Fichues fiches

[petit-doute]

Et tous les ans, ça recommence. Depuis quelle va à l’école élémentaire ; tous les ans invariablement. Maudite éducation nationale et son immuabilité.
Dès la rentrée, ils ressortent leur fichue petite fiche à remplir.
Nom :
Prénoms :
Date et lieu de naissance :
La première ligne est invariable ; quelque soit la matière et le sexe du professeur, quelque soit le papier officiel ou non.
Mais bon, c’est normal, elle est d’accord. Il faut bien avoir un moyen de distinguer chacun. Et le Monsieur et le Mademoiselle pompeux sont d’un autre siècle.
Donc :
Nom : Matelo
Prénoms : Suzanne
Un seul suffit ! Elle ne va quand même pas étaler les prénoms de toute l’ascendance. Qu’est ce que ça peut leur faire ?
Date et lieu de naissance…… voilà !
Ensuite les interrogations peuvent varier d’un prof à l’autre mais ça revient au même de toutes façons ; la fichue ligne croche-pied finit toujours par apparaître au détour de la fiche.
Celle là demande l’adresse. Comme si les quinze milles dossiers d’inscriptions, options et autres, ne comportaient pas déjà ces renseignements !
Mais non, la torture doit avoir lieu, la mise au ban, les regards torves, les ricanements débiles de ses « camarades » ; allons-y pour l’adresse…., le numéro de téléphone du domicile.
C’est là, juste là que ça va se corser, elle le sent venir……
Nom et prénom du père :
Profession :
Numéro de téléphone professionnel :
Nom et prénom de la mère :
Profession :
Numéro de téléphone professionnel :
Et voilà ! Elle remplie de son stylo lourd comme la pierre, ces lignes, ces instruments de torture offerts aux tortionnaires qui dorment encore en chacun de ses « camarades ».
Car ça ne loupe jamais. Elle connaît le déroulement par cœur depuis son entrée dans le système scolaire.
Les renseignements qui suivent sont de peu d’importance. Elle pourrait dès lors que ces lignes là sont remplies, écrire absolument n’importe quoi, aligner les lettres sans prétention d’en faire sens ; elle en est persuadée. Elle n’ose pas bien sûr….. Elle s’applique à continuer le remplissage de la fiche de présentation : sports pratiqués, auteurs favoris, hobbies, métiers envisagés, passions… Les demandes sont aussi aléatoires et inutiles que les réponses données.
Les quelques minutes accordées généreusement pour les dernières questions, un élève de chaque rangée est prié de ramasser les fiches, et « dans le silence s’il vous plait ».
Là encore, le scénario peut varier légèrement. Certains imposent immédiatement un exercice de « bilan des connaissances » qui prendra ce qui reste de l’heure, ou presque. Ceux-là font un tour d’horizon détaillant les premières lignes des fiches, les reliant d’un coup d’œil inquisiteur à chaque élève.
Nom, prénom, date et lieu de naissance. Nom du père, profession…… Nom de la mère, profession…..
Dans ce cas, elle, Suzanne, de plus en plus recroquevillée sur son siège, reste incapable devant sa feuille, d’aligner trois mots. Elle est en attente de ce qui va fatalement arriver.
D’autres préfèrent le dialogue immédiat, le partage instantané.
Là, elle se liquéfie. Impossible de rien entendre ; son esprit vagabonde cherchant désespérément une réponse qui mettrait définitivement fin au supplice. Mais bien sûr, il n’en existe pas. Elle le sait.
Aujourd’hui, 15 septembre 19….., jour de rentrée des premières du lycée M. d’une ville de la banlieue de Paris, le cycle reprend ces droits dès la rencontre avec le professeur principal : Mademoiselle Sauvât, enseignante de littérature et de langue française.
Nom : Matelo
Prénom : Suzanne
Age : 17 ans
Nom du père…… Suzanne, vous vous êtes trompée ? Vous avez écourté le nom de vos parents.
Suzanne se redresse, le torse droit, le regard fier, affrontant par avance les réactions de la classe.
-« non, Mademoiselle, il n’y a pas d’erreur »
-« mais enfin Suzanne, nom Matelo, nom du père et de la mère Matel, êtes vous sûre ? »
Et bien non, le « o » ne s’est pas envolé, le « o » n’a pas été pris d’une envie irrésistible de campagne, d’une crise de conscience l’amenant à déserter ; non, Mademoiselle pleine de tact qui allez être mon professeur toute l’année, ce malheureux « o » qui me distingue de cette famille qui n’est la mienne qu’à moitié, c’est celui que j’aimerai que vous avaliez afin qu’il reste coincé au fond de votre gorge à jamais et de celle de tous les imbéciles ambulants qui depuis mon enfance me font vivre cette honte de m’exposer aux yeux de la classe- d’abord étonnée, ensuite enchantée, enfin se délectant du plaisir de montrer du doigt et de rejeter la pestiférée- cette honte donc, de ne pas m’appeler du même nom que mes parents, à un petit « o » près, un « o » laissant toujours planer le doute, s’installer l’étiquette honteuse « enfant de divorcés ». Toutes les dénégations n’y feront rien, jamais…..
C’est ce à quoi elle pense, Suzanne, sans jamais le dire. Et comme chaque fois, elle répond poliment, rougissante, presque suppliante :
-« c’est bien ça, mon nom en « O » et celui de mes parents en « L », définitivement ».

[Invité]

Petit-doute, j'ai franchement l'impression d'être aussi idiote que les congénères de Suzanne parce que je n'ai pas saisi la chute... C'est une enfant adoptée ?
J'aimerais bien comprendre parce que j'ai trouvé le suspense très bien mené.

Sinon, j'ai repéré au passage : "elle remplit", j'aimerais, "s'il vous plaît".

[petit-doute]

non, pas adoptée sinon elle porterait le même nom que ses parents....
enfant de la mère veuve de son premier mari, dont le nom est proche à un O près de celui de son deuxième mari......

[Invité]

D'accord, mais est-on censé comprendre cela à partir du texte ? (je pose vraiment la question parce qu'il n'est pas impossible du tout que je passe à côté d'un indice évident).

[la chevre]

Je n'avais pas vraiment compris que la mère était veuve, je pensais juste qu'elle s'était remariée. C'est vrai que tout le texte on attend la chute et finalement elle est assez dure à comprendre et aurait dû être plus explicite pas trop car sinon le texte aurait perdu de son intérêt mais un peu plus (je sais ce que je demande est compliqué).

[boc21fr]

J'ai bien aimé ce texte...
On peut sans difficulté comprendre l'embaras et la souffrance de cette pauvre enfant/ado...

Le seul petit défaut réside évidément dans le fait que l'on ignore le pourquoi de ce O qui disparait...
Cela pourrait-être :
-Un remariage
-Un choix délibéré pour X ou Y raison (un C a par exemple disparu de mon nom de famille en 1950 lorsque mes grands-parents fuyant le fascisme en Italie ont décidé de le "franciser")
-Un programme de protection de témoins...
...
Il y a infiniement trop de possibilités pour que l'on puisse comprendre...

[petit-doute]

mais la phrase
"cette famille qui n’est la mienne qu’à moitié"
n'explique pas assez alors?
s'il y a remariage, il y a donc ou divorce (hors dans le texte il est dit que non), ou veuvage.... quoi d'autre?
et si une lettre est enlevée dans nom de famille, toute la famille change ....
non?
un programme de protection des témoins.... je n'y avais pas pensé à ça!!
mais même réponse..... toute la famille aurait changé de nom et porterait le même... enfin il me semble....

je n'ai certainement pas su être claire dans mon texte puisqu'apparement la même question se pose pour tous.....
peut être rajouter une date changerait la vision des choses d'ailleurs, car à l'heure actuelle les différents noms dans une même famille .... n'étonnent plus personne!
si j'avais noté
aujourd'hui 15 septembre 1970 est ce que ça vous aurait aidé?

[Invité]

Non je crois qu'il faut être plus explicite.
Parce "cette famille qui n'est la mienne qu'à moitié" peut être la simple expression au sens figuré, d'un rejet, d'une rebellion ; peut ne pas être (com)prise au sens littéral, comme tu l'entends.

[bertrand-môgendre]

Eh oui c'est là le problème : tu connais ton histoire, tu la construis autour de ce détail l'o de trop, et moi lecteur je tombe comme un poil frisé dans un gaspacho glacé.
Belle écriture qui mérite à mon avis aussi, une précision supplémentaire.

[mentor]

la phrase
"cette famille qui n’est la mienne qu’à moitié"
m'a suffi
et pourtant j'ai pas un QI de 150 ! :-)))
peu importent les détails, divorce, veuvage, ce qui compte c'est que les 2 noms diffèrent
je trouve ce texte très bien écrit, accrocheur, plaisant, et touchant
sympathique

[silene82]

Joli travail, la convergence générale du récit amenant la fin, tout à fait logique.
Que diantre cette pleurnicheuse ne met-elle un petit mot d'explication sur son fichu papelard?

[Invité]

Le texte ne fonctionne pas sur un point . Jusqu'au 3/4 du texte j'étais persuadé que cette fiche à remplir était celle de l'enseignant.
On ne maudit pas l'éducation nationale dès l'élémentaire, on ignore son existance.

[Sahkti]

Quelque chose ne marche pas à mes yeux dans cette histoire de nom.
La différence ne peut déjà se marquer que par rapport au nom du père, puisque si on demande de préciser le nom de la mère après celui du père, c'est sans doute pour avoir son nom de jeune fille. Donc l'enfant portera vraisemblablement un nom différent de celui de sa mère dans la majorité des cas (pas dans tous les cas, je sais).
Si son nom est différent de celui de son père, cela peut être dû à un divorce ou un veuvage, certes mais le coup du Matelo-Matel me semble trop gros. Pourquoi pas, je sais bien, mais c'est trop énorme et pas assez subtil pour que le texte fonctionne parfaitement.
Dommage parce que l'écriture est agréable.

[Plotine]

Bon sang c'est vrai ces foutues fiches qui ne servent qu'à mettre une étiquette sur les élèves !
Peu importe que, dans cette histoire, il s'agisse du nom de la belle-mère du cousin de la tante du grand-père, il y a juste un problème avec ces fiches et c'est ce qui est intéressant. Ça pourrait tout à fait être au sujet du lieu de naissance : "ah vous êtes née à Trifouillis-les-Oies ?" ou de la profession d'un des parents, peu importe. Le sujet c'est la balourdise des profs... leur manque de tact, voire leur bêtise !
Evidemment, tu aurais pu développer un peu avec les situations différentes suivant les années et la façon dont chaque prof fait la même gaffe.

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