Les filets de l'attente

[petit-doute]

Le bleu des hortensias sur le talus a des dérives violettes. Plus bas, les vagues mousseuses s’échouent sur les rochers dans un fracas de colère.
Un soleil rasant saupoudre d’étincelles le toit d’ardoises de la maison de Jeanne, plantée solitaire sur les hauteurs. A l’horizon, les voiles déployées d’un trois mats, faseillent au vent. Sur le chemin pierreux, insensible au paysage, Marthe halète d’être montée si vite. Il faut dire qu’au port, on annonçait un chalut. Descendu de son hors-bord à grande vitesse, l’américain a baragouiné dans un français pâteux, qu’un gros bateau de pêche aux couleurs de Bretagne se dirigeait par ici. Marthe n’a pas pris le temps de mette son fichu. Elle a fermé boutique et, en cheveux, est montée chez Jeanne.
Trois mois qu’on est sans nouvelle de “La Caroline”. Trois longs mois à se morfondre de l’automne finissant, à s’inquiéter du silence sans fin de la mer.
Marthe toque fermement chez Jeanne. Dès la nouvelle d’un éventuel retour de “la Caroline”, Jeanne invite Marthe à guetter avec elle. De la salle où flambe un bon feu de bois aux senteurs de genets, les fenêtres donnent vers la mer.
Les deux femmes, assises en vis à vis, épient l’horizon ondoyant, dans le silence. Chacune perdue dans ses souvenirs, n’ose exprimer cet espoir qui les tient droites sur leur chaise, raides du désir de revoir leur petit.
Yannick, parti mousse sur “la Caroline”, à peine quatorze ans, le dernier de Marthe. La mer, son ennemi intime, lui a déjà volée Pierre, son aîné, il y aura trois ans bientôt. Et Gaëtan, le père de ses enfants, il y a dix ans maintenant. Quelle idée aussi de n’avoir fait que des gars, qui tous ont voulus devenir marin, bien sûr. Il ne lui en restera plus que trois, si Yannick... Mais non, il ne faut pas penser à ça!
La Jeanne a bien plus de malheur, si on y songe. A peine mariée au gros Yves, capitaine de “La Fringante”, à peine enceinte de son Jean-Marie, que déjà veuve. Le Jean-Marie, on aurait pu penser qu’il s’en garderait bien d’être marin, après tout ça. Marthe s’interroge depuis toujours, sur cette attirance plus forte que la peur, qui pousse les Bretons à devenir marin. Pourtant ils savent bien que six mois au loin c’est dur, que ces six mois s’éternisent parfois quand la pêche est trop maigre, que la mer est vorace et rancunière. Qu’elle prend sa part, elle aussi; comme eux, qui lui extirpent les poissons des entrailles.
Pauvre Jeanne. Le Jean-Marie à peine pubère, est parti comme mousse aussi. Il a gravi les échelons et au dernier départ, il était capitaine sur “La Caroline”. Et promis à Gwenaëlle; une fille du bourg, rencontrée au bal l’an passé. Elle en a mouillé des mouchoirs la Gwénaëlle. Fille de la ville, pas préparée à la rudesse de la vie de femme de marin. Six mois de solitude, de peur, d’attente. Et au retour de l’homme, six mois pour se réapprendre, six mois de beuveries avec les copains d’équipage, de coups parfois. Et souvent, le futur mousse en route pour combler la solitude et l’angoisse des mois à venir.
Jeanne et Marthe, l’oeil sec, fixé sur l’horizon, n’osent pas bouger, prises dans les filets de l’attente. Il faudrait prévenir Gwénaëlle, pense Marthe, pour aussitôt se l’interdire. Mieux vaut la laisser dans l’ignorance et voir les éclats de joie briller dans les yeux de la promise quand......
Le crépuscule s’étale sur la mer, aveuglant doucement l’horizon de sinistres brumes opaques. De leur fenêtre, Marthe et Jeanne ne quittent plus des yeux cette noire immensité vide qu’est la mer. Le phare de la pointe du Brez saccade le temps de ses illuminations. Dans le lointain, rien ne bouge. Rien, ni personne.

[Ba]

Peut-être que " ennemi intime " méritait un e et "volée" gagnait à le perdre ?
J'ai suivi l'ouverture de la nouvelle avec intérêt, suivi ces femmes dans l'assez classique portrait de la Bretagne, joli tableau malgré l'attente angoissée des personnages.

[Invité]

Joli texte, l'ambiance d'attente, d'espoir et finalement de résignation est bien rendue.

J'ai relevé quelques erreurs :

A l’horizon, les voiles déployées d’un trois mâts, faséyent au vent.

un bon feu de bois aux senteurs de genêts,

"Chacune perdue dans ses souvenirs, n’ose exprimer cet espoir qui les tient droites sur leur chaise, raides du désir de revoir leur petit". Je trouve cette phrase bancale à cause de la tournure négative qui appellerait normalement un "Aucune des deux [...]n'ose exprimer...", mais ce n'est pas possible à cause du complément d'information qui suit "Chacune". Il faudrait peut-être reformuler, par exemple : "Chacune est perdue dans ses pensées. Aucune n'ose..."

La mer, son ennemi intime, lui a déjà volé Pierre,

[Halicante]

Sur la forme, j’ai relevé ceci : « … six mois de beuveries avec les copains d’équipage, de coups parfois. » : j’ai tendance à lire « des copains de coups », à cause de la juxtaposition – peut-être cela serait-il évité si tu tournais la phrase autrement (« … les copains d’équipage, qui étaient parfois violents. ») À moins que la tournure utilisée ne soit volontaire ?

Pour ce qui est du fond, j’ai beaucoup aimé cette évocation de la vie des marin bretons, j’ai trouvé le ton juste. Les images que tu utilises sont belles ( les femmes « prises dans les filets de l’attente », la mer « vorace et rancunière. ») J’ai aussi aimé la fin, qui nous laisse sur cette attente et nous la fait endurer avec ces femmes.

[mentor]

une écriture comme "locale", bien rendue
j'ai trouvée jolie l'expression "en cheveux", je ne connaissais pas
et je trouve que tout à la fin les mots "qu’est la mer" n'étaient pas forcément utiles
un beau texte, simple, attachant, à l'atmosphère dense

[bertrand-môgendre]

Est-ce la conjugaison de ce temps au présent, la présence de ce phare ouest clignotant ? Je reste sur la terre, sans faim, malgré l'encadrage de cette aquarelle trop classique à mon goût.
L'écriture, posée, ne gâche pas le plaisir de te lire.

[Sahkti]

Pas de bateau donc... pourtant on y croyait et on espérait comme ces femmes. Une déception qui provoque un soupir...

J'ai aimé ce texte, même si je lui trouve quelques défauts dans la narration.

Par exemple, quand tu évoques ces destins familiaux brisés, ces enfants qui deviennent marins, tu en fais un peu trop, c'est très descriptif et linéaire, sans véritable respiration ou relief. Je ne sais pas si c'est indispensable de raconter de la sorte pour faire passer la sensation de drame qui se joue, de mer meurtrière et de famille explosée; m'est avis que plus sobre serait sans doute plus efficace.

[Invité]

Ce matin, je me suis promenée dans le catalogue, en quête de plumes inconnues. J'ai découvert ce texte, qui correspond bien au thème du prochain exo "L'Attente".

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