-Vent 1936 Dubœuf"

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Message  Gobu Mer 8 Juil 2009 - 18:45

Un peu que je me suis planté de fil ! J'ai d'ailleurs lancé un SOS aux modos pour qu'ils rectifient le tir...
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Message  Invité Mer 8 Juil 2009 - 19:48

N'empêche... quel festival !! J'en ai la tête qui tourne !!!!

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Message  boc21fr Mer 8 Juil 2009 - 21:31

Moi je m'en fiche, de toute façon je copie colle le tout sur indesign pour le lire ensuite sur un pdf digne de ce nom...
Ce texte le mérite...
D'ailleurs Gobu -Je doute que tu en ais besoin vu que tu bosses dans la rédaction- mais si tu veux la maquette/le pdf...
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Message  Modération Mer 8 Juil 2009 - 21:34

Gobu a écrit:Un peu que je me suis planté de fil ! J'ai d'ailleurs lancé un SOS aux modos pour qu'ils rectifient le tir...

Déplacé sans rien changer ici.
;-)
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